L’Institut international de recherche et de formation (IIRF) s’est ouvert en septembre 1982, à Amsterdam. Il a aujourd’hui quitté les vénérables immeubles de la Willemsparkweg qui l’ont si longtemps accueilli ; mais le vingt-cinquième anniversaire de son inauguration nous offre un bon prétexte pour revenir sur ce que fut la première décennie d’une expérience militante assez unique.
Quand il s’est formulé, à la fin des années 1970, le projet semblait fou : créer un institut international où des militantes et militants venus des cinq continents [1] et appartenant à des courants politiques de traditions diverses pourraient se retrouver plusieurs mois durant afin d’étudier, afin de revisiter ensemble l’histoire passée du combat socialiste, afin de réfléchir sur leurs propres expériences de luttes et leurs leçons. Il fallait pour cela d’importants moyens matériels, à commencer par des locaux où une trentaine de stagiaires dans le cas de sessions longues (et jusqu’à deux fois plus pour des réunions courtes) pouvaient vivre, travailler et débattre.
L’objectif était matériellement et politiquement très ambitieux — tellement ambitieux qu’il pouvait paraître au-dessus de nos forces. A notre connaissance, il était d’ailleurs sans précédent — et le reste à ce jour. Les « universités rouges » du passé étaient en effet l’œuvre d’Etat : URSS, Allemagne de l’Est, Chine… Rien de comparable, donc. En septembre 1982, quand nous avons ouvert les locaux de l’IIRF pour accueillir la première session internationale, nous ne savions pas combien de temps cette expérience pourrait durer. Nous voulions au moins assurer cinq ans d’activités, mais nous avions conçu l’Institut pour qu’il puisse durer bien au-delà. Cependant, sachant que la situation, dans les années 1980, n’était pas très favorable, nous nous gardions de pronostics trop optimistes.
Vingt-cinq ans plus tard, l’IIRF est toujours là. Il vient même de changer de locaux pour commencer un nouveau cycle de vie. Au fil du temps, bien des choses ont changé. Nous voudrions donc revenir sur ce qu’a été la première décennie de l’Institut pour éviter que cette tranche d’histoire ne sombre dans l’oubli.
Les organisations au cœur du processus
En 1982 déjà et aujourd’hui encore, l’IIRF coopérait avec des organisations. C’étaient les organisations nationales concernées (et non pas l’Institut) qui sélectionnaient les stagiaires — des stagiaires qui avaient toutes et tous une histoire et des responsabilités militantes. C’étaient des organisations qui entraient en contact les unes avec les autres dans le cadre de l’Institut. C’étaient encore les organisations (et pas seulement les individus) qui devaient bénéficier de la formation, de l’effort d’élaboration collectif et des échanges internationaux assurés par l’IIRF. C’étaient enfin des organisations qui, via leurs cadres, faisaient profiter la collectivité d’Amsterdam de leur expérience.
Pour donner des résultats, ce va-et-vient entre organisations nationales et l’IIRF exigeait du temps. Il est difficile pour un seul individu de transmettre, à son retour au pays, ce qu’il a pu apprendre d’une session internationale de formation. La transmission devient plus effective quand, au fil des ans, ce sont dix ou vingt cadres qui ont fait le voyage. De même, en participant de façon répétée aux sessions de l’Institut, une organisation peut contribuer de façon beaucoup plus efficace qu’au cours d’une simple réunion à l’évolution au fond de la réflexion. Car, d’année en année, les cours et les rapports présentés à Amsterdam ont évolué, même dans le cas où leurs titres ne changeaient pas.
Dans une large mesure, la qualité de ce qui a été fait à Amsterdam reflétait la richesse de l’expérience des organisations qui participaient aux sessions — que ce soit par le biais des stagiaires ou par celui des intervenants. La richesse de ces expériences, mais leurs limites aussi : l’effort d’élaboration qui accompagnait le travail de formation et la capacité d’initiative de l’équipe animant l’Institut a atteint un palier au terme de la première décennie d’activité. On y reviendra en conclusion.
