Pourtant, sans son tempérament anticonformiste et son aversion viscérale pour l’ordinaire et le conventionnel, sa vie aurait pu prendre une autre tournure. Poussé par ses parents, qui étaient conservateurs, il est entré au séminaire à l’âge de douze ans, après l’école primaire. Il n’a pas supporté plus d’une année de dogmes et d’idées religieuses, et il a tout arrêté brusquement.
À l’université des Philippines, Dodong se met à lire avec avidité Karl Marx et Frederich Engels, tout en essayant vainement d’amener l’Action catholique étudiante (UPSCA) à s’ouvrir davantage aux idées progressistes. Mais il a fait la rencontre de la plus belle des étudiantes du campus, Ana Maria « Princesse » Ronquillo, également dirigeante de l’UPSCA. Ils faisaient aussi tous deux partie du conseil des étudiants de l’université. Conformément à sa conviction que la vie privée et la vie politique vont de pair, Dodong a commencé à faire la cour à Princesse en lui offrant un exemplaire de l’ouvrage d’Engels intitulé « Socialisme utopique et socialisme scientifique », avec cette dédicace :« Puissions-nous former un seul cœur et un seul esprit ».
Ils se sont mariés peu après que Dodong a commencé à enseigner à l’école d’administration publique de cette université. Il était alors devenu un athée convaincu.
La décision de Dodong de commencer par enseigner l’« administration publique » plutôt que les « sciences politiques » a fait ressortir son sens aigu du respect des bonnes pratiques. Son père, l’éminent zoologiste Francisco Nemenzo Sr, était alors le doyen du Collège des Arts et des Sciences où l’on enseignait les sciences politiques. Pour éviter tout conflit d’intérêt ou tout soupçon de favoritisme, Dodong a choisi de ne pas travailler sous la direction de son père. Quand ce fut le moment convenable, il intégra le département de sciences politiques de l’Université des Philippines (UP).
Après avoir obtenu son diplôme de maîtrise en administration publique à l’UP avec un mémoire sur « Le programme d’accès à la terre pour les sans-terre aux Philippines », Dodong a obtenu une bourse pour faire un doctorat à l’université de Manchester, au Royaume-Uni. À Londres, il a d’abord fréquenté des militants radicaux trotskistes et anarchistes, avant de se rapprocher du Parti communiste de Grande-Bretagne.
Camarades
À la même époque, il a commencé à correspondre avec l’ancien meneur étudiant de l’UP, Jose Ma. « Joma » Sison, qui était déjà un cadre de haut rang du Partido Komunista ng Pilipinas (PKP). Le PKP était alors en pleine renaissance et en train de se reconstituer après avoir été décimé par la rébellion ratée des Huk à la fin des années 1940 et au début des années 1950. À Manchester, Dodong a obtenu son doctorat avec une thèse sur « La révolution et la contre-révolution en Birmanie et en Malaisie ». Lorsque Dodong retourne aux Philippines en février 1965, Joma le recrute pour le PKP [1].
Par la suite, une amitié et une camaraderie étroites se sont nouées entre eux, et tous deux ont été élevés au rang de plus jeunes membres du comité central provisoire du PKP et, plus tard, du bureau politique. Leurs familles ont tissé des liens et Dodong et Joma fêtaient ensemble leurs anniversaires, étant nés à un jour d’intervalle. Princesse était également la marraine (ninang) de la deuxième fille des Sisons, tandis que Joma était le ninong du deuxième fils des Nemenzo.
Pourtant, en 1967, les deux amis se sont séparés lorsque Joma a quitté le PKP pour former un parti communiste concurrent. Dodong choisit de rester au PKP, une décision qu’il regrettera plus tard. Alors que le nouveau Parti communiste des Philippines (CPP) [2], d’orientation maoïste, se développait rapidement et attirait de jeunes cadres militant.e.s, le PKP stagnait et se faisait distancer, ses dirigeants de la période Huk adoptant une stratégie trop prudente, craignant de répéter les erreurs du passé et de s’exposer à des représailles de la part de l’État. Comme on pouvait s’y attendre, des conflits, parfois violents, ont éclaté entre les deux partis communistes.
Dodong était à la tête de la branche universitaire du PKP et s’entourait de jeunes militant.es étudiant.es. Ils et elles ont relancé les activités de propagande du parti par le lancement de deux journaux édités sur du matériel acquis par le parti et qui publiaient régulièrement des documents et des prises de position du parti sur dees questions nationales et internationales.
