Mais un premier acquis est là. La peur s’est évanouie, même si des inquiétudes demeurent quant à l’avenir.
La révolution syrienne a été une des composantes d’un plus vaste mouvement populaire démocratique englobant les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord jusqu’au Soudan. L’aspiration à la liberté, à la dignité et à l’égalité qui a mobilisé des millions d’hommes et de femmes a fini par être brisée et dévoyée.
Certains ont prédit aussitôt que la dictature d’Assad ne manquerait pas d’être remplacée par une autre dictature. La théorie « marxiste » qui n’a que cela à proposer ne vaut rien. Cela relève d’un fatalisme désabusé d’autant plus malvenu qu’il est prodigué de loin, dans des conditions infiniment plus confortables que celles de la Syrie. Or les femmes et les hommes qui se sont impliqués depuis des années dans la lutte contre la dictature et pour une société démocratique ne peuvent pas s’offrir le luxe d’être fatalistes. Ils et elles sont bien placés pour savoir quelles forces constituent un danger et vont s’opposer à l’instauration possible d’une société démocratique, respectueuse de toutes les différences, garantissant à tout le monde l’accès à l’éducation, à la santé, à la culture, bref à une vie meilleure.
Ces forces hostiles sont faciles à identifier. Les grandes puissances impérialistes qui ont contribué efficacement au sabotage du « printemps arabe » chercheront à empêcher la population de se relever, à la fois par des interventions militaires directes ou indirectes et par des propositions malhonnêtes de « reconstruire » la Syrie en exploitant la population et en imposant des prêts ruinant encore plus le pays. Les prémices d’interventions guerrières sont déjà à l’œuvre. L’État israélien a célébré cyniquement la chute de Bachar-al-Assad en s’emparant d’une partie supplémentaire du territoire syrien et en se livrant à de multiples bombardements de sites militaires ou de dépôts d’armement. Bombarder ultérieurement des populations civiles ne gênerait aucunement Nétanyahou. Partant du mantra, « Israël a le droit de se défendre », cela aboutit à se donner le droit d’annexer, de bombarder et de massacrer qui on veut. Le caractère barbare et contre-révolutionnaire de l’État israélien dans la région ne va pas s’atténuer, d’autant plus qu’il continuera à jouir du soutien sans faille des États-Unis.
La Turquie de Erdogan, membre de l’OTAN, ne sera pas en reste. Elle occupe une partie du nord de la Syrie et soutient des milices armées combattant les Kurdes. « L’État islamique », ou Daech, garde une implantation au centre de la Syrie et va tenter de recruter de nouveaux jeunes sans perspectives dans un contexte économique dégradé. Le Hezbollah, qui avait soutenu militairement la dictature de Assad et combattu les révolutionnaires démocrates, est momentanément très affaibli, mais cherchera dès que possible à offrir à nouveau ses services contre-révolutionnaires à l’Iran.
Si les forces réactionnaires à l’extérieur comme à l’intérieur de la Syrie l’emportaient, on aurait à terme, non pas une dictature identique à celle de Assad, mais probablement une situation de chaos, une balkanisation de la Syrie, où des « seigneurs de la guerre » se constitueraient à nouveaux des fiefs régionaux et s’affronteraient pour tenter en vain d’être hégémoniques. Cette perspective sombre, qui est celle qui a prévalu au Soudan après le mouvement victorieux de renversement de la dictature, n’est aucunement inéluctable. La population sur place a beaucoup souffert mais aussi beaucoup appris. De même que les millions de Syriens qui ont été contraints à l’exil.
Le délabrement de l’économie et la destruction des habitations et des infrastructures constituent un défi majeur. Des mesures vigoureuses d’expropriation des riches, de mise à disposition des capitaux pour des services publics et pour aider la collectivité à se relever de ses blessures s’imposeraient. Il est souhaitable que nombre d’activistes syriens s’emparent de ce dossier et ne comptent pas sur le parrainage intéressé des grandes puissances.
