Je vais y revenir. Le titre que je vous ai proposé provient d’un essai de Giovanni Arrighi, The Geometry of Imperialism, publié pour la première fois en 1978 (la même année que L’Orientalisme), aujourd’hui moins connu que ses autres œuvres et de facture curieusement « structuraliste » [2]. Je pense que c’est une contribution très intéressante à l’analyse des variations de l’impérialisme, surtout venant d’une des figures majeures de la discussion postmarxiste à propos de la configuration mondiale du capitalisme et de ses hégémonies historiques successives. Je ne cherche pas à répéter ce qu’il a dit, mais je veux, à mon tour, essayer d’articuler des réflexions sur la complexité du phénomène « impérialiste », sur sa place centrale dans toute interprétation de l’histoire moderne, et sur ses transformations de la dernière période. C’est dans ce contexte que je situerai l’importance de la contribution d’Edward Said, dont on pourrait croire à tort qu’elle ne concerne qu’une sorte de conséquence de la structure elle-même. Bien sûr je devrai éluder ou simplifier beaucoup de débats importants portant sur les concepts et leur application, mais c’est le risque que je prends pour attirer l’attention sur ce qui, aujourd’hui, me semble le plus urgent.
Il s’agit, certes, d’une présentation théorique. Mais qui – j’espère qu’on le percevra – ne peut se dissocier d’un engagement militant auprès des luttes anti-impérialistes avec leur diversité et leur unité problématique. Elles sont notre seul espoir de devenir ou de redevenir les acteurs d’un procès d’émancipation collective par rapport à la violence et à l’exploitation. En conclusion de cet exposé, très rapidement et très abstraitement, j’essayerai donc de dessiner quelques orientations pour penser ces luttes, en me fondant sur une représentation actualisée de la structure de domination à laquelle, depuis plus de cinq siècles, notre monde est assujetti, et qui semble aujourd’hui l’entraîner vers une catastrophe planétaire. Si abstraites soient-elles cependant (et je regrette de ne pouvoir faire mieux dans ce cadre), mes propositions ne pourront se soustraire à la pression des circonstances dans lesquelles a lieu notre rencontre. Elles sont tout simplement tragiques. Parlant sous l’invocation d’Edward Said, comment ne serais-je pas hanté par les images de nettoyage ethnique et d’extermination qui nous arrivent chaque jour de Palestine (et maintenant aussi du Liban) ? Et comment ne serais-je pas obsédé par la question de savoir pourquoi le « monde » (qu’on appelle aussi la « communauté internationale ») ne veut ou ne peut mettre fin à cette barbarie ?
Mais bien sûr j’ai d’autres pensées, d’autres souvenirs en tête à propos de cette région dont l’Egypte est le centre… Embarquant à mon tour pour le « Voyage en Orient », je pense à ce qu’elle a véritablement d’unique, par sa contribution à la civilisation autant que par la violence des expériences qu’elle a traversées. Région où, depuis les débuts mêmes de ce que nous appelons « histoire », les empires se sont battus pour l’hégémonie (une de mes thèses sera que l’impérialisme moderne, avec toutes ses spécificités, continue encorecette longue histoire). Région qui, tout au long des 19e et 20e siècles, n’a cessé d’être l’enjeu des rivalités impérialistes, mais aussi le théâtre des soulèvements héroïques qui voulaient renverser le cours de l’histoire et imaginer l’avenir sous le signe de la liberté, trop souvent cependant pour finir écrasés par la répression et la supériorité des forces conservatrices du dedans et du dehors. Vous imaginez donc sans peine ce que signifie pour moi le fait de prendre aujourd’hui la parole juste à côté de Tahrir Square ! Et je ne saurais oublier le plus tragique : les trois génocides qui s’y sont déroulés ces dernières années, au Darfour, en Syrie et à Gaza. On ne peut pas dire que discuter ici de l’impérialisme relève seulement de la science historique !
L’impérialisme et la guerre
Venons-en à mon premier point. Je le concentrerai sur l’articulation de l’impérialisme et de la guerre, et voici pourquoi. Après les essais qui, au début du 20e siècle, ont inauguré la problématique de l’impérialisme dans une perspective socialiste et marxiste : Hobson, Hilferding, Rosa Luxemburg, Kautsky, Lénine, Trotski et autres, il n’y a jamais eu de point d’arrêt. Le problème n’a cessé d’évoluer. Mais il y a eu périodiquement des « retours » vers des points d’hérésie significatifs, comme lorsque David Harvey, dans son analyse du « Nouvel Impérialisme » fondé sur une « accumulation par dépossession » (dont je m’inspirerai en partie) remet en honneur les idées de Rosa Luxemburg dans L’accumulation du capital (1913) à propos de la violente expropriation de la paysannerie dans les « périphéries » coloniales du capital industriel [3]. Et surtout il y a une tension permanente entre des théories qui mettent au premier plan le phénomène politique de l’impérialisme (donc l’action de l’Etat avec ses « marques de souveraineté », comme disent Bodin et Hobbes) [4], et des théories (principalement marxistes) qui en font le développement d’un « stade » ou « mode » de développement du capitalisme, avec ses antagonismes caractéristiques. Or dès l’origine cette tension me semble commandée par la nécessité de rendre compte d’un phénomène qui est l’émergence de la guerre au centre même de l’économie d’une société dont le principe d’organisation et de progrès (le « commerce », au sens le plus étendu) est supposé favoriser la paix. Ce fut (pour reprendre l’expression de Lénine) la « catastrophe imminente » de la Guerre mondiale de 1914 qui a cristallisé les débats autour de la relation du capitalisme avec le nationalisme, la colonisation, le militarisme et la guerre [5]. Et ce fut la conviction que cette combinaison poussait la société « bourgeoise » jusqu’à une limite absolue, intenable, qui conduisit les théoriciens les plus radicaux du moment à poser l’alternative : impérialisme ou révolution, sous-tendue par la double conviction que l’impérialisme engendre des problèmes qu’il lui est impossible de résoudre, et que la révolution, précisément, en fournit la solution (ou du moins en débloque la possibilité). J’y reviendrai, bien sûr. Mais pour l’instant je veux défendre l’idée que, pour une théorie de l’impérialisme, la guerre ne peut pas être vue comme une conséquence particulière du phénomène étudié. C’est elle qui constitue le problème fondamental, la question première donnant naissance au concept. C’est donc à elle que nous devons revenir pour évaluer ce qui, dans la structure de l’impérialisme et dans la configurations de ses « tendances », a changé ou perduré, et dans quelle proportion. L’articulation de l’impérialisme et de la guerre n’a rien de contingent. Mais elle ne peut pas non plus se déduire d’une simple définition.
