En 2017, alors que les forces du régime syrien assiégeaient le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, dans la banlieue sud de Damas, et que la nourriture se faisait rare, six sœurs palestiniennes ont mis au point une stratégie originale pour assurer leur survie durant la guerre civile : un petit jardin. Rempli de fleurs et de légumes, le jardin fournissait la subsistance, ainsi qu’un camouflage pour la maison dans les ruelles étroites du camp. Mais ce qui est tout aussi important, c’est qu’il constituait un moyen essentiel d’affirmation de leur volonté de vivre, ainsi qu’un symbole de leur lien avec la terre.
« Ceux et celles qui ont visité notre jardin ont dit que nous avions créé un petit paradis au cœur de la guerre », racontait fièrement Sabah Abdoul-Mahmoud, l’une des sœurs. « Quiconque est capable de préserver sa maison et son quartier est capable de préserver son pays ».
Après que leur famille avait été chassée de Haïfa en 1948, Sabah et ses sœurs Hanan, Amal, Izdihar, Miso et Oum Rami ont vécu presque toute leur vie dans la même maison à Yarmouk. Miso, Sabah, Amal et Izdihar ont réussi à y demeurer tout au long de la guerre pour préserver leur maison, alors que le contrôle du camp passait des mains de l’Armée syrienne libre à celles de Jabhat al- Nosra, puis de celles de Daëch à celles des forces gouvernementales de Bashar Al-Assad.
Amal, la plus jeune des six, âgée de 51 ans, a déclaré à +972 qu’elle et ses sœurs « aiment profondément la Palestine et sont fières de leurs origines », mais que c’est à Yarmouk qu’elles éprouvent un véritable sentiment d’appartenance. Aujourd’hui, après la chute d’Assad, elles font partie de celles et de ceux qui cherchent à reconstruire un avenir dans le camp, qui est resté dévasté par la guerre.
Deux femmes marchent dans la rue à Yarmouk, le 23 décembre 2024. (Santiago Montag)
Selon l’Action Group for Palestinians in Syria (AGPS), environ 60 % des bâtiments du camp ont été endommagés ou détruits pendant la guerre, au cours de laquelle 4 300 réfugié.e.s palestinien.ne.s ont été tué.e.s et plus de 3 000 emprisonné.e.s . Avant la guerre, Yarmouk regroupait 160 000 Palestinien.e.s ; En 2018, ils n’étaient encore que 200 à avoir dû quitter le camp.. Aujourd’hui, ce sont plusieurs milliers de personnes qui ont entamé un lent et douloureux retour.
En marchant dans ses rues, au milieu de rangées et de rangées de bâtiments bombardés et criblés de trous par des années de bombardements, on ne peut s’empêcher de penser aux images qui nous parviennent quotidiennement de la bande de Gaza. On peut même trouver des ossements humains dans les décombres : Bassim Haidar, un homme de 72 ans, raconte qu’il voit souvent des enfants jouer avec dans les rues.
Dans l’école Al- Qods, aujourd’hui à moitié effondrée, un tableau noir témoigne du dernier cours d’anglais dispensé en 2012, lorsque les habitants du camp ont commencé à fuir de peur d’être pris dans les tirs croisés. La plupart des écoles de Yarmouk ont fermé leurs portes en 2015, lors de la mise en place du siège complet du camp par le régime Assad.
Un enfant assis dans les ruines de l’école Al Qods au cœur de Yarmouk, le 27 décembre 2024. (Santiago Montag)
Pourtant, la vie continue au milieu des ruines et de la détresse. Dans les restes d’une ancienne boutique, Houda Alazzeh, une Palestinienne de 50 ans dont la famille est originaire de Yaffa, a installé un étalage de nourriture improvisé lorsqu’elle est revenue en 2023, avant le renversement d’Assad. « Nous sommes conscients que notre génération ne verra plus jamais Yarmouk tel qu’il était auparavant », a-t-elle déclaré à +972.
Son stand est l’un des nombreux commerces qui ont récemment rouvert dans le camp. Dans beaucoup d’entre eux, les propriétaires utilisent des draps de lit en guise de portes.