C’est bien plutôt sur la solidarité internationale de tous les syndicats et de toutes les organisations de gauche et d’extrême gauche que la population syrienne devrait compter. Elle a fait manifestement défaut depuis 2011, à quelques rares exceptions près. Elle s’impose pourtant. Sinon, les réseaux internationaux de propagande et de recrutement islamistes sauront, eux, proposer leurs services, et faire payer cher à tout le monde notre indifférence et notre défection, sous forme notamment d’attentats aveugles.
Nous aussi, nous devrions avoir appris quelque chose depuis 2011, à défaut d’avoir été à la hauteur. Il est temps plus que jamais de donner un contenu concret à ce beau slogan de Via Campesina : « Mondialisons l’espoir ! Mondialisons les luttes ! ».
COURAGE ET INVENTIVITÉ DES PARTICIPANTS AU SOULÈVEMENT
Depuis le début du soulèvement au printemps 2011 jusqu’à aujourd’hui, tout ce qui s’est passé en Syrie a été extrêmement documenté par des reportages, des vidéos, des ouvrages académiques, des romans et des interviews d’acteurs et d’actrices de cette révolution. Il y aurait au bas mot une douzaine de livres à lire pour être bien informé et, par ricochet, avoir une vaste matière à réflexion sur le monde dans lequel nous vivons depuis treize ans.
Pour se faire une idée du courage et de l’inventivité des participants au soulèvement, il faut lire certains témoignages impressionnants comme celui de Majd al-Dik, « À l’est de Damas, au bout du monde, témoignage d’un révolutionnaire syrien » (éd Don Quichotte, 2016). Sur le site de la revue Vacarme (aujourd’hui arrêtée), se trouvent des entretiens dans le numéro 79 du printemps 2017 sur l’activité concrète des conseils locaux, notamment à Darraya au sud de Damas, où des soins médicaux, des activités éducatives, le sauvetage d’une bibliothèque, se poursuivaient dans les zones assiégées sous les bombardements intensifs du régime.
« Syrie, le martyre d’une révolution » (Syllepse, 2022, 320 pages, 20 euros) de Joseph Daher offre une analyse marxiste très sérieuse et détaillée du régime de la famille Assad, de la société syrienne et de son économie, des organisations en présence, du jeu des puissances impliquées et des faiblesses et divisions du mouvement initial contre la dictature.
On lira également avec intérêt l’interview récente de Joseph Daher sur la chute de la dictature par la revue « Tempest », reproduite par Inprecor [1].
« Syrie, le pays brûlé, Le livre noir des Assad (1970-2021) » (Seuil, 2022, 846 pages, 35 euros) est un ouvrage collectif profondément honnête, une somme remarquable de documents, d’analyses précises, de témoignages, de poèmes et d’extraits de romans.
À quoi il faut ajouter l’important site d’archives créé par Sana Yazigi et intitulé la « Mémoire créative de la révolution syrienne » : https://creativememory.org/
Qui pourrait prétendre qu’on ne savait pas ?
LE RÔLE DES FEMMES DANS LA RÉVOLUTION SYRIENNE
Nous l’évoquions déjà dans la dernière lettre à propos du mouvement « Femme ! Vie ! Liberté ! » en Iran, les femmes dans de nombreux pays et tout particulièrement en Syrie ont entamé une lutte opiniâtre pour s’émanciper et émanciper toute la société.
S’il ne fallait lire qu’un seul livre sur ce qui s’est passé en Syrie et sur ce qu’ont vécu des femmes dans différentes villes en Syrie, ce serait le recueil d’entretiens réalisés par la romancière et journaliste Samar Yazbek, « 19 femmes, Les Syriennes racontent » (Pocket, 2019, 394 pages, avec une postface de Catherine Coquio). C’est un livre bouleversant, qui hante et révolte le lecteur durablement. À l’exception d’une militante de 77 ans au moment du témoignage, ce sont des femmes de diverses conditions sociales et entre 20 ans et 50 ans qui se sont révélées à elles-mêmes dans le feu des événements.