Lorsque nous nous interrogeons sur cette articulation, nous ne parlons donc pas seulement de « guerres impérialistes », ou de « guerres de l’âge impérialiste », mais du lien intrinsèque de l’impérialisme et de la guerre. C’est sur ce point que je soumettrai deux hypothèses.
Voici la première : dans sa signification aujourd’hui dominante (marxiste ou postmarxiste) qui ne le sépare pas du capitalisme en tant que mode de production fondé sur l’accumulation de valeur monétaire, il ne fait pas de doute que l’impérialisme a coïncidé avec une nouvelle modalité de la conquête impériale, symboliquement marquée par l’ouverture de l’Amérique en 1492 à la colonisation européenne, qui allait dès lors s’étendre au monde entier. Ceci pourtant ne marque aucune interruption dans l’histoire des empires et de leurs rivalités. Au contraire, c’est le début d’une période dans laquelle l’empire en tant que forme politique acquiert une vitalité sans précédent. L’impérialisme ne constitue pas une rupture avec la succession des empires, il marque plutôt un nouveau moment dans une histoire de très longue durée. Cela pourrait vouloir dire simplement que les impérialismes modernes impliquent toujours conquête et domination, voire sont animés par le rêve impérial du pouvoir universel, ce qui était clairement le cas, non seulement pour l’Empire Britannique, mais pour les Empires « républicains » français ou (surtout) américain. Mais on peut faire un pas de plus, parce que l’empire en tant que forme politique possède un lien institutionnel avec la guerre et avec la fonction politique qu’elle remplit. Je l’exprimerai en forgeant un axiome « romain » qui vaut toujours à l’époque moderne : les empires sont toujours en train de faire la guerre à leurs « frontières » (qu’ils déplacement sans cesse) pour créer l’espace du commerce, de la législation et de la culture, autrement dit de la « paix », mais l’inverse est vrai aussi : ils font la paix et en élaborent les institutions pour pouvoir préparer et faire la guerre. La seconde proposition n’est pas moins vraie que la première, et même elle en constitue la vérité d’un point de vue matérialiste. La guerre est inhérente à l’impérialisme comme elle le fut aux empires. Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant : il est toujours opportun de relire Tacite. [6]
Quant à ma seconde hypothèse, la plus importante, j’essayerai de l’étayer sur des formulations empruntées à deux auteurs – Lénine et Carl Schmitt – qui sont politiquement irréconciliables, mais ont en commun une vue réaliste des conflits de puissance au 20e siècle. Au cœur de l’essai de Lénine : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [7] figure l’idée du « partage du monde » entre les puissances coloniales, un partage caractérisé par son instabilité intrinsèque, donc bien loin de mener à une distribution permanente ou « équilibrée » de ses parties entre des souverainetés équivalentes, mais impliquant au contraire une lutte violente pour le repartage. S’il est une idée de Lénine que l’histoire a confirmée avec éclat, c’est évidemment celle-ci, comme le montre une histoire de conflits incessants allant de la Conférence de Berlin (1885) où l’Afrique explorée et inexplorée (le « continent noir ») a été répartie entre les puissances coloniales européennes, jusqu’à l’émergence de puissances impérialistes non-européennes en Amérique et en Asie et à la « guerre froide » (le « partage de Yalta »), en passant par les deux guerres mondiales (donc le Pacte Germano-Soviétique), pour aboutir finalement après 1989 à la construction d’un « ordre libéral » unique militarisé. C’est donc l’une des questions décisives pour notre enquête que de savoir si et comment une telle idée est applicable à notre situation actuelle et à ses tendances d’évolution, particulièrement pour élucider le sens du mot d’ordre de « multilatéralisme ». On voit bien cependant que cette discussion suppose un élargissementconsidérable de la caractérisation léniniste, qui repose sur la fonction décisive des territoires et des frontières territoriales, telles qu’on peut les repérer sur une carte du monde. Or les empires dont nous traitons ici assoient leur puissance sur l’investissement et la profitabilité du capital. Les territoires qui leur importent ne sont pas de pures entités spatiales, ce sont des espaces ouverts par la force à l’appropriation de ressourcesmonopolisables : ressources énergétiques (charbon, pétrole, uranium, etc.), ressources minières, océaniques et agricoles (dont l’exploitation va bouleverser l’environnement), ressources humaines (populations susceptibles d’être réduites en esclavage, délocalisées, mises au travail, enrôlées dans l’armée, etc.). Mais il s’avère vite qu’une grande partie de ces ressources peut être contrôlée et extraite sans avoir recours à une domination directe (ou « souveraineté » s’exerçant sur le territoire) à condition évidemment de disposer des moyens (monétaires et militaires) qui procurent un excès de puissance irrésistible. Tel fut on le sait le secret de l’impérialisme américain, qui a conféré au « partage du monde » un caractère plus abstrait, occulté sur les cartes sinon sur le terrain, contrôlant les territoires non pas en tant quecolonies (sauf exceptions) mais en tant que marchés, de façon à construire un empire mondial dont l’étendue n’était limitée que par la capacité des Etats-Unis de réprimer les insurrections et d’investir des capitaux n’importe où dans le monde. Mais à son tour cette modalité est « dépassée » aujourd’hui par un tout autre modèle de partage du monde (et de lutte pour son repartage), qui ne porte pas sur des espaces terrestres mais sur des espaces « virtuels » (ou immatériels, dont l’ensemble forme le métavers), distribués (et redistribués, ou contestés) entre des empires de communication [8]. Un tel partage crée ses propres « territoires » enles appropriant, et ses « maîtres » ne sont pas tant des Etats que des entreprises multinationales avec leurs « réseaux » de distribution et de collecte de data, contrôlant l’activité des Etats plutôt qu’ils ne sont contrôlés par eux. Cette forme révolutionnaire de « territorialité » acquerra-t-elle une autonomie suffisante pour reléguer au second plan la lutte pour l’hégémonie qui semble aujourd’hui en passe de structurer « géopolitiquement » l’ordre mondial (entre les empires industriels, développant des modèles différents de « capitalisme », à la fois rivaux et complémentaires entre eux, que sont la Chine et les Etats-Unis) ? Et de quelle nature seront les conflitsqui en découlent ? Telles sont à l’évidence les questions auxquelles notre avenir immédiat est suspendu.
