Pour ce qu’il en est de ce qui s’est produit dans le nord-ouest de la Syrie, le dénominateur commun à tous les Syriens aujourd’hui est la confusion. Même ceux qui se réjouissent de ce qui se passe redoutent que la facilité avec laquelle de vastes zones ont été prises ne soit un trompe-l’oeil. Certains craignent que les conséquences de l’opération « Dissuasion de l’agression » ne se traduisent par une version syrienne de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ».
En quelques jours, Jabhat Tahrir al-Sham, en alliance avec d’autres factions syriennes, y compris celles qui se font appeler l’Armée nationale syrienne, a pu prendre le contrôle total de la province d’Idlib et de la majeure partie de la province d’Alep sans véritable bataille, et à un rythme de progression remarquable (contrôle d’environ 800 kilomètres carrés en trois jours), si bien que certains ont assimilé cela à une opération de passation de pouvoir.
Les forces du régime semblent s’être effondrées d’une manière qui a surpris les assaillants, et la rumeur veut qu’elles se soient retirées sur ordre. Si cela se vérifie, cela suggérerait un consensus turco-russe à l’opposé de ce qui s’est passé fin 2016, lorsque les forces de l’opposition se sont effondrées sous les frappes aériennes russes et que le régime Assad et ses soutiens ont avancé pour prendre Alep. Si c’est le cas, la Syrie se dirige très probablement vers une forme de partition, dans laquelle ce qui unit les différentes entités s’apparente à la relation entre Bagdad et Erbil en Irak. L’objectif de ces rumeurs pourrait être de dissimuler l’effondrement et de présenter la désintégration des forces du régime et leur évacuation de leurs positions comme une tactique militaire contrôlée et disciplinée, dans le but de rassurer l’opinion « publique » et les partisans du régime tout en étouffant les rébellions qui pourraient être suscitées par les scènes d’effondrement des forces du régime.
Ces développements récents et soudains ont fait naître des sentiments contradictoires parmi les Syriens, entre les réactions de bienvenue et de joie de certains et la peur et le mécontentement d’autres. Dans les deux cas, ces sentiments contradictoires ne portent pas sur des choix politiques sur lesquels les Syriens seraient en désaccord, ni sur le succès ou la défaite d’orientations politiques et d’un ensemble de valeurs générales que les Syrien.ne.s souhaiteraient ou non comme modèle pour gouverner leur pays. Le principe de la victoire et de la force a été le seul moteur du conflit syrien depuis que le régime Assad a pris la décision d’ « anéantir » la révolution en s’appuyant sur la force comme seule solution, sans respecter aucune valeur politique ou humanitaire, et sans hésiter à générer, investir et puiser de l’énergie dans le fanatisme communautaire et confessionnel, ethnique et nationaliste pour renforcer sa fermeture à toute forme de justice possible. Il a réussi à anéantir la révolution en suscitant une lutte de pouvoir à caractère totalitaire, dénuée de tout fondement politique et national, appuyée sur des forces extérieures ; et il combat non seulement les autres forces mais aussi à leur environnement social, lequel se définit sur une base communautaire/confessionnelle ou ethnique/natonale.
Certain.e.s Syrien.ne.s sont directement affectés par ces développements en raison de leur situation géographique, notamment les habitant.e.s des zones où s’opère le changement de contrôle, qu’ils ou elles y résident ou qu’ils ou elles soient déplacé.e.s vers des camps de réfugié.e.s, ou bien encore parce qu’il s’agit d’habitant.e.s de ces zones qui ont cherché refuge à l’extérieur de la Syrie. L’attitude de ces personnes a des effets matériels immédiats sur leur vie qui dépendent de la position des forces en conflit à leur égard. Au fur et à mesure que les gens retournent dans leurs zones et quartiers qui ont été repris par les factions soutenues par la Turquie, d’autres seront déplacés par crainte de représailles ou de se voir imposer certains modes de vie et de comportement par exemple. Alors que les portes des prisons s’ouvrent et que des personnes victimes d’oppression sont libérées (ce qui réjouit le cœur), ces portes se refermeront sur de nouvelles personnes victimes d’oppression (ce qui ne le réjouit pas), car ce qui a toujours prévalu en Syrie, c’est que c’est la force qui contrôle la politique et non l’inverse, ou plutôt, que la force est la politique elle-même, sans aucune faille, et aucun camp ne diffère d’un autre à cet égard.