« Nous avons commencé à revenir il y a quelques années - les premiers sont arrivés en 2020. Mais il y a encore beaucoup à faire », a déclaré Tareq, un voisin de Houda âgé de 65 ans, en allumant une cigarette. « La vie ici est insupportable, mais nous ne pouvons aller nulle part ailleurs ».
Tareq, un réfugié palestinien de 65 ans, assis sur les restes d’un mur à Yarmouk, le 19 décembre 2024. (Santiago Montag)
Des blessures ouvertes
Établi près d’une décennie après la Nakba de 1948 par des Palestinien.ne.s déraciné.e.s, Yarmouk est progressivement devenu un faubourg animé de Damas et le plus grand camp de réfugié.e.s palestinien.ne.s de Syrie, avec 160 000 Palestinien.ne.s enregistré.e.s et 650 000 résident.e.s syrien. ne.s à l’apogée de son existence.
Au début du printemps arabe, de nombreux Palestiniens de Yarmouk et de toute la Syrie avaient décidé de rester neutres dans le conflit, conscients de leur statut politiquement sensible dans le pays et craignant la violence et les effusions de sang dont certains avaient fait l’expérience directe lors de la guerre civile libanaise.
Cette neutralité a été mise à l’épreuve pour la première fois en juin 2011, lorsque le Front populaire de libération de la Palestine-Commandement général, un groupe armé palestinien à la solde du régime syrien, a ouvert le feu sur des habitant.e.s du camp qui protestaient contre le gouvernement Assad et l’occupation israélienne du plateau du Golan. Au cours des mois suivants, des manifestations sporadiques ont eu lieu à Yarmouk pour soutenir l’opposition, bien que de nombreux résidents palestiniens - ainsi que plusieurs factions politiques non alignées sur le régime à l’intérieur du camp - aient refusé d’y prendre part.
Un combattant palestinien observe la foule de Palestinien.ne.s et de Syrien.ne.s lors de la manifestation en mémoire des personnes tuées au cours de la guerre civile syrienne, à Yarmouk, le 27 décembre 2024. (Santiago Montag)
C’est en août 2012 qu’a eu lieu le premier grand massacre dans le camp, lorsque deux obus de mortier ont explosé dans la rue très fréquentée d’Al-Ja’una, tuant plus de 20 Palestinien.ne.s, dont deux enfants, selon l’AGPS. En décembre 2012, les rebelles de l’Armée syrienne libre et de Jabhat al-Nosra ont pris pied dans le camp. Le 16 décembre, des avions de chasse syriens ont bombardé la mosquée Abd al-Kader al-Husseini au cœur de Yarmouk, où quelque 600 civils s’étaient réfugiés pour échapper aux combats, pensant qu’ils ne seraient pas pris pour cible.
Mohammed Amairi, un ouvrier palestinien de 45 ans, a parlé à +972 de l’horreur de cette journée à proximité des décombres de la mosquée. « Des hommes, des femmes et des enfants ont été tués par les bombardements aériens de l’État syrien », a-t-il raconté. « Partout, des têtes et des mains ont été arrachées. Des dizaines de personnes ont été tuées lors de cette attaque, à la suite de laquelle près de 90 % de la population a fui le camp. »
« Au mois de juillet suivant, les forces d’Assad avaient complètement encerclé Yarmouk, et pour les 20 000 résident.e.s restant, la simple survie était devenue un supplice. »Nous étions seuls« , se souvient Izdihar. Pendant le siège de 2014, plus de 150 personnes auraient péri dans le camp en raison de la faim et par manque de médicaments. »Pendant neuf mois, nous avons survécu grâce à tout ce qui pouvait nous rester encore, en faisant du pain avec des lentilles« , a raconté Miso, les larmes aux yeux. »Si nous trouvions du sucre, nous faisions des bonbons et du pain pour les enfants qui avaient la jaunisse", a ajouté Amal.