A ce point le détour s’impose par l’œuvre de Carl Schmitt. La convergence est indéniable entre le « partage du monde » léniniste et sa propre idée de Landnahme (« prise » de terre) développée dans le livre de 1950 : Le Nomos de la terre et le droit international du Jus Publicum Europaeum, où l’histoire de la constitution des Etats-Nations d’Europe (après la fin des guerres de religion au 17e siècle, débouchant sur « l’ordre westphalien ») est corrélée au fait que ces mêmes nations sont en état de guerre permanente pour élargir leurs empires et se dépouiller mutuellement de leurs colonies [9]. Evidemment Lénine et Schmitt ne « concluent » pas de la même façon leur diagnostic de crise du nomos : pour Lénine la révolution est la conséquence immédiate, inéluctable, de la crise de l’impérialisme, tandis que pour Schmitt (contre-révolutionnaire avoué) ce qui va en résulter est une nouvelle géométrie de l’impérialisme, caractérisée par la constitution de Grossräume (« grands espaces géopolitiques ») qui sont une nouvelles variété d’empires régionaux (dont la résonance avec certaines problématiques contemporaines : la « multipolarité » et le « conflit des civilisation », ne laisse pas d’être troublante) [10]. Mais ce que je trouve le plus éclairant dans ses analyses, c’est l’idée que le partage du monde n’est pas seulement une (re)distribution des terres, des ressources, des populations, mais aussi une distribution des formes de la guerre (et plus généralement des modalités de la violence) entre les régions de la planète [11]. Cette distribution opère simultanément à deux niveaux : c’est une distribution entre les Etats impérialistes, et c’est une distribution entre la région où habitent les « maîtres » (ou les « peuples-maîtres ») et la région où habitent les « sujets » (ou les futurs sujets, déjà marqués pour la conquête) – ce que plus tard on appellera le « centre » et la « périphérie ». La violence qui s’exerce dans le centre et dont l’enjeu est la puissance souveraine (Herrschaft) et celle qui s’exerce dans la périphérie pour y implanter et y réassurer en permanence la domination des maîtres sur les barbares qu’il leur revient de soumettre, d’éduquer et de faire travailler, sont qualitativement et quantitativement différentes : la seconde doit être permanente, atroce et elle-même barbare, alors que la première est intermittente (séparée par des traités de paix), et prétend rester civilisée (en vertu des « lois de la guerre »). Elle se « retient » (Hegung des Krieges) alors que la seconde est déchaînée. La stabilité et même la vraisemblance de cette distribution sont loin d’être assurées (témoin les atrocités commises durant la Deuxième Guerre Mondiale, ou en ce moment en Ukraine), mais je vois la possibilité de s’en servir à l’envers : je poserai de façon post-schmittienne (qui est aussi anti-schmittienne) que la distribution inégale des formes hétérogènes de la violence est comme telle l’un des mécanismes qui dessinent les frontières séparant « deux mondes » au sein du même « monde » (et donc deux « humanités » ou deux « races » au sein de la même « espèce humaine »). Or telle est précisément la figure de l’impérialisme en tant que forme sociale et anthropologique à l’époque moderne. A plusieurs reprises elle a été déformée et déplacée (et le sera sans doute encore, au prix de terribles souffrances et ravages environnementaux), mais son principe s’est maintenu. On le voit en ce moment même à Gaza.
Concluons sur ce point et revenons aux questions angoissantes du présent. Dans un monde plus que jamais divisé en Etats, nations et régimes concurrents, mais dont il semblerait aussi qu’il ait atteint un degré d’interdépendance inégalé entre ses « parties » constitutives, et qui se voit sommé par des événements aussi divers qu’une pandémie, une crise financière mondiale, mais surtout par la catastrophe environnementale de prendre conscience de certains intérêts vitauxcommuns à toute l’humanité, donc de faire prévaloir son unité sur ses divisions, à quoi reconnaissons-nous encore les marques de l’empire ? Et comment définissons-nous le régime mondialisé des guerres menées – sur terre et dans les airs, voire dans l’espace « virtuel » de l’infosphère – au nom de valeurs incompatibles au sein même de ce monde « unifié » ? [12] A la première question, je répondrai hypothétiquement : ce sont les empires en déclin qui sont les plus violents (ou les plus cruels dans leur façon de faire la guerre), car ils se sentent acculés à la fois par l’érosion de leurs privilèges et par la ruine de leur prétention de « grandeur » (ou d’élection) [13]. La Russie et les Etats-Unis d’Amérique illustrent aujourd’hui cette thèse, bien qu’à des niveaux différents d’impérialité [14] : pour les uns il faut « reconstituer l’unité du Russkyi Mir » que l’URSS avait préservée et que son effondrement a dissoute, pour les autres il faut « Make America Great Again »… A la seconde question je répondrai que nous avons atteint un stade d’exterminisme généralisé. J’emprunte ce terme à l’essai, célèbre en son temps, de l’historien Edward P. Thompson (l’un des animateurs du mouvement Est-Ouest pour le désarmement nucléaire) : Notes on Exterminism, the Last Stage of Civilization (1980) [15], dont le titre parodiait Lénine intentionnellement. Ecrit en pleine « course aux armements » pendant la Guerre Froide, il insistait sur l’idée que le risque d’une annihilation de la planète ne résultait pas seulement des politiques et idéologies impériales des deux « superpuissances », mais aussi de l’ampleur des industries d’armement et de leur place centrale dans l’économie. C’est toujours aussi vrai, mais je crois que nous pouvons pousser plus loin le concept de l’exterminisme pour décrire la normalisation de cet état d’exception qu’est la guerre dans le monde actuel : j’y inclus non seulement les guerres officiellement définies comme des « guerres entre Etats » (comme la guerre d’Ukraine – plutôt du côté ukrainien que du côté russe d’ailleurs), mais les « guerres civiles » et même « privées » (si on pense à la porosité de la séparation entre guerre et criminalité dans certaines parties du monde), au « terrorisme » et au « contre-terrorisme » qu’exercent les Etats contre leurs ennemis intérieurs ou extérieurs. Toutes ces formes ont bien entendu leurs histoires et leurs causes singulières, mais prises toutes ensemble (avec, en arrière-plan, la production et la dissémination des armements), elles forment une distribution mondialisée de la violence armée qui inclut tous les degrés de violence et n’épargne aucune société ni région du monde, un continuum entre deux extrêmes : d’un côté les génocides perpétrés contre des populations entières par des masses racistes « inorganisées » ou (surtout) par des Etats et des armées supérieurement organisés (comme Israël) ; à l’autre extrémité l’extermination potentielle dans le cadre d’une guerre nucléaire déclarée ou résultant d’une « escalade » incontrôlée. L’exterminisme ce n’est donc pas le dernier, mais le stade le plus récent et le plus « bas » de l’impérialisme, dont la violence multilatérale fait que nous ne réussissons pas vraiment à imaginer l’advenue d’un autre monde. Rien de réjouissant là-dedans…