Il y a une deuxième ligne de démarcation qui est la ligne confessionnelle/communautaire. Après une période de transition assez longue, les forces qui font face au régime Assad se sont stabilisées comme des variantes de l’islam politique. Non pas parce qu’elles sont entièrement composées de musulmans sunnites (ce qui est un fait), mais parce qu’elles se perçoivent et perçoivent les autres à partir de cette vision islamiste sunnite, avec divers degrés de discrimination négative à l’égard des non sunnites, allant du takfirisme à la tolérance. Dans les deux cas, toute personne qui n’est pas musulmane sunnite est, aux yeux de ces forces, considérée comme étrangère, quand bien même elle se trouve dans son propre pays, c’est-à-dire qu’elle est perçue comme étrangère et que la seule chose à laquelle elle peut prétendre est d’être tolérée.
Ce paradoxe, selon lequel un musulman sunnite non syrien a plus de droits en Syrie qu’un musulman non syrien, n’est pas nouveau dans l’islam politique. Ainsi, l’écrasante majorité des musulmans non sunnites, et les alaouites en particulier, ne se réjouiront pas des avancées militaires réalisées aujourd’hui par les factions de l’opposition syrienne ; au contraire, ils accueillent cette nouvelle avec beaucoup de crainte et d’inquiétude.
La troisième ligne de discrimination est de nature nationale et ethnique et concerne principalement les Kurdes syriens. L’islam politique, par sa nature même, transcende le nationalisme, il est donc une option indésirable pour qui lutte pour la réalisation de ses droits nationaux. De ce fait, l’affiliation musulmane sunnite de la majorité des Kurdes syriens ne constitue pas un lien entre eux et l’islam politique sunnite. Les Kurdes ont vu leurs revendications nationales ignorées dans les premières instances de représentation de l’opposition syrienne, qui étaient dominées par les islamistes. En outre, tout au long du conflit syrien, des tensions, des hostilités et des accusations ont opposé d’importants courants kurdes à des groupes politiques islamistes. Les groupes kurdes qui contrôlent certains quartiers d’Alep n’étaient pas bien disposés à l’égard des assaillants et peut-être se sentaient-ils plus proches des forces du régime d’Assad.
La quatrième ligne de discrimination est de nature politique, elle est en fait la ligne la plus fragile et la plus exposée, car ceux et celles qui transgressent les affiliations forcées pour promouvoir l’unification au plan du pays dans son ensemble autour d’objectifs politiques définis en communs restent dépourvus d’une force militaire qui pourrait s’imposer sur le terrain ; ils et elles restent les victimes et la chair qui alimente les prisons, il n’y a pas là de différence, quelle que soient les forces qui en contrôlent les portes. Et pourtant, ce sont ces individu.e.s qui sont les principaux garant.e.s de la survie d’une Syrie unie, démocratique et saine, quelle que soit la diversité de leurs sensibilités politiques.
La garantie la plus importante pour la bonne santé de la vie politique dans un pays, c’est que les valeurs politiques et morales générales soient placées au-dessus des affiliations restrictives et forcées des citoyen.ne.s du pays, et que ces valeurs deviennent un point de référence stable dans la conscience publique, sans quoi même les institutions démocratiques ne sont pas d’une grande utilité. Cela illustre à quel point les forces qui agissent sur le terrain aujourd’hui sont en train de déchirer le seul tissu qui pourrait permettre à une Syrie en bonne santé de rester unie. Cela montre à quel point il importe de protéger la conscience publique de la contamination engendrée par le fanatisme de ces forces, et à quel point il est facile d’accepter le piétinement des valeurs fondamentales telles que la protection de la vie et de la dignité des personnes, quelle qu’en soit la raison.
Pour que les récents développements ouvrent la voie à une évolution politique bénéfique pour les Syrien.ne.s, le respect des valeurs humaines et de solidarité nationale doit primer sur tout ce qui relève de petits calculs politiques, sans la moindre compromission. Seul un large rassemblement des Syrien.n.es autour de ces valeurs peut empêcher les fanatiques de tout poil de déchirer le pays.
Rateb Shabo