Un peu d’histoire est nécessaire pour comprendre. Le GIEC (qui s’occupe du climat) a été créé à l’ONU en 1988. C’est un organisme hybride rassemblant des scientifiques et des Etats (195, presque tous, seuls 2 manquent à l’appel). Ce fonctionnement a été décidé sous pression d’un certain Donald Reagan et d’une certaine Margaret Thatcher, opposée au fait que le GIEC soit une agence de l’ONU, car ils craignaient que celui-ci soit trop indépendant et trop militant…
Ainsi, les scientifiques font des rapports et le « Résumé pour les décideurs » doit être adopté par les Etats, autant dire très contrôlé !
L’IPBES reprend ce mode de fonctionnement. Il a été créé beaucoup plus tard (on constate ici que la biodiversité est la dernière roue du carrosse planète), en 2012 et est composé de 147 Etats (donc 25% manquent à l’appel et sont enregistrés à l’IPBES comme « Observateurs »).
Son premier rapport (faisant le bilan de l’importance de la crise de la biodiversité) date de 2019. En 2022, un rapport explore les causes de cet effondrement.
Plus remarquable est la parution (très confidentielle !) d’un « Rapport d’atelier » commun entre le GIEC et l’IPBES en 2021. L’avertissement en tête de ce rapport indique que « Le coparrainage du GIEC et de l’IPBES ne signifie pas que ceux-ci certifient ou approuvent ce compte-rendu et les recommandations et conclusions qu’il contient. Les documents présentés à l’Atelier/Réunion d’Experts et le compte-rendu de ces travaux n’ont pas été soumis à l’examen du GIEC et de l’IPBES. »
En langage pour tout le monde, cela veut dire que les scientifiques sont passés outre du contrôle des Etats pour alerter sur la nécessité de prendre en compte à même niveau la crise climatique et la crise de la biodiversité. Ne cherchez pas ce rapport en français sur les sites officiels du ministère de l’Ecologie ni de l’IPBES ni du GIEC. Il n’a été traduit en français que par des ONG…
Les deux nouveaux rapports publiés respectivement les 17 et 18 décembre 2024 lors de la 11ème session de l’IPBES à Windhoec, la capitale de la Namibie) sont les suivants :
- Un rapport dit « Nexus » (il faudra s’habituer à ce mot peu usité qui signifie « une connexion, généralement là où de multiples éléments se rencontrent ») qui analyse donc les 5 éléments qu’il convient d’aborder conjointement et à même niveau pour résoudre la crise mondiale : la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le climat. En bref, une action est négative si elle est positive pour un des éléments et négative pour les autres.
- Un rapport dit « Changements transformateurs » qui explore les actions ayant un potentiel transformateur de la société humaine.
Résumons nous : 147 Etats, 165 scientifiques, 850 visons favorables au changement avec près de 400 exemples, pour 186 scénarios en 6 archétypes, présentant 70 options de réponse dans 10 grandes catégories d’actions incluant 5 stratégies…
On a le tournis…Rassurons nous : le tournis est un « vertige positionnel paroxystique bénin ». Ouf !
Bref, vous avez compris un véritable catalogue de bonnes intentions sans qu’à aucun moment on ait la moindre idée de comment elles pourraient s’appliquer…
Reste que les propositions et les intentions sont écrites et ne sont pas inintéressantes. Quelques exemples :
- « La gouvernance mondiale est incohérente ».
- On ne pense que par « les rendements financiers à court terme ».
- Il faut remettre en cause le principe « business as usual », c’est-à-dire faire comme si de rien n’était.
- Si on agit en positif pour l’alimentation par l’intensification agricole et la chimie, cela s’oppose au maintien de la biodiversité, à la ressource en eau et au climat.
- Si on agit pour le climat en produisant de l’énergie « décarbonnée » à tout prix, cela s’oppose au maintien de la biodiversité, à l’alimentation par mise en concurrence des terres.
- Il faut des « changements profonds et fondamentaux dans la façon dont les individus perçoivent et interagissent avec le monde naturel ».
- Il faut « enrayer et inverser la perte de biodiversité et empêcher le déclenchement du déclin potentiellement irréversible et l’effondrement prévu des fonctionnements clés des écosystèmes ».
- Il y a une « concentration inéquitable du pouvoir et de la richesse ».
- Il faut prendre en compte 4 principes : « Equité et justice, pluralisme et inclusion, relations humanité/nature respectueuses et réciproques, apprentissage et actions adaptatifs ».
- S’opposent à ces principes les « actions et ressources du lobbying des groupes d’intérêts ou de la corruption ».
- Il faut « répondre à 5 défis : domination sut la nature et les personnes en particulier celles apparues et propagées à l’époque coloniale, inégalités économiques et politiques, politiques des gouvernements, modes de consommation et de production collectifs et individuels, accès limité aux technologies propres et aux systèmes de connaissances ».
- Il est nécessaire de « valoriser les systèmes de connaissance autochtone et locale, philosophie, éthiques de soins et de réciprocité, valeurs et pratiques ».
- Le changement apporterait « 2000 milliards de dollars d’opportunité tandis que l’inaction coûterait 4000 milliards de dollars ».
- Les rapports notent 2802 mobilisations sociales et environnementales entre 1992 et 2002, mais constate que dans le même temps plus de 2000 défenseurs de l’environnement ont été assassinés. La conclusion donnée est : « Les efforts déployés par les gouvernements pour protéger, soutenir et encourager le travail des défenseurs de l’environnement peuvent faire la différence ». Les blessés de Sainte-Soline et les inculpés pour terrorisme d’une action contre Lafarge dans l’Eure apprécieront…
En bref, est-ce que les gouvernements s’orientent de quelque manière que ce soit dans le « changement transformateur » demandé, qui, s’il s’appliquait reviendrait à sortir du capitalisme et à créer une société égalitaire et sobre ?
Poser la question, c’est déjà y répondre !
On constate ainsi que dans ces deux rapports s’opposent de fait des visions contradictoires : des scientifiques qui se radicalisent et veulent poser les questions qui fâchent, d’autres scientifiques qui croient (naïvement ?) qu’avec le pouvoir de leurs connaissances ils vont faire prendre conscience aux classes dominantes qu’elles nous entrainent dans le mur et des représentants des Etats (donc des classes dominantes) qui valident le discours avec la ferme intention de ne jamais l’appliquer pour faire croire à leurs populations qu’ils agissent.
Dans le registre de la naïveté (réelle ou feinte selon les cas), on notera :
- La LPO appelle « les dirigeants à intégrer ces constats dans les politiques publiques, les entreprises à adopter des pratiques responsables, les citoyens à s’engager dans des initiatives locales » tout en prenant acte des « échecs des COP 29 climat et 16 biodiversité ».
- Le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) note que « entre scientifiques et politiques, le dialogue est ouvert ». Avec Poutine, Macron et Trump, c’est juste que le dialogue est…viril !
- La FRB (Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité) note que « une politisation croissante des débats et la crispation sur des lignes rouges politiques a pu affaiblir les résumés pour décideurs », mais que toutefois on va « vers un consensus mondial pour transformer l’économie ». A savoir : la FRB est une émanation du Ministère de l’Ecologie, qui inclut des organismes publics, mais aussi…une certaine entreprise privée, LVMH, qui, sur son site se présente comme le « leader mondial du luxe ». Sur la partie « concentration inéquitable du pouvoir et de la richesse », ça commence mal !
C’est le royaume des bisounours (version naïve) pour les uns, de l’hypocrisie cynique pour les autres.
Alors que penser de tout cela ?
Et bien certainement utiliser les constats scientifiques pour renforcer les luttes locales, convaincre les citoyens et agir pour renverser tous ces gouvernements pour pouvoir enfin « transformer le monde » !
Frédéric Malvaud