Impérialisme et capitalisme « absolu »
J’ai été bien long sans doute sur ce premier point, parce qu’il me semblait particulièrement d’actualité. Je passe maintenant au second, qui concerne l’idée de l’impérialisme comme « stade » ou « période » dans l’histoire du capitalisme, et par conséquent la question de savoir dans quelle forme de capitalisme nous vivons aujourd’hui. L’adjectif russe figurant dans le titre de Lénine (vyschaia) est couramment traduit par « suprême » ou « supérieur », mais il arrive qu’on entende par là plutôt un stade « ultime », ou « dernier » (au sens de plus récent). Ceci montre bien que l’idée de Lénine comporte une ambiguïté, immédiatement liée à la conviction que l’impérialisme (« époque des guerres et des révolutions ») correspond à la catastrophe finale du développement du capitalisme comme formation socio-économique : s’ouvre alors un moment apocalyptique dans lequel l’humanité est confrontée à l’alternative de l’autodestruction ou de la reconstruction sur des bases radicalement autres (le mot de Rosa Luxemburg : « socialisme ou barbarie ») [16]. Admettons qu’il est devenu très difficile de maintenir cette vision eschatologique du sens de l’histoire – même et surtout si elle doit former « l’horizon d’attente » (Erwartungshorizont) dans lequel pensent des révolutionnaires pour qui voir dans le capitalisme la forme indépassable de l’existence humaine est une idée insupportable. Il n’en résulte pas pour autant que l’idée d’associer une réflexion sur l’impérialisme avec l’analyse de stades ou de formations successives dans l’histoire du capitalisme soit dépourvue de validité. Mais de ce point de vue, je dirai très vite que deux rectifications sont intervenues par rapport à la problématique léniniste, dont nous avons à tenir compte. Elles regardent dans des directions temporelles opposées.
La première, c’est celle que proposent les théoriciens du « système-monde capitaliste » [17] : ils rectifient l’idée que les traits essentiels (ou les tendances historiques) du capitalisme soient entièrement saisissables à partir de l’analyse des formes « avancées » qu’il revêt dans le « centre » de l’économie-monde [18], car ce qui est déterminant pour son évolution est le rapportde dépendance entre le centre et la périphérie (dans laquelle prévalent d’autres modes de production que le salariat, non moins « capitalistes », mais reposant sur d’autres modalités d’exploitation de la force de travail). Cette dépendance est mutuelle mais non symétrique. Elle a toujours existé, comme corrélat du capitalisme. Ceci signifie que l’impérialisme du capital est originaire, il n’est pas un stade tardif (et moins encore « dernier ») dans l’histoire du capitalisme. Il n’a jamais existé de capitalisme qui ne soit pas impérialiste, bien que ses formes n’aient cessé de se transformer. L’impérialisme n’est donc pas une notion eschatologique, c’est un concept variationnel (ou différentiel).
D’où l’importance de l’autre rectification, regardant en sens opposé, et dont les auteurs se revendiquent plus ou moins explicitement d’une inspiration gramscienne [19]. Elle porte sur l’idée que de nouvelles phases ou époques de l’histoire du capitalisme, caractérisées par une nouvelle configuration des classes et des luttes de classes, sont séparées par des moments d’incertitude historique (plutôt que de « transition ») dans lesquels les contradictions ne se résolvent pas sans révolutions affectant toute l’armature institutionnelle de la société [20]. Cette idée qui pourrait paraître banale devient problématique, mais aussi, me semble-t-il, éclairante, si l’on admet que la révolution peut s’orienter dans des directions opposées. Gramsci lui-même a esquissé cette idée (difficile pour un communiste !) à travers la catégorie paradoxale de « révolution passive » (empruntée à un historien italien du début du 19e siècle) dont il se sert notamment pour décrire les transformations industrielles, sociales et culturelles du « fordisme » américain, et que nous pouvons étendre sans difficulté aux compromis de classe qui, en Amérique sous le nom de « New Deal » et en Europe sous celui de « social-démocratie », ont réformé le capitalisme avec l’appui d’une fraction importante de la classe ouvrière organisée [21]. Les politiques néo-libérales qui commencent à prendre forme dans les dernières années de la Guerre Froide et deviennent dominantes à l’échelle mondiale après l’effondrement des régimes communistes (sauf en Chine, point décisif), nous permettent de faire un pas de plus par rapport à cette idée : cette transformation du système capitaliste impérialiste à la fin du 20e siècle, qui commande aujourd’hui toute notre vie, a bien été une contre-révolution. Mais il faut admettre que les contre-révolutions sont aussi des révolutions, à ceci près (qui n’est pas rien) qu’elles sont destinées à restaurer une structure hiérarchique de la société et non pas à la mettre « sens dessus dessous ». [22]
J’introduirai alors la catégorie dont, depuis quelque temps, je me sers (avec d’autres) pour définir le capitalisme dans lequel nous vivons aujourd’hui : celle de capitalisme absolu [23]. Je sais qu’elle peut prêter à des ambiguïtés, mais j’estime qu’il vaut la peine d’en prendre le risque pour bien faire ressortir les questions en jeu. Je prends cet adjectif « absolu » à la fois par analogie avec la « monarchie absolue » (pour désigner un capitalisme qui règne sans partage, ou du moins ayant réduit ses antagonistes classiques à la défensive) et dans une modalité dialectique (quasi-hégélienne), par opposition avec ce qu’Immanuel Wallerstein avait appelé le « capitalisme historique » : celui qui correspondait aux formes successives de la polarisation du monde entre « centre » et « périphérie ». Le capitalisme absolu « relève » le capitalisme historique. Pourquoi, demanderez-vous, ne pas se contenter de la catégories de néo-libéralisme ? Parce qu’à mon avis celle-ci ne correspond qu’à une partie des traits caractérisant le capitalisme nouveau, et suggère qu’on doive pour les interpréter avant tout retourner à l’immémorial conflit entre des politiques économiques qui confèrent un primat soit à des régulations et entreprises étatiques, soit aux opérations de la « libre concurrence » et aux forces du marché [24]. Ce qui alors reste dans l’ombre c’est la façon dont des formes antérieures de l’antagonisme de classe et des conflits sociaux ont été « dépassées » ou éliminées. Je pense au contraire qu’il faut analyser le capitalisme absolu régnant aujourd’hui comme intrinsèquement postsocialiste et postcolonial.
Il est postsocialiste parce qu’il réussit à utiliser les institutions et les pouvoirs étatiques qui ont été fortifiés au cours du « moment socialiste » de l’économie-monde (1917-1968) tout en entreprenant de démanteler ou de dissoudre le système de droits sociaux incorporés par les Etats au 20e siècle (différemment suivant les régimes) dans leur constitution matérielle de « citoyenneté ». Il faut noter l’importance spéciale que revêt ici l’étude des transformations « postsocialistes » dans la Chine communiste, qui apparaît de plus en plus comme l’Etat dirigeant de l’évolution mondiale. La Chine est à la fois typique et exceptionnelle dans sa façon de « dépasser » le socialisme vers un nouveau capitalisme. Ayant été plus intensément socialiste, elle prend la tête dans la construction du nouveau capitalisme [25]. Mais le capitalisme absolu est aussi postcolonial parce que la tendance à la marchandisation intégrale de l’existence et à la délocalisation des procès de production (la formation des « chaînes de valeur » mondiales) qui le caractérise n’a pu aller à terme que grâce à la rupture des barrières d’empires et à l’ouverture des économies périphériques aux flux de marchandises et de capitaux (voire de populations) qu’a entraînées la décolonisation formelle (celle des « indépendances »). [26]
Pour préciser les choses, attirons l’attention sur quelques traits frappants, quantitatifs aussi bien que qualitatifs. Dans l’économie mondialisée actuelle, la polarisation des conditions sociales a pu être redistribuée, mais elle n’a été atténuée en rien : au contraire, elle atteint des niveaux inédits, avec l’extension de la pauvreté de masse et de l’insécurité d’un côté, la concentration de richesses et de pouvoir entre les mains d’une petite minorité de financiers ou de rentiers de l’autre côté [27]. Mais sa distribution géographique et nationale change très vite. Les frontières qui partageaient le monde du « capitalisme historique » ont été retracées et démultipliées. Sans doute le dénuement extrême se concentre toujours dans le « Sud » (et notamment en Afrique et en Asie du Sud-Est) [28], mais c’est aussi dans le « Sud » que surgissent les champions les plus agressifs du nouveau capitalisme financier et industriel. D’où le caractère problématique de l’idée d’une stratégie « anti-impérialiste » qui rassemblerait les pays et les masses du « Sud global », représentant leurs intérêts communs. Mais inversement les processus de précarisation et de reprolétarisation s’accentuent dans le « Nord », où les travailleurs sont de moins en moins protégés par les institutions de « l’Etat social » [29] et bénéficient de moins en moins des privilèges de l’empire. Ce qui, on le sait, ne va pas sans provoquer de violentes réactions sociales, dites « populistes » et rien moins que progressistes. Il y a donc du « Nord » dans le « Sud » et du « Sud » dans le « Nord », ce que j’interprète en disant que la division de l’humanité en conditions inégales, caractéristique du capitalisme et étroitement liée à la structure de l’impérialisme, est toujours présente, mais que sa topographie – ou si l’on veut sa « géométrie » – a connu une révolution. Il ne s’agit pas seulement de redistribution des grandeurs économiques et démographiques, mais d’un nouveau partage du monde. Je vais y revenir.
Je terminerai sur ce point par un autre aspect de cette géométrie conduisant à définir la contradiction principale (comme on disait dans le vieux code marxiste) de ce « nouvel impérialisme » (D. Harvey). De façon significative, il nous fait revenir depuis le présent jusqu’aux commencements de l’histoire de l’impérialisme. Le capitalisme absolu, que dominent les politiques monétaires néo-libérales et les stratégies de profit à court-terme sur les marchés financiers, confère une fonction centrale à la gestion et à l’exploitation de l’endettement, dont il fait son principal instrument de domination sur les individus, les entreprises, les Etats [30]. Mais des pays et des sociétés qui se situent aux deux extrêmes du rapport d’interdépendance financière y réagissent évidemment de façon opposée : une énorme dette (publique et privée) n’a pas la même signification pour une économie dominée comme celle de l’Argentine, constamment menacée de faillite et soumise aux plans de redressement et aux réformes structurelles imposées par le FMI, et pour les USA qui empruntent dans leur propre monnaie – celle dont ils ont réussi à faire la monnaie de réserve mondiale – et jouissent ainsi de facilités de crédit quasi-illimitées. Quant aux autres pays (y compris ceux de l’Union européenne), à des degrés divers ils naviguent entre les deux pôles, aux prises avec la « soutenabilité » de leur dette [31]. Mais quelle est donc la solution offerte par l’impérialisme contemporain aux pays lourdement endettés pour leur permettre de survivre et de continuer à contribuer au processus de « l’accumulation à l’échelle mondiale » (S. Amin) ? La réponse ne peut être simple (et l’on se doute que je n’ai aucune prétention à l’expertise en ce domaine), mais il me semble difficile d’ignorer ou de minimiser l’aspect suivant : ces pays sont poussés en permanence à retourner vers ce qui avait toujours été la « spécialité » de la périphérie depuis l’époque de la révolution industrielle et du développement des technologies « carbonées », c’est-à-dire l’économie extractive dans l’exploitation minière, l’agriculture extensive et la pêche industrielle, la surexploitation forestière, l’exportation des matières premières qui se situent au bas bout de la chaine de valeur. Cette économie n’est pas fondée sur une « destruction créatrice » schumpétérienne (innovation technologique périmant les procédés existants et maximisant ce que Marx appelait la « survaleur relative ») mais sur une production destructrice de ses propres ressources et moyens [32]. Cela m’amène à l’idée que la contradiction fondamentale de l’impérialisme contemporain en tant qu’il coïncide avec le développement d’un capitalisme absolu n’est identifiable ni comme une « pure » contradiction sociale (telle que l’illustre l’accroissement des inégalités mondiales), ni comme une « pure » contradiction écologique (dont l’extractivisme est un facteur essentiel aussi bien par sa contribution directe au changement climatique que par son lien aux nouvelles technologies ultrapolluantes et énergivores), mais comme une combinaison antagoniste des deux [33]. Dans un passage frappant du Manifeste communiste, Marx et Engels avaient expliqué que le capitalisme atteignait une limite absolue en tant que mode de production lorsque, ayant poussé les travailleurs dont l’exploitation le fait vivre en dessous du minimum vital, il commence ainsi à détruire la condition principale de sa propre reproduction, à savoir le travail vivant. Mais une solution leur venait aussitôt à l’esprit : « l’expropriation des expropriateurs », ou la réappropriation par les ouvriers de leurs moyens de production et d’existence. Il est très tentant de voir dans les tendances du capitalisme absolu d’aujourd’hui une forme d’autodestruction encore plus radicale, puisque ce ne sont pas seulement des vies humaines qui sont continuellement anéanties, mais les conditions biologiques et écologiques en dehors desquelles il ne peut tout simplement plus y avoir de vie (humaine ou autre). Avec le triomphe du capitalisme absolu se dérobe le sol même sur lequel il opérait – que ce soit dans la modalité du territoire, du milieu ou de l’empire. Et certes nous sommes de plus en plus nombreux à prendre conscience de la gravité de cette menace et de l’urgence d’y faire face par tous les moyens, mais l’articulation d’une telle conscience avec des mouvements politiques qui s’attaqueraient à l’inégalité du monde est pratiquement impensable, aussi longtemps du moins que les états et les sociétés elles-mêmes continueront d’être gouvernés par la règle du profit maximum, et non de la préservation de la vie. Aussi longtemps également qu’aucun programme crédible n’aura pris forme qui combine l’objectif d’une décroissance rationnelle aveccelui d’une élimination de la pauvreté. Un tel programme pourrait être désigné comme socialisme post-impérialiste. Mais ni son langage ni les forces qui l’imposeraient ne semblent exister (encore). Il n’est hélas pas vrai que « l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre » (Marx). Vous voyez que cette seconde partie de mon exposé ne conclut pas de façon plus optimiste que la première.
Culture et impérialisme
J’en arrive alors au troisième point annoncé : l’intersection des questions de la culture et de l’impérialisme, que je traiterai en essayant d’évaluer la pertinence actuelle des analyses d’Edward Said. Il est inutile de les résumer en détail, elles sont bien connues et figurent parmi nos principales ressources intellectuelles. Mais je veux faire voir pourquoi, à mon avis, la question de l’impérialisme ne peut pas être complètement problématisée sans le genre de « critique de la culture » qu’il a pratiqué et inspiré. Said n’a jamais cessé de défendre l’idée que la littérature, les arts, la philosophie, l’histoire, sont des discours « en situation », qu’on ne saurait isoler des tendances politiques et sociales qui, dans une société donnée et sur une longue durée, coupée de révolutions, confortent une certaine « hégémonie ». Mais il n’a jamais cédé si peu que ce soit au réductionnisme sociologique : sa pensée est aux antipodes de l’idée que la culture forme une expression ou une superstructure du système de domination existant. Elle n’en dérive pas. Et c’est pourquoi il manquera toujours quelque chose à notre compréhension de ce qu’est l’impérialisme si nous croyons faire l’économie des questions qu’il a posées.
Je le redirai de la façon suivante : la culture telle qu’analysée par Said n’est pas l’expression ou l’instrument d’une domination (les deux variantes classiques de l’idée « marxiste » de superstructure), elle fonctionne comme une médiation politique de l’histoire qui se construit et produit ses effets dans l’élément du discours. Mais il faut faire un pas de plus : une telle médiation ne présuppose pas des sujets déjà donnés, à l’identité fixée, à qui elle fournirait des moyens d’expression. Au contraire, elle les constitue « performativement » par ses opérations d’énonciation et de réception. C’est pourquoi la culture n’est pas séparable du conflit : elle recèle toujours la possibilité d’un « contre-discours » qui, dans les situations névralgiques, pénètre et subvertit de l’intérieur sa signification et ses effets. Parler, écrire, lire, interpréter ne peuvent jamais rester sous le contrôle de leurs auteurs : car il y a « deux côtés » (there are two sides, comme il l’écrit dans Culture and Imperialism), et même il y a deux voix qui se font entendre au sein du même texte. D’où les commentaires saisissants à propos de la férocité de la violence coloniale chez Conrad (Au cœur des ténèbres), ou de la façon dont Kipling dans Kim « trahit » l’irréductibilité de la vie indienne à l’objectivation que l’administration anglaise cherche à lui imposer. Nous allons dans un instant découvrir la contrepartie de cette dialectique du côté des discours anti-impérialistes. La question qu’il nous faut poser est donc : comment la médiation conflictuelle représentée par la culture est-elle en mesure d’orienter et d’infléchir la trajectoire de l’impérialisme, non seulement au niveau des représentations, mais à celui des institutions qui structurent la sphère publique (presse, édition, éducation) et configurent le pouvoir intellectuel comme un rapport inégalitaire et instable tout à la fois ?
Mais ces considérations appellent un rectificatif. Ce que Said a cherché, ce n’est pas à construire un tableau de l’invariant que constituerait l’idéologie de l’empire, en tant que système de représentations qui projettent la figure d’altérité de l’Oriental potentiellement assujetti à la domination de l’Occident « européen », une figure qui serait demeurée constante tout au long de l’histoire de la colonisation. Donc essentialisée. Certes on a pu lire Said de cette façon, aussi bien pour servir une argumentation anticolonialiste militante que, de façon perverse, pour « retourner » contre l’Occident son image de l’Autre oriental et la revendiquer en tant qu’arme de libération. C’est pourquoi il a ressenti la nécessité de corriger son discours, sans pour autant le renier [34]. L’examen de la trajectoire complète et des inflexions qu’elle subit (depuis Orientalismjusqu’à Covering Islam et Reflections on Exile, en passant par Culture and Imperialism) montre bien que son objet est plutôt d’analyser le changement qui intervient dans le rapport de l’impérialisme à la production culturelle et à son usage, entre l’époque de fondation (disons celle de l’Expédition d’Egypte, où se cristallisent les thèmes de l’orientalisme sous le regard de la « science » européenne), et l’époque actuelle où se déploient les travaux d’« experts » étatsuniens qui, dès avant les attentats de 2001 contre le World Trade Center, fabriquent l’image du Musulman comme ennemi congénital de la modernité, de la moralité et de la paix. Le vaste espace intermédiaire, évidemment, c’est l’analyse du discours impérial britannique, dans ses dimensions pédagogiques, esthétiques, stratégiques. A considérer la trajectoire depuis son point d’arrivée, ce qui frappe alors est à la fois la dégradation progressive du discours de l’orientalisme, qui perd les « contrepoints » ou la superposition de « voix » ayant fait sa complexité, et la stabilité des stéréotypes anthropologiques qui ont pour effet d’articuler la dévalorisation de l’Autre avec l’administration d’un monde fondé sur l’opposition des maîtres et des esclaves. Mais ceci nous conduit tout naturellement à poser la question de la suite de cette histoire : comment se fait-il que le discours impérial inscrit dans notre culture y mène toujours une sorte de vie fantomatique alors que les empires ne sont plus en construction, ni même en expansion, mais sur le déclin, en passe de céder la place à un autre type de distribution des populations, qui n’est pas régie par la souveraineté territoriale mais par la « pseudo-souveraineté » du Global Financial Market ? [35] Avant de proposer une réponse, je dois effectuer un nouveau détour.
Premièrement (et je m’inspire ici en particulier de l’essai de Said sur « Le sionisme du point de vue de ses victimes », tout en prolongeant ce que je disais plus haut de la cruauté des empires déclinants), le discours de déshumanisation de l’Autre devient d’autant plus nécessaire qu’il s’agit non pas de l’exploiter ou de le dominer, mais de le faire disparaître [36]. Cela tient à des raisons de justification et d’image de soi autant qu’à des objectifs de propagande auprès du monde environnant. Le discours du sionisme et de ses alliés occidentaux à propos du peuple palestinien en donne une tragique illustration aujourd’hui, comme déjà le discours des politologues américains à propos des Arabes et des Musulmans après la Révolution iranienne et la Première Guerre du Golfe. Mais un tel discours d’élimination n’est pas identique à celui que proposait l’Orientalisme savant dans la période hégémonique des empires coloniaux.
Car – seconde remarque – si la « haute culture » de l’époque impérialiste n’est pas moins racisteque la culture « populaire » (ou plutôt populiste), son procédé caractéristique ne consiste pas à exclure l’Autre de l’espèce humaine, mais plutôt à inscrire dans une construction de l’universel [37] des thèses hiérarchiques ou différentialistes telles que la capacité inégale des peuples de s’éduquer eux-mêmes, ou leur capacité inégale de se « libérer » de la religion pour accéder à une conception du monde fondée sur la science, le droit et l’humanisme moral. Le point d’honneur et le couronnement des efforts de la culture impérialiste dans sa forme intellectuelleconsiste toujours à gérer une unité de contraires : justifiant paradoxalement les discriminations et les hiérarchisations raciales au moyen d’une anthropologie qui fait corps (comme on le voit chez Kant) avec le grand récit du progrès et de l’égalité, pour lui conférer en retour « dialectiquement » le bénéfice de l’antithèse et de la négativité. Nous pouvons alors observer la façon dont cette contradiction (ce « contrepoint ») ouvre la possibilité d’une affirmation de l’universel contre ses usages hégémoniques, du point de vue des « subalternes » plus ou moins désarmés (pas pour toujours) sur le terrain de la puissance militaire et économique, mais susceptibles d’apparaître comme les vrais porteurs de l’universel. Car ils en énoncent la vérité à la face du pouvoir [38]. Le plus brillant exemple dans la modernité historique reste la révolution haïtienne (lue à travers Césaire et C.L.R. James). Cette dialectique est au cœur de tous les mouvements révolutionnaires anti-impérialistesau 20e siècle, comme le démontrent en particulier, pour l’Afrique, les œuvres de DuBois et de Fanon. L’un et l’autre grands écrivains.
Et j’arrive à ma remarque terminale. Les critiques de Said qui s’en prennent à son intellectualisme, ou regrettent le privilège qu’il accorde dans son analyse à la littérature, à la philologie, à la science et à la rhétorique au détriment de la « culture populaire » ne m’ont jamais convaincu [39]. Je pense qu’il a eu raison de souligner la puissance du « texte » et des effets de textualité tout au long de ce que nous pouvons appeler l’époque impériale bourgeoise, à laquelle appartiennent tous les écrivains qu’il discute, de Flaubert à Camus et de Melville à Salman Rushdie. Or (à travers la scolarisation) la littérature est la force motrice de la culture bourgeoise, cette culture dont Said démontre le caractère impérial de part en part. Mais le « privilège littéraire » ainsi décrit devient encore plus significatif quand nous nous tournons vers le discours contre-hégémonique, celui des dirigeants et des théoriciens de la révolte contre l’impérialisme, que prolongent les intellectuels postcoloniaux, parce que c’est avec les moyens de l’écriture que, cherchant à dépasser l’impérialisme existant sans engendrer pour autant un nouvel impérialisme, ils « travaillent » eux aussi les tensions caractéristiques de leur position : entre le nationalisme et le cosmopolitisme, la défense des identités et celle de l’universalité. Said – grand admirateur de Goethe et de son idée de la Weltliteratur – avait une conscience aiguë de ces tensions. C’est pourquoi il prônait un discours postcolonial qui continue la littérature tout en inversant ses effets politiques. Ce qui était cohérent avec son « sécularisme ». La littérature est une activité intrinsèquement séculière, même quand elle trouve son inspiration dans des textes sacrés et des traditions religieuses.
Où en sommes-nous aujourd’hui de ce point de vue ? Disons carrément les choses : il n’y a plus de bourgeoisie qui soit culturellement hégémonique, surtout pas au niveau planétaire, qui est celui qui compte. Le pouvoir y est accaparé par des milliardaires multinationaux et leurs exécutants politiques ou commerciaux : ils parlent le Globish et n’ont aucun intérêt pour la littérature (remplacée par les jeux vidéo et la consommation ostentatoire). Ils sont donc parfaitement immunisés contre les effets de contre-discours. Ce n’est pas à dire que la littérature ne peut pas se réinventer au sein d’autres pratiques d’écriture, de musique, de performance inspirées par la créolité et la pop-culture ou le rap. Mais trois forces gigantesques s’emploient par avance à en neutraliser les effets, en dévorant l’espace public et détruisant le texte : le fondamentalisme religieux sous ses différentes bannières (évangélisme chrétien, islamisme intégriste, hindouisme nationaliste, et même « laïcité » à la française dans son instrumentalisation islamophobe…) ; la marchandisation de la culture (qui va bien au-delà de sa commercialisation, et transforme les objets culturels en produits calibrés d’avance pour la consommation de masse) ; la révolution informatique, qui « mondialise » l’élaboration des textes, mais à l’opposé de la Weltliteratur, en remplaçant l’aventure de la traduction par la transposition automatique et la génération des messages par l’intelligence artificielle [40]. De ces trois assauts, le second est plus destructeur que le premier, et le troisième encore plus que le second. Mais ils vont de pair, sous le contrôle des multinationales.
L’agence révolutionnaire au 21e siècle. [41]
Pour la troisième fois, donc, je conclus par un diagnostic effroyablement négatif à propos des tendances contemporaines de l’impérialisme. La guerre sans fin mondialisée conduit à l’exterminisme, le capitalisme absolu nous emprisonne dans une spirale de finance dérégulée et de destruction de l’environnement, la « postculture » a neutralisé l’antithèse dynamique des « deux côtés » de la littérature sous l’effet combiné des trois fondamentalismes religieux, marchand, technologique… Trois désastres dont le renversement en « ouverture » messianique (Wo Gefahr ist, da wächst das Rettende auch, écrit le poète) [42] ne se laisse pas imaginer. Quelles sont donc nos possibilités de résister et de construire un autre futur ? Je n’en sais rien. Mais il faut parier, car « nous sommes embarqués ». Je proposerai de simples orientations pour la réflexion.
Au niveau le plus général, je pense qu’il doit toujours exister une réciprocité de perspectives entre les luttes de libération dirigées contre des puissances impérialistes déterminées (c’est-à-dire des « empires », ou leurs substituts) dans lesquelles s’engagent les peuples ou les communautés qu’elles oppriment, et le combat politique contre l’impérialisme en tant que système, considéré dans sa totalité et dans sa logique propre. Les résistances et les révoltes sont ad hominem, ou plutôt ad dominum – elles sont imprescriptibles et visent toujours un adversaire déterminé, parce que des groupes humains ne sont jamais opprimés abstraitement par un système ou une logique, mais par d’autres groupes politiques concrets, nantis de leurs moyens civils et militaires. Mais le combat général ne peut pas non plus être sacrifié, parce que la défense ultime d’un impérialisme quel qu’il soit réside toujours dans le rapport de « solidarité antagoniste » qui le lie à d’autres. Cela vaut en particulier dans le cas (fréquent) où une lutte anti-impérialiste éprouve la nécessité vitale de trouver appui auprès d’autres impérialistes ennemis du « sien », ce qui inévitablement se fait au détriment de l’internationalisme et des alliances avec d’autres révoltes « d’en bas ». Réciproquement, tout impérialisme tend à enrôler et à manipuler les victimes de ses adversaires. Le « wagon plombé » de Lénine n’est pas une exception… Aucune puissance impérialiste (même celle qui est « hégémonique » dans une période donnée) n’est l’impérialisme comme tel.
Ceci pose la question du rapport dialectique entre universalité et particularité dans la lutte contre l’impérialisme. Une autre façon, corrélative, de l’aborder, consiste à mes yeux à tenter de réunir en un seul discours (une seule stratégie) des engagements « antisystémiques » locaux et globaux. Cela peut passer par l’universalisation d’une cause emblématique, de façon à ce qu’elle devienne une cause « juste » pour le monde entier : je pense évidemment à la cause palestinienne, mais aussi à d’autres, comme la cause des « errants » aujourd’hui traqués et envoyés à la mort entre des frontières hostiles, ou à celle des femmes qui, notamment dans les régimes théocratiques, sont brutalisées et privées des droits les plus élémentaires. Cela doit passer également par la construction de réseaux transnationaux dans lesquels se forment des sujets collectifs « hybrides » ou « intersectionnels » mêlant les classes (pas toutes…), les genres, les races, les nationalités, pour défendre des intérêts communs tels que la paix et le désarmement, la coopération Nord-Sud en matière d’économie, d’éducation et de santé, et même le dialogue interculturel et inter-religieux (qui est lui-même une forme de cette « hybridité »). Avant tout la sauvegarde de l’environnement, dont la destruction ne sera stoppée ou ralentie que par une alliance « multicolore » enracinée partout, qui est le grand internationalisme d’aujourd’hui [43]. Il s’agit à la fois de contourner les Etats et d’exercer sur eux la pression maximale pour faire évoluer leur politique.
Mais je voudrais pour conclure revenir à l’idée du partage du monde, que j’ai mise au centre de mon résumé portant sur l’impérialité de l’impérialisme. Le partage du monde est aussi un partage de l’humanité, qu’il faudrait replacer dans la très longue histoire de la « colonisation » de la planète par l’espèce humaine et des modes d’occupation de la terre qui la divisent elle-même, mais que le capitalisme et l’impérialisme ont redéfinie de façon brutale. Avec Lénine, j’ai soutenu que le partage impérialiste devenait immédiatement un repartage, une redistribution violente des territoires et des populations. C’est ce qui s’est produit de façon répétée, jusqu’à ce que, au cours du 20e siècle, l’émergence d’une « superpuissance » économique et militaire, puis son déclin relatif et sa contestation par une rivale dont elle est en même temps étroitement dépendante (la Chine), produise une unification conflictuelle du monde. Les différentes modalités du partage s’y superposent comme autant de « frontières intérieures » : division des alliances et des régimes, division des idéologies, distribution des zones de richesse et de pauvreté, distribution des formes de la violence armée… Elles s’y superposent mais ne coïncident jamais exactement. Je dirai que ce tableau complexe engendre un partage de l’humain comme tel. Il semble contredire une unité ou « généricité » qui constitue son horizon mais n’existe qu’en puissance, ou plutôt se trouve en permanence empêchée par des obstacles et des forces qu’il faudrait pouvoir écarter. [44] Il s’agit, comme dirait le philosophe Gilles Deleuze, d’une « humanité manquante », ou d’une unité de l’espèce qui n’a jamais existé, mais insiste de partout contre les pouvoirs qui la bloquent. Ecarter les obstacles à l’unification de l’humain, ou réunifier les humains (et probablement aussi les non-humains dont le capitalisme a détruit les conditions de survie) n’a rien à voir avec le fantasme de création d’un « Etat universel » c’est-à-dire d’un unique empire. C’est tout le contraire : la formation d’une communauté cosmopolitiquefédérant des peuples, des cultures, de modes d’existence. Disons comme Said qu’il faut viser, contre le partage de l’humain, un « contrepoint » de multiples humanités. Il s’agit d’une utopie, bien sûr, mais dont toutes les luttes anti-impérialistes de taille et de modalité diverse poursuivent la réalisation.
On se souvient du choix que proposaient il y a un siècle les vieux socialistes et communistes confrontés à la catastrophe de la guerre mondiale : impérialisme ou révolution. Cela voulait dire aussi : seule la révolution peut mettre fin à l’impérialisme, faire entrer l’humanité dans une nouvelle histoire. Autant le dire simplement : je ne sais pas ce que pourrait être aujourd’hui « la révolution ». Mais je crois que toutes les luttes anti-impérialistes dans leur énorme diversité de conditions et de modalités, sont révolutionnaires. Marx avait écrit (ou à peu près) qu’elles sont « le mouvement réel qui abolit l’état de domination existant ». Et de fait, prises toutes ensemble, nous pourrions dire qu’elles sont la révolution au 21e siècle.
Etienne Balibar