Selon leur sensibilité, leurs compétences et les opportunités du moment, elles se sont engagées au quotidien dans tous les domaines. L’une d’elles qui a réalisé des courts-métrages résume ce qu’elles ont en commun : « Ces femmes se sont rebellées sur plusieurs fronts : contre le régime, contre la société, contre la religion et les traditions, contre Daech et les groupes armés islamistes de l’opposition. » (p. 339). L’une d’elles est profondément croyante et porte le voile, mais elle déclare : « Cela ne m’empêche pas de croire en la science et de vouloir une Syrie unie et démocratique. » (p. 294).
Une autre jeune femme, croyante et pratiquante, qui vivait à Douma, témoigne d’une situation infernale : « Nous étions assiégés et pilonnés par le régime et les Russes, et de surcroît nous étions harcelées par les factions armées de l’opposition et par notre entourage. » (p. 367). Les femmes assuraient jour et nuit l’éducation des enfants dans les écoles, beaucoup moins rémunérées que les hommes et ne faisant que de la figuration dans les conseils locaux.
Samar Yazbek a elle-même témoigné du rôle admirable de certaines femmes dans son livre « Les portes du néant » (Stock, 2016, 290 pages, préface de Christophe Boltanski). C’est aussi un livre de colère ô combien justifiée : « Qui étaient les bailleurs de fonds de l’État islamique et du Front al-Nostra ? Qui assassinait les commandants de l’Armée syrienne libre ? Les journalistes et les militants politiques ? Qui a volé la révolution pour en faire une guerre religieuse ? » (p. 279). Elle pointe l’obscénité de la machine médiatique qui nous fait consommer des images de la barbarie « qui font de nous des monstres froids. » « Nous consommons les informations puis nous les jetons à la poubelle. » (p. 283).
Aujourd’hui, les femmes et les hommes épris de liberté ont enfin la possibilité de sortir de ce statut médiatique de « victimes utiles » pour les grands médias, et de « pantins dans une guerre par procuration » (p. 283).
COMPLICITÉS MULTIPLES
La chute de la dictature syrienne a été saluée d’autant plus bruyamment par certains politiciens en France qu’ils et elles ont fait preuve de complaisance à son égard depuis de longues années. Les gouvernants français et quelques grandes entreprises françaises se sont signalés pendant tout le règne de la famille Assad par leur grande sollicitude. Chirac était dans les meilleurs termes avec le père de Bachar, Hafez al-Assad, bourreau impitoyable à qui il a remis la Légion d’honneur. Sarkozy ne pouvait pas faire moins à l’égard de Bachar al-Assad, invité en 2008 à recevoir la Légion d’honneur et à assister au défilé du 14 juillet. Elles sont belles « les valeurs de la République » de « la France des Lumières » !
Il n’y a rien d’étonnant à ce que Marine Le Pen et Thierry Mariani aient été dans les meilleurs termes avec le dictateur syrien, de même qu’avec Vladimir Poutine. Il est improbable que des électeurs du Rassemblement national leur demandent des comptes sur ces accointances honteuses.
Sera-ce le cas pour les militants et électeurs de la France insoumise à propos de l’attitude acritique de Jean-Luc Mélenchon à l’égard de Bachar al-Asssad et de son allié Poutine ? En 2016, au cours d’une émission sur France 2, Mélenchon « félicite » Poutine pour son action en Syrie. En 2018, il a repris les éléments narratifs du régime syrien, parlant des « Daech de la Ghouta » alors que les djhadistes n’étaient pas présents pendant que la population de la Ghouta se faisait bombarder.
Mélenchon et tous ceux qui ont cautionné l’intervention de la Russie aux côtés de Damas ont donné le ton. L’opposition populaire laïque et démocratique, luttant désespérément à la fois contre le régime de Bachar al-Assad et contre les diverses bandes armées djihadistes, a été niée, abandonnée, trahie par de prétendus leaders de gauche. À bon entendeur, salut.
José Chatroussat