L’Institut d’Amsterdam ne se contentait évidemment pas d’enregistrer passivement l’apport des organisations nationales. Il a eu un rôle très important d’impulsion internationale. Il a constitué une équipe de responsables et d’intervenants sans laquelle le travail de transmission et de collectivisation de la réflexion, d’approfondissement de l’élaboration aurait été impossible. Mais le choix initial (être au service des organisations) avait de multiples implications. Donnons un exemple, qui concerne la composition des sessions. L’IIRF a toujours demandé aux directions nationales de choisir en priorité des cadres femmes pour y participer. Malgré cela, le pourcentage de femmes dans les sessions a, au mieux, atteint les 30% dans ces sessions « longues » de formation. Mais il n’était ni souhaitable ni possible que l’Institut se substitue aux directions nationales pour sélectionner les stagiaires et assurer la parité.
La composition des sessions reflétait la réalité des organisations et de leurs réseaux de direction. Il y a bien évidemment eu une grande variété de participant(e)s. Un profile « type » dominait cependant : des militant(e)s d’origine sociale populaire, mais qui avaient atteint l’université — quitte à ne jamais trouver le temps d’achever leurs études. Une réalité bien différente de l’image du « gauchiste gosse de riche » que véhiculait souvent les médias. Il serait très intéressant de reprendre aujourd’hui les informations statistiques sur la composition des sessions de l’époque pour les comparer avec celles des périodes suivantes.
La conception originelle des sessions
Il y a beaucoup d’éléments de continuité dans l’histoire de l’IIRF, dont ce rapport privilégié à des organisations, à des engagements militants. Mais il y a aussi eu bien des changements. Le plus visible concerne la durée des sessions. La « première époque » de l’Institut d’Amsterdam a été celle des sessions « longues » : deux sessions internationales de trois mois étaient alors organisées chaque année.
Ces sessions de « formation » (les guillemets sont là pour indiquer qu’il s’agissait de bien plus que cela) et, au-delà, les activités de l’Institut devaient répondre à plusieurs objectifs :
– Donner a des militantes et militants l’occasion de s’extraire de l’activisme quotidien pour trouver le temps de lire, étudier et réfléchir à tête reposée. Ce temps de formation et de réflexion était un luxe dans bon nombre d’organisations à l’époque !
– Réunir des cadres d’organisations venus de différentes régions du monde pour croiser les expériences continentales et surmonter les barrières linguistiques qui faisaient que —même au sein d’une Internationale— les lectures et références n’étaient pas les mêmes entre anglophones, francophones et hispanophones (sans oublier les lusophones ou les mondes culturels non-occidentaux).
– Ouvrir l’Institut à toutes les organisations militantes radicales qui le souhaitaient, et pas seulement aux sections de la Quatrième Internationale, pour créer les conditions d’un échange entre traditions « marxistes révolutionnaires », « trotskystes », « maoïstes », « guévaristes », ou autres (les guillemets sont là pour rappeler combien ces qualificatifs peuvent être réducteurs, voire trompeurs).
– Combiner dans une même session formation, collectivisation et élaboration. C’est-à-dire revenir sur les fondements théoriques du marxisme, ainsi que sur l’histoire du mouvement socialiste et des révolutions, mais aussi tenter de renouveler la réflexion à la lumière des années 1960-1970. Ce qui nous conduit à l’un des objectifs les plus originaux poursuivi durant la première décennie de l’IIRF et sur lequel nous reviendrons plus en détail : la volonté de cadres entrés en activité militante durant la décennie 1960 ou au début des années 1970 (la « génération de 1968 ») d’utiliser l’Institut pour « faire le point » à mi-course, pour tirer des leçons d’une première tranche de vingt ans d’engagements.
Concrètement, l’organisation des sessions a été un compromis entre ces objectifs et nos possibilités.
