La crise politique canadienne ne fait que commencer. L’alliance Libéral-NPD était chambranlante depuis longtemps face à la nette dominance des Conservateurs dans les sondages. Le NPD, percevant que cette alliance l’entraînait dans les bas-fonds électoraux, l’a rompu formellement pour mieux la préserver à la pièce dans l’attente de bons sondages résultant de sa nouvelle tactique… mais les récents rebondissements précipitent la rupture. Puis vint la victoire de Trump qui ébranla les gouvernements du Canada jusqu’au tréfonds tout en créant l’illusion que la parenté idéologique Conservateur-Républicain amoindrirait le mal. Puis en rajouta le coup de massue de la menace de hausse des tarifs de 25% pour les deux partenaires de l’ACEUM accompagné de l’humour noir du cinquante-et-unième état pour tourner le fer dans la plaie. Le coup fourré de la ministre des Finances précipite les évènements. Le remaniement ministériel n’est que cosmétique. Il faut s’attendre à une élection au plus tard ce printemps.
La menace-choc qui divise d’une abrupte hausse de 25% des tarifs douaniers
L’affaire est loin d’être banale. En 2023, le Canada exportait en produits aux ÉU près de 20% de son PIB sans compter ses exportations de services ce qui donne en tout près du quart de son PIB, rien de moins. Pour les quatre grandes provinces canadiennes, leurs exportations de produits, sans les services, aux ÉU par rapport à leur PIB comptaient respectivement pour 35% (Alberta), 18% (Ontario),15% (Québec) mais seulement 7% pour la Colombie britannique qui exporte beaucoup en Asie dont la quasi-totalité de son charbon, son principal produit exporté, et dans les prochaines années ce sera son gaz naturel liquéfié aux dépends des nations autochtones. Comme vis-à-vis la plupart des pays du monde, les ÉU ont un important déficit de leur balance des paiements vis-à-vis le Canada. Ce déficit systémique dû à la puissance de leur dollar, monnaie mondiale, sert à Trump de fouet disciplinaire.
La division des provinces sur fond d’un gouvernement fédéral en crise est le point de départ de ce qui sera un déboulement dans l’inconnu et qui peut aller très loin. Sous prétexte de contrôler le « dog-whistle » fentanyl, tout le monde est d’accord pour militariser les frontières aux dépends des racisé-e-s migrant-e-s paniqué-e-s des ÉU. En plus, on est d’accord à le faire conjointement avec les ÉU. Mais quant au bon déroulement du business, il divise. Cette division montre que les provinces grandes exportatrices de ressources naturelles brutes ou semi-transformées vers les États-Unis, soit l’Alberta et le Québec, proposent de filer doux en ne ripostant pas car conscientes de l’intérêt étatsunien à importer leur production souvent dévastatrice de l’environnement.
Par contre l’Ontario et la Colombie britannique (CB) proposent de jouer dur en ripostant par des contre-tarifs. La faible part des exportations de la CB vers les ÉU la rend perméable au nationalisme canadien quelque peu anti-étatsunien dont le NPD s’est toujours entiché. Quant à l’Ontario Conservateur, certainement idéologiquement près des Républicains, elle est avant tout paniquée pour sa production automobile intégrée à celle des ÉU, peu importe que les entreprises concernées soient étatsuniennes ou non. Elle sait très bien que la nouvelle administration Trump voudrait couper court au développement manufacturier canadien dans les secteurs hautement et moyennement technologiques peut-être même jusqu’à les rapatrier. Il s’agit pour elle de jouer la manufacture ontarienne contre les ressources naturelles canadiennes.