Des enfants courent dans la rue principale de Yarmouk, le 27 décembre 2024. (Santiago Montag)
Au cours des premiers mois de 2014, l’une des brèves périodes pendant lesquelles l ’aide humanitaire de l’UNRWA est parvenue à entrer dans le camp, la distribution des denrées a souvent été perturbée par des tirs d’armes lourdes et des bombardements. Le 23 mars, 29 personnes ont été tuées lorsqu’un obus de mortier a explosé à côté d’un point de collecte de colis alimentaires. « Ils voulaient nous faire mourir de faim », a déclaré Miso. « Beaucoup de ceux qui sont allés chercher des médicaments et de la nourriture ne sont jamais revenus. »
Au cours de la guerre civile, le camp est devenu une base d’opérations pour l’Armée syrienne libre, avant d’être repris par Jabhat al-Nosra puis par l’État islamique en 2015. Mais « la majorité de la population de Yarmouk ne soutenait aucun de ces groupes armés », explique Mohammed.
Alors que ces groupes se disputaient le contrôle du camp, les six sœurs palestiniennes - dont la maison était située dans un no man’s land, à la limite des zones contrôlées par les factions - s’asseyaient sur le seuil de leur porte, donnant sur la rue, pour dissuader les pillards. « Nous sommes restées pour garder notre maison et celles de nos voisins », explique Miso à +972, l’air déterminé.
Peu avant que les forces gouvernementales ne reprennent Yarmouk en 2018, le tribunal de la charia de l’État islamique, qui avait ordonné aux femmes du camp de porter le voile intégral, a tenté de forcer les sœurs à évacuer leur maison. « Nous avons résisté à coups de bâtons et de chaussures », raconte Amal, sous les rires de ses sœurs. « »Les Daëch ont pensé que nous étions des hommes, parce que nous étions si fortes« ».
Mais la reprise du contrôle de Yarmouk par le régime ne mettra pas fin aux souffrances. Tout en parlant à +972, Mohammed serrait contre lui une photo de son frère Ahmed Amairi, un médecin qui portait régulièrement secours aux blessés de Yarmouk au cours de la première année de la guerre en les évacuant vers l’hôpital universitaire Assad. Les forces du régime l’ont brutalement appréhendé à son domicile en 2012, quelques jours après le massacre de la mosquée Abdel Kader al-Husseini ; Mohammed a attendu pour avoir de ses nouvelles jusqu’au 10 décembre 2024, date à laquelle le corps de son frère a été retrouvé dans la tristement célèbre prison de Sednaya, où il était mort de faim.
Mohammed Amairi, un ouvrier palestinien de 45 ans, devant la mosquée Abdel Kader al-Husseini, au cœur de Yarmouk, le 19 décembre 2024. (Santiago Montag)
Reconstruire l’avenir
Assis à un coin de l’avenue principale de Yarmouk, un groupe de maçons syriens et palestiniens s’est rassemblé avant de commencer son travail quotidien dans l’un des bâtiments du secteur. « Les bâtiments sont sévèrement démolis, mais nous faisons tout ce que nous pouvons, nous avons une longue route devant nous », explique Omar, l’un des maçons, à +972.
Omar, qui insiste sur son statut de réfugié palestinien (« c’est ce qui est écrit sur ma carte d’identité »), travaille en compagnie de Tamer, 57 ans. Tous deux appartenaient à un groupe palestinien de gauche durant la guerre civile au Liban. Expulsés en 1987 du territoire libanais pour leur implication dans la guerre, ils sont revenus dans le camp en 2019, ils ont connu la guerre des deux côtés de la frontière.
Les conditions de travail des ouvriers de Yarmouk - dont beaucoup ont moins de 18 ans - sont épouvantables. Avant la chute du régime, ils gagnaient 4 dollars par jour pour reconstruire les bâtiments détruits par la guerre, sans aucun équipement de protection individuelle. « Aujourd’hui, notre salaire ne dépasse pas 50 000 livres syriennes par jour (2 dollars) », explique Ahmed, un autre ouvrier.
Omar, un réfugié palestinien de 54 ans, montre où se trouve le village de sa famille en Palestine, à Yarmouk, le 23 décembre 2024. (Santiago Montag)
Un jeune travailleur du nom de Abdallah raconte qu’il a été emprisonné à plusieurs reprises par le régime d’Assad avant de fuir la Syrie pour la Turquie, puis l’Allemagne. À son retour en Syrie en 2022, il a été incarcéré dans les tristement célèbres Unité 215 puis Unité 235 (également connue sous le nom d’e « Branche Palestine ») pour avoir prétendument aidé l’Armée syrienne libre. Il a ensuite été transféré à la prison d’Adra, où il a été détenu jusqu’au 8 décembre à 2 heures du matin, lorsque les rebelles l’ont libéré en même temps que les autres prisonniers.