Chaque session durait trois mois et abordait un éventail assez complet de questions : théorie, histoire, stratégie, féminisme, principes d’organisation, études spécifiques de cas… Au vu des objectifs (dont le temps de lire…) et de l’ampleur du programme, trois mois, c’était encore étriqué. Mais c’était aussi très long pour les participant(e)s et leurs organisations. De plus, avec deux sessions de trois mois par an (soit sept mois d’occupation des locaux en tenant compte des arrivées et départs des stagiaires), il restait déjà peu d’espace pour accueillir d’autres types de réunions.
Compte tenu de sa vocation internationale, l’Institut fonctionnait sur trois langues (occidentales…) : l’anglais, le français et l’espagnol. Mais chaque session de trois mois n’en utilisait que deux à la fois, sinon les problèmes d’interprétariat et de communication entre stagiaires seraient devenus trop complexes. En contrepartie, par exemple pour une session anglo-espagnole, il était demandé aux organisations francophones d’envoyer des membres parlant l’un au moins de ces idiomes. Mais les militants de l’époque n’étaient pas particulièrement doués en langues étrangères et la composition géographique des sessions n’a jamais été aussi équilibrée que nous l’aurions souhaitée : de nombreux asiatiques dans le cas d’une session utilisant l’anglais, de nombreux latinos dans le cas de l’espagnol…
Un lieu de vie
Durant trois mois, une vingtaine de stagiaires [2] vivaient et travaillaient dans l’Institut. Il fallait pour cela des locaux et un lieu idoines. Amsterdam offrait l’avantage de constituer un nœud aérien (facile d’accès sur le plan international), d’être assez proche de la principale « base d’appui » organisationnelle dont dépendait l’équipe d’Amsterdam (en France), en sus de l’aide fournie aux Pays-Bas, et d’offrir un environnement culturel très riche : il y avait bien d’autres choses à visiter que la bibliothèque militante de l’IIRF ! Les bâtiments de l’Institut eux-mêmes, avec leurs escaliers dangereusement raides qu’il fallait savoir apprivoiser [3], invitaient à découvrir l’esprit néerlandais.
Lesdits bâtiments ont dû être entièrement revus pour héberger l’Institut, lieu de travail et de vie, grâce à une excellente refonte architecturale. Avec, sur quatre niveaux : une salle de réunion pouvant accueillir une soixantaine de personnes et deux autres plus petites ; deux étages de bibliothèque ; deux étages aussi de chambres à coucher et douches ; une vaste cuisine collective et un réfectoire ; des appartements pour l’équipe de direction résidante ; enfin, pour la convivialité, une salle de musique, une salle télé et un petit jardin — sans oublier, énorme cerise sur le gâteau, le verdoyant Vondelpark voisin, si propice à la sortie de Beno-le-chien, à la promenade et à la détente, au jogging des sportifs, à la rêverie et à la tendresse partagée (voire à la pratique de l’ornithologie urbaine) [4]… Au fil des mois, les participant(e)s venus de pays tropicaux avaient, en se promenant dans ce parc, un aperçu du cycle des saisons propre à la zone tempérée. Il ne faut surtout pas sous-estimer l’importance de tels espaces de convivialité, à l’intérieur ou à l’extérieur des bâtiments !
Outre l’immersion dans la réflexion politique, les participant(e)s devaient aussi faire les courses (en gros !) et la cuisine, laver le linge, faire le ménage et tenir les locaux propres… Ce n’était pas des vacances ! Nos budgets serrés ne nous permettaient pas de faire appel à des professionnels et, d’un point de vue militant, il en était peut-être mieux ainsi. Il fallait constituer des équipes de cuisine où une personne au moins savait la faire, la cuisine — et pour une collectivité, qui plus est ! Les résultats étaient honorables mais… inégaux. Chaque session a eu sa « guerre culinaire » (fallait-il vraiment de la dinde à Thanksgiving et quid des autres fêtes ?) (fallait-il protéger les meules de fromage des raids nocturnes ?).