Une mainmise accrue sur le voisinage compensant une hégémonie affaiblie
Cette division est enracinée dans la structure économique canadienne peu intégrée nationalement d’est en ouest mais avec un fort lien économique nord-sud. Cette faiblesse structurelle léguée par l’histoire et entretenue par la forte attraction de l’économie étatsunienne est bien comprise par l’impérialisme étatsunien dont le trumpisme constitue l’aile réactionnaire flirtant avec le fascisme. L’affaiblissement de l’hégémonie mondiale se compense par une mainmise accrue sur le voisinage. Voilà que Trump, vieux farceur pas drôle du tout, après avoir offert au Danemark d’acheter le Groenland aux abondantes et stratégiques terres rares — après tout les jeunes ÉU ont acheté la Louisiane française et l’Alaska russe — s’ingère à qui mieux mieux dans les affaires, pour ne pas dire sème le bordel, du « gouverneur » du cinquante-et-unième état. Cette fois-ci, car les jeunes et fringants ÉU l’ont déjà tenté militairement au tournant du XIXe siècle, il n’y aura pas de puissant empire britannique volant à la défense de sa colonie ou de son dominion pour assurer sa pérennité.
Le Canada compte certes encore parmi les dix premières économies mondiales mais son degré de liberté vis-à-vis les ÉU est en voie de disparition comme le démontre le renversement de la politique chinoise de Trudeau père à Trudeau fils tout comme son enfermement dans l’ACEUM, imposé par le premier mandat trumpien, lui interdisant à mots couverts de signer un traité commercial avec la Chine. Le scénario possible n’est pas un immense et trop autonome cinquante-et-unième état mais une ribambelle d’états-provinces —les premiers candidata seraient l’Alberta pétrolier et l’Ontario manufacturier — entremêlé de petits États « indépendants » croupions dont le Québec trop francophone à moins de se « louisianiser » ce que d’aucuns diraient que le processus a déjà débuté.
N’est-ce pas, interrogeront plusieurs, la meilleure façon d’éviter de dévastateurs tarifs, des problèmes de gestion de frontières militarisées, d’insuffisantes dépenses militaires, de taux de change inflationniste, une spécialisation outrancière dans les ressources naturelles ? Le démantèlement canadien ne ferait-il pas plutôt que transformer ces casse-tête proprement canadiens en problèmes de développement régional étatsunien dans un État autoritaire et répressif dans lequel le budget militaire gobe tout au point que l’endettement individuel se substitue aux programmes sociaux et aux services publics sans compter le risque de l’embrigadement citoyen dans les guerres de l’empire ?
Transformer la crise existentielle en opportunité pour une société de soin et de lien
Vaut mieux transformer ces casse-tête, cette crise politique qui deviendra vite une crise socio-économique pour ne pas dire une crise existentielles de l’État canadien, en défi pour construire une société nouvelle. À court terme, pour tenir le coup au sein d’un incontournable marché mondial imposé par le développement des forces productives en monopoles naturels et leurs chaînes mondiales de production, il est possible de renforcer les échanges est-ouest tant au sein du Canada, c’est-à-dire renforcer le marché canadien, qu’à travers l’Atlantique, c’est-à-dire se lier à l’Union européenne peut-être via l’Association européenne de libre-échange (AELE). Renforcer les liens au sud du Rio Bravo/Grande est aussi envisageable. La position géographiquement charnière du Québec, et sa latinité, pour ce faire est à faire valoir politiquement.
Ce pis-aller ne règlerait en rien les enjeux fondamentaux de la polycrise dont celle climatique est l’épine dorsale. Mais tout en n’en créant les conditions économiques de grand marché, il donnerait au peuple québécois, s’il sait devenir « quelque chose comme un grand peuple » dont le « nous » est inclusif, l’opportunité de saisir l’initiative politique. Il le ferait en mettant sur la table un projet de société indépendantiste de justice climatique basée sur le « soin et le lien », un défi pour le reste du Canada en particulier vis-à-vis sa dépendance pétrolière et gazière. Le goulot d’étranglement politique pour prendre cette voie est de muer l’électoralisme de Québec solidaire en quelque chose comme un grand parti. « Tout cela n’est pas irréaliste : la ‘‘réalité’’, c’est souvent le nom que le pouvoir donne aux choses qu’il n’a pas le courage de changer. »
Marc Bonhomme, 21 décembre 2024
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