Après sa libération, Abdallah est retourné à Yarmouk dans l’espoir de trouver du travail et de refaire sa vie. Il y a été rejoint par sa famille, qui y était revenue à la fin de 2022 en raison du coût élevé de la vie à Damas. Aujourd’hui, il partage avec cinq membres de sa famille une maison à Yarmouk sans fenêtres, ni portes, ni chauffage au beau milieu des rigueurs de l’hiver.
En effet, la plupart des habitants de Yarmouk qui reviennent font partie des quelque 70 % de la population syrienne confrontée à l’extrême pauvreté en raison de l’inflation élevée, des retombées de la pandémie de COVID-19 et du tremblement de terre meurtrier de février 2023, des sanctions internationales contre le régime d’Assad et d’autres problèmes encore. Avec la hausse des prix du carburant, la plupart des familles de Yarmouk n’ont pas les moyens de se chauffer, et la faim est une bombe à retardement.
Houda Alazzeh, une Palestinienne de 50 ans, près de son étalage de nourriture à Yarmouk, le 19 décembre 2024. (Santiago Montag)
Au Croissant-Rouge palestinien, l’une des rares organisations à apporter un soutien psychologique, à dispenser un enseignement et à organiser des ateliers de formation professionnelle pour les habitants de Yarmouk, Fatima Sadiqi, une bénévole de 30 ans, décrit les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes qui retournent dans le camp.
« Il n’y a pas eu d’eau depuis six jours, pas d’électricité et pas de nourriture », a-t-elle déclaré à +972 le 23 décembre. « Nous recherchons des fonds pour installer des panneaux solaires et des générateurs afin qu’il y ait de l’électricité la nuit. Le camp sombre dans l’obscurité lorsque le soleil se couche ».
Pour ne rien arranger, depuis la chute d’Assad, les accusations d’avoir soutenu le régime se sont multipliées parmi ceux qui sont revenus à Yarmouk - qui représentent aujourd’hui entre 5 et 10 % de la population du camp avant la guerre, selon les estimations du Croissant-Rouge palestinien (PRCS).
« Sous le régime d’Assad, les zones [non habitées et périphériques ] [du camp] étaient très peu sûres, car les contrebandiers et les voleurs [qui] étaient liés au gouvernement [y opéraient] », a déclaré Abou Ali, un résident de 48 ans. Après l’accord d’évacuation de 2018, le camp est resté officiellement fermé et, selon les témoignages de plusieurs résident.e.s, le gouvernement a envoyé des militaires pour piller ce qu’il restait des maisons. « Certaines personnes qui sont restées pendant la guerre sont considérées comme des partisans d’Assad et sont menacées d’être expulsées de leurs maisons », a ajouté Abu Ali.
Aujourd’hui, la montée en puissance rapide de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), le groupe rebelle islamiste qui est devenu la force dominante dans le pays, a apporté beaucoup d’incertitude dans le camp.
Récemment, le nouveau gouvernement dirigé par HTC a ordonné à toutes les factions palestiniennes du camp de remettre leurs armes, principalement celles qui ont eu des liens avec Assad. Mais on ne sait pas encore si les factions obtempéreront, ni comment cela se passera.
Le nouveau gouvernement syrien, que Fatima a soigneusement qualifié de « neutre », n’a pas non plus de plan concret pour aider les habitants de Yarmouk qui reviennent. « Ils doivent reconstruire leurs maisons de leurs propres mains », a-t-elle ajouté.
Les habitants de Yarmouk espèrent un nouveau départ - mais ils partagent une même appréhension quant à l’avenir sous un HTC. « Nous avons subi de plein fouet les exactions du régime Assad », comme le dit Fatima, « mais nous connaissons aussi les crimes de l’État islamique, de [Jabhat] Al Nosra et des autres factions ».
Santiago Montag