Sur un mode plus grave, les années 1980 sont celles de l’alerte au Sida. La prise en compte de cette nouvelle maladie ne s’est faîte que progressivement, à des rythmes différents suivant les régions, les pays ou les milieux. Principe de précaution oblige dans un institut international, nous avons donc dû, un temps, souligner la réalité du danger, lors de l’introduction aux sessions : « Hors le préservatif, point de salut ! ». Il était alors difficile d’interpréter le regard que nous jetaient certains stagiaires : était-ce « Pour qui me prend-il ? Je ne suis ici que pour étudier la politique ! » — ou plutôt l’expression du soupçon : « Est-il un père Lapudeur qui se cache derrière la médecine pour lever le drapeau de l’ordre moral ? ».
Trois mois en petite communauté multiculturelle, c’est long. Cela donne du temps à l’étude et aux échanges, mais aussi au mûrissement d’une crise, qu’elle soit personnelle ou plus collective. Le voyage à Amsterdam avait ses aspects déracinants. Des adultes se retrouvaient sur des bancs d’école et des hyper-actifs en position d’écoute. Un pourcentage assez élevé de participant(e)s —40%— n’étaient jamais sortis de leur pays avant de venir à nos sessions de formation et se retrouvaient en terre étrangère et, disons-le, étrange. En territoire « hors sol », désert affectif. Les comportements quotidiens exprimaient tout à la fois la psychologie de chacun et des cultures régionales ou organisationnelles différentes — dans cet espace clos, les rapports de genre n’étaient pas toujours simples, la sous représentation féminine ne facilitant pas les choses. De plus, la formation reçue était volontairement critique : souvent plus questionnante que rassurante.
En trois mois de temps, donc, des crises peuvent mûrir que l’on ne connaît généralement pas à l’occasion de sessions plus courtes. S’il y en eut effectivement et si certaines (rarement) furent sérieuses, elles furent beaucoup moins nombreuses que l’on aurait pu le craindre. Parce que les participant(e)s étaient généralement des cadres d’organisation. Parce que la réunion régulière de commissions femmes a joué un rôle très positif. Parce que l’équipe de l’Institut —où chacun jouait son rôle, des principaux intervenants à Michèle— était à l’écoute.
Une arborescence d’activités
Si la préparation et la tenue des sessions de trois mois ont absorbé une grande partie du temps et des moyens matériels ou humains de l’Institut, elles nous ont aussi poussé à prendre une succession d’initiatives : elles ont été, en quelque sorte, à la racine d’une arborescence d’activités.
Une grande importance été donnée à la lecture, que la durée des sessions favorisait. Certains stagiaires venaient d’ailleurs avec la ferme volonté de lire enfin un épais ouvrage de référence (le Capital, par exemple) pour lequel il n’avait jusqu’alors jamais trouvé assez de temps. Les intervenants avaient eux aussi besoin d’une documentation à portée de main. C’était l’époque où d’anciens militants revendaient massivement leurs livres politiques, que nous retrouvions dans les librairies d’occasion (comme quoi, à quelque chose malheur est bon). De fil en aiguille, nous avons construit une bibliothèque plurilingue qui comprenait, à la fin de la décennie, environ vingt mille titres et de nombreuses collections de périodiques.
Un volumineux matériel de lecture photocopié était distribué aux stagiaires. Il a été recyclé dans bien des organisations nationales. Les plans d’exposés s’étoffant souvent d’une session à l’autre, nous avons eu la matière initiale pour lancer deux séries de publications : les Documents de travail (pour des travaux en cours) et les Cahiers d’études et de recherches (CER). Ces derniers, dont la production a commencé en 1986, étaient systématiquement publiés en français et en anglais pour servir de référence commune sur le plan international. Nos moyens ne nous permettaient pas de faire plus, mais certains CER ont été traduits en castillan, allemand, turque, néerlandais, suédois, japonais, russe et danois. Vingt et un numéros de cette série des Cahiers sont parus jusqu’en 1993. [5]
Enfin, l’existence des locaux et la dynamique des contacts établis entre intervenants et organisations, a suscité la tenue d’autres types de réunions à Amsterdam : séminaires sur thèmes ou rencontres de travail : économie, femmes, écologie, jeunes… Tant que les sessions de trois mois ont duré, il ne restait pas beaucoup de temps disponible pour ces diverses réunions.