Des stages de formation aprofondie et des programmes destinés aux cadres ont également été mis en place.
La loi martiale
Lorsque le président Ferdinand Marcos Sr. a promulgué la loi martiale en septembre 1972, la direction du PKP a expliqué que la nouvelle situation lui était favorable étant donné que la principale cible de Marcos était le CPP maoïste. Une circulaire du parti ordonnait à ses cadres de ne pas s’engager dans la lutte armée contre Marcos et de continuer à mener la lutte dans le cadre du parlementarisme.
Au bureau politique, Dodong s’est opposé à cette analyse et a regroupé des militant.es et des cadres basés en milieu urbain pour organiser une opposition armée à la loi martiale dans les villes. Il quitta l’Université des Philippines (UP) et entra dans la clandestinité. Dépourvu d’une base rurale sur laquelle s’appuyer, cette dernière restant sous le contrôle de la vieille garde du PKP, il s’est rapidement rendu compte de la stérilité des actions de ses partisans. Plus grave encore, le PKP a riposté en le déclarant, lui et son groupe, coupables de trahison envers le parti, puis en enlevant et en exécutant les plus hauts dirigeants du groupe dissident à l’issue de procès sommaires. Dodong est parvenu à échapper au même sort alors qu’il était bloqué dans un village rural du centre de Luzon. Les personnes chargées de l’éliminer ont refusé de suivre l’ordre et l’ont laissé s’échapper et rejoindre Manille. Face à la tournure prise par les événements, il n’a eu d’autre recours que de rompre ses liens avec le PKP.
Dodong sera cependant capturé par les militaires de Marcos en janvier 1973 et passera près de deux ans en prison. Princesse l’avait rejoint dans la clandestinité et fut également arrêtée et incarcérée. Après sa libération, Dodong a été réintégré comme professeur de sciences politiques à l’Université des Philippines (UP), où il s’est consacré à l’enseignement et à la recherche, transmettant des idées radicales et socialistes à une génération connue sous le nom de « bébés de la loi martiale ».
Du fait de ce qu’il avait connu au PKP, il avait adopté une approche non conventionnelle et non orthodoxe du marxisme, rejetant une application rigide et stérile des idées et analyses de Marx sur la société et la révolution, et critiquant à la fois les modèles soviétique et chinois. Commentant les scissions et les conflits entre les diverses formations de la gauche philippine, il considérait le sectarisme et le dogmatisme comme le fléau des mouvements révolutionnaires partout dans le monde.
Vie universitaire
Comme professeur, il était le préféré des étudiant.es qui étaient attiré.es par ses idées révolutionnaires et hérétiques sur la politique, la société et la vie en général. De plus, il était doté d’une personnalité affable, généreuse et très accessible avec laquelle les étudiants se sentaient à l’aise. Je ne sais pas pourquoi, mais même son accent de Visayan attirait certaines étudiantes. Dans une publication sur Facebook, une ancienne étudiante, Babeth Lolarga, a écrit : « Francisco ’Dodong’ Nemenzo Jr. était ce professeur de sciences politiques inoubliable qui nous rendait Marx et Lénine si attirants que nous, étudiant.es, étions prêts à sortir le poing levé à la fin de son cours ou à donner un coup de poing sur le nez du premier dirigeant de multinationale qui se présenterait. C’est dire à quel point il était convaincant ».
À son retour dans la vie universitaire, Dodong a été accaparé par le travail administratif, d’abord en tant que doyen du département des arts et des sciences, qui n’étaient alors pas encore séparés, puis en tant que chancelier de l’université constitutive de l’UP Visayas, régent de la faculté, et, en 1999, président de l’ensemble du réseau de l’UP. En tant que responsable universitaire, il a défendu la liberté et l’autonomie académiques, la pensée critique, les droits et les conditions de vie des étudiants, et il a résisté aux incursions dans le milieu universitaire commises par l’État en vertu de la loi martiale.

Voici comment il a relaté l’entretien que le conseil d’administration de l’UP lui a fait passer pour la présidence de l’UP : « Le conseil d’administration - siégeant en assemblée plénière en sa qualité de commission chargée du recrutement - m’a demandé à brûle-pourpoint s’il était vrai que j’étais un communiste. J’ai répondu : »Oui, avec un petit « c », ce qui signifie que je reste marxiste mais que je n’appartiens pas au Parti communiste des Philippines [CPP] ou au Partido Komunista ng Pilipinas. J’ai rompu mes liens avec ce dernier. Si je suis élu président, je ne recevrai d’ordre d’aucun groupe extérieur. L’université sera ma seule préoccupation.
« J’ai refusé de me renier même si je n’appartenais plus à un parti communiste. Je continue à croire que le marxisme est le meilleur cadre d’analyse du capitalisme. Ce serait de l’opportunisme pur et simple que de désavouer ce en quoi je crois sincèrement juste pour obtenir la présidence. Mais je n’utiliserai jamais mon autorité de président pour promouvoir une idéologie. L’université devrait toujours être une enceinte où s’affrontent des écoles de pensée différentes. Tout au long de mon mandat, j’ai gardé à l’esprit que l’UP est une institution qui fonctionne dans un système capitaliste. Pour instaurer des réformes radicales à l’université, il faut briser ce système ; sinon, les forces obscurantistes de la réaction disposeront d’un prétexte pour s’immiscer dans ce refuge de la libre pensée ».
Après l’assassinat du leader de l’opposition Benigno « Ninoy » Aquino Jr. en 1983, Dodong s’est associé à l’ancien sénateur Jose W. Diokno pour créer Kaakbay (Kilusan para sa Karapatan at Kalayaan ng Bayan), qui proposait une alternative démocratique et nationaliste au système politique et économique instauré par la loi martiale. Les idées nationalistes libérales commençaient toutefois à se révéler inadaptées à la lumière des horreurs de la dictature de Marcos et de la complicité des classes dirigeantes et capitalistes dans le maintien d’un système d’oppression et d’exploitation, que ce soit sous la loi martiale ou sous le régime démocratique libéral qui a succédé à Marcos.
Bisig
C’est ainsi que, fin 1986, Dodong a pris la tête d’un groupe constitué d’activistes marxistes ayant quitté le CPP et le PKP, de personnalités de gauche indépendantes et de sociaux-démocrates de gauche pour fonder la formation socialiste Bukluran sa Ikauunlad ng Sosyalistang Isip at Gawa (Bisig), ou « Union pour la promotion de la pensée et de l’action socialistes ». Ce groupe considère les Philippines comme une société capitaliste et affirme que c’est le paradigme et le programme socialistes qui doivent désormais guider les mouvements sociaux visant un changement radical. Il a été le premier président national de Bisig.
L’influence de Dodong et sa façon d’analyser la politique ont trouvé un écho non seulement dans les cercles de gauche, mais aussi parmi les officiers réformistes des forces armées philippines, qui lui demandaient conseil et organisaient avec lui des sessions éducatives sur tous les sujets liés à la politique philippine et internationale. Une amitié improbable s’est également développée entre Dodong et Joseph « Erap » Estrada, lorsque ce dernier était encore sénateur et qu’il s’opposait à la présence de bases militaires américaines, et ce jusqu’à ce qu’Erap devienne président des Philippines. Il semblerait qu’Erap ait joué un rôle déterminant dans l’accession de Dodong à la présidence de l’UP en 1999.
En 2016, Dodong a contracté une méningite bactérienne qui l’a rendu physiquement invalide, l’obligeant à se déplacer en fauteuil roulant et à recourir à l’aide d’une personne soignante 24 heures sur 24, mais son acuité mentale est restée intacte et il a continué à participer à des forums et à des colloques, même si ses capacités d’expression étaient réduites. À l’occasion du 100e anniversaire de la révolution russe en 2017, il a donné une conférence de quatre heures en deux parties sur l’importance mondiale de la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie. Lors de la série de conférences Marx 200 en 2018, il a fait une conférence de trois heures sur l’histoire du mouvement socialiste aux Philippines. Lors de l’élection présidentielle de 2022, il a soutenu sans réserve les candidatures à la présidence et à la vice-présidence du dirigeant ouvrier Leody de Guzman et de l’universitaire radical Walden Bello, dont le programme électoral en faveur du socialisme aux Philippines était le premier du genre dans le pays.
Dodong ne s’est jamais complètement remis de sa maladie. Au fil des ans, son état s’est lentement détérioré. Après trois hospitalisations en l’espace de trois mois en 2024, il est décédé, laissant en héritage un engagement fondé sur des principes et une action inébranlable en faveur de la cause des classes laborieuses, des pauvres, des opprimé.e.s et des marginalisé.e.s, ainsi que l’espérance persistante de voir naître un monde meilleur et humain pour tou.te.s.
Eduardo C. Tadem