Une mobilisation née d’une tragédie
La tragédie du 1er novembre — l’effondrement d’un auvent en béton à la gare de Novi Sad [1] qui a coûté la vie à 15 personnes — a déclenché une vague de protestations sans précédent. Cette catastrophe est devenue le symbole d’une déliquescence institutionnelle dans un pays où les scandales majeurs restent souvent impunis.
Les étudiants, premiers à se mobiliser, ont rapidement fait cause commune avec les militants écologistes et agricoles, notamment dans leur opposition au controversé projet minier de lithium de Jadar. Cette convergence a créé ce que les analystes décrivent comme une alliance sans précédent entre étudiants urbains et militants ruraux.
« Ruke su vam krvave » (Vos mains sont ensanglantées) – message déployé sur la fontaine de la place Slavija, devenu symbole du mouvement
Le lithium, enjeu européen et pierre d’achoppement nationale
Au cœur des protestations se trouve le projet controversé d’exploitation du lithium dans la vallée de Jadar, porté par le géant minier Rio Tinto. Ce projet représente le plus grand gisement de lithium découvert en Europe, un minerai essentiel pour la transition écologique européenne et la fabrication de batteries électriques.
Initialement suspendu en 2022 après des manifestations massives, le projet Rio Tinto, representant un investissement de 2,4 milliards €, a été elancé en 2023 par un protocole d’accord secret entre le président serbe Aleksandar Vučić et le vice-président de la Commission européenne Maroš Šefčovič.
« Ce qui a commencé comme une lutte environnementale locale est devenu un combat pour notre souveraineté face aux intérêts étrangers » - Zlatko Kokanović, leader du mouvement Ne damo Jadar (Nous ne cédons pas Jadar)
L’implication européenne s’intensifie
L’accord avec Rio Tinto s’inscrit dans une stratégie plus large de l’UE visant à sécuriser son approvisionnement en lithium face à la Chine. Le fabricant slovaque de batteries InoBat a récemment signé un accord pour construire une usine dans la ville serbe de Cuprija, soutenu par 419 millions d’euros de subventions gouvernementales. Cette convergence entre intérêts industriels européens et exploitation minière controversée illustre les tensions croissantes autour de la transition écologique.
Université et société civile : une convergence des luttes
Les manifestations contestent également les projets de réforme de l’enseignement supérieur que les critiques assimilent à une privatisation déguisée. L’analyste Stefan Aleksić explique :
« Après avoir démantelé notre industrie développée pour permettre au capital étranger d’installer des ateliers de misère, nous allons maintenant démanteler nos institutions éducatives. L’université deviendra une nouvelle zone franche d’investissement. »
Plus d’une centaine de doctorants de l’Université de Belgrade ont publié une déclaration soulignant le rôle historique de leur institution dans « la défense du savoir, de la pensée critique et de l’intégrité académique ». Ils affirment que « la pensée critique implique non seulement l’examen des connaissances scientifiques mais aussi l’analyse de la société à laquelle nous appartenons. »
Le rassemblement historique de dimanche
La manifestation a débuté à 16 heures sur la place Slavija, les cortèges étudiants convergeant de quatre directions principales. Faisant écho aux protestations anti-nationalistes de 1996/97 [2], les étudiants portaient des banderoles proclamant « Belgrade est à nouveau monde » — un rejet explicite de la politique isolationniste — aux côtés de messages comme « La corruption tue » et « L’État est la propriété des enfants », ce dernier répondant à l’affirmation d’un député du parti au pouvoir selon laquelle « les mineurs sont la propriété de l’État. »
Un moment particulièrement puissant est survenu à 16h30, lorsque la foule immense a observé quinze minutes de silence en mémoire des victimes de Novi Sad, les manifestants levant leurs téléphones portables comme des bougies dans ce qui fut qualifié de « silence assourdissant ».
L’alliance étudiants-agriculteurs mise à l’épreuve
La tentative du militant agricole Zlatko Kokanović de conduire un tracteur jusqu’à la manifestation — rappelant le bulldozer symbolique du 5 octobre 2000 — a conduit à son arrestation avec Nebojša Petković, autre figure du mouvement Ne damo Jadar. Le tracteur, remorqué par la police, est devenu un nouveau symbole de la résistance.
« Quand les agriculteurs ont exprimé leur soutien aux étudiants qui bloquaient les facultés, le gouvernement a tenté de nous faire taire avec des interdictions d’exploitation de cinq ans. Mais ils ont sous-estimé à quel point leur attaque contre l’éducation et leur politique environnementale ont uni la Serbie urbaine et rurale. » - Nebojša Petković
Résistance des médias et mobilisation continue
Alors que les manifestants passaient devant le bâtiment de Radio Television Serbia (RTS) [3], plusieurs employés ont publié une lettre ouverte se désolidarisant du silence de leur employeur sur les manifestations. Cette dissidence interne marque une fissure importante dans le contrôle étatique des médias.
La prochaine manifestation est prévue pour le mercredi 25 décembre, entre 11h52 et 12h07, à l’intersection des rues Nemanjina et Kneza Miloša [4]. Les manifestants prévoient de marcher jusqu’au Bureau du Procureur suprême pour exiger une action de la Procureure générale Zagorka Dolovac.
Perspectives d’avenir
Le rassemblement de dimanche — deux fois plus important que les récentes manifestations environnementales contre Rio Tinto et que tout rassemblement pro-gouvernemental — soulève la question des prochaines étapes. Si certains appellent à un rapprochement avec l’opposition parlementaire, de nombreux manifestants se méfient tant de l’opposition de centre-gauche que de centre-droit. D’autres préconisent une grève générale, bien que les syndicats restent notablement silencieux.
Les organisateurs étudiants demeurent déterminés, déclarant sur leur compte Instagram « Étudiants en blocus » : « Restez avec nous - nous ne faisons que commencer ! » Ils ont salué les manifestants pour leur non-violence et leur solidarité, ajoutant « Merci d’avoir veillé sur nous, nous veillerons sur vous aussi ! »
Une chose est claire : la Serbie fait face à son plus important mouvement citoyen depuis 2000, un mouvement qui réussit singulièrement à jeter des ponts entre les fractures urbaines-rurales tout en contestant à la fois la corruption intérieure et les pressions économiques internationales. Reste à voir si cela se traduira par un changement politique concret, mais la manifestation de dimanche a marqué une nette escalade tant dans l’ampleur que dans l’étendue sociale d’un mouvement qui a déjà atteint des proportions historiques.
Mark Johnson sur la base des dépeches de Mašina