Une équipe internationale
L’équipe résidante de l’IIRF a toujours été très réduite : quatre personnes, parfois seulement trois. Elle portait une responsabilité particulière dans la continuité politique et le suivi administratif de l’Institut, mais, à elle seule, elle n’aurait évidemment jamais pu suffire à l’ouvrage. Un réseau d’intervenants a contribué à la tenue des sessions. Il ne s’agissait pas seulement de conférenciers, loin s’en faut. Les principaux intervenant(e)s restaient au minimum quinze jours à Amsterdam, de façon à pouvoir discuter informellement avec les participant(e)s et à suivre les débats en profondeur. C’étaient des membres de la direction de la Quatrième Internationale ou de celles d’organisations nationales. Leur présence était l’occasion d’échanges qui dépassaient largement le cadre de leurs exposés. Ils n’étaient pas « invités » à tenir conférence : ils participaient à une entreprise militante collective. De fait, non seulement ils n’étaient pas rétribués pour leur venue, mais ils payaient leurs repas ! Même si le coût des repas était modeste, même si nous vivions sur un budget très serré et si le symbole était fort, c’était peut-être un peu exagéré d’en demander tant. Mais de tels détails illustrent l’esprit dans lequel l’Institut fonctionnait…
L’équipe de direction de l’école internationale intégrait étroitement le staff permanent (les « résidants ») et les intervenant(e)s les plus réguliers. C’est bien ce qui nous a permis de durer et de faire face à quelques coups de tabac. De même, la tenue des sessions n’a été possible que grâce à un réseau actif de traducteur(e)s/interprètes militants qui, eux aussi, séjournaient longuement à l’Institut. Le matériel de traduction simultanée qu’ils utilisaient avait tout spécialement été conçu et fabriqué pour nous par un camarade-inventeur suisse : de l’artisanat haut de gamme ! La Suisse était aussi à l’origine du travail de conception architecturale. Certaines organisations nationales (les Basques…) ont même organisé des séjours mi-vacances, mi-travail à Amsterdam pour rajeunir et repeindre les salles de l’Institut. Il est peut-être incongru de remercier celles et ceux qui ont participé à une entreprise collective (nous en étions en effet toutes et tous responsables), mais faisons-le quand même : merci, au nom du staff résidant de l’Institut des années 1980, pour les efforts alors consentis par les non-résidants : cadres, conférenciers et interprètes, militants…
Les intervenant(e)s venaient de plusieurs continents et de nombreux pays. Cependant, pour des raisons financières avant tout —nous payions leurs voyages, ce qui était la moindre des choses !— la représentation géographique du réseau « animateur » de l’IIRF restait inégale, avec une surreprésentation de l’Europe (et en particulier de la France). En revanche, ceci compensant un peu cela, le tiers monde (Amérique latine et Asie surtout), était souvent mieux représenté parmi les stagiaires que les Européens. Nous faisions en effet un très gros effort budgétaire pour aider à leur venue. [6]
Ce réseau international d’intervenant(e)s militant(e)s a fonctionné à plein régime pendant plusieurs années, bon nombre de membres de cette équipe internationale revenant de sessions en sessions, deux fois l’an. C’est ce qui a permis non seulement d’assurer le niveau des sessions, mais aussi de créer un véritable cadre de collectivisation de la réflexion.
Collectivisation et élaboration
Ce travail de collectivisation a été d’autant plus important que l’Institut d’Amsterdam a été ouvert au début des années 1980. C’est-à-dire à un moment où il devenait particulièrement important pour une génération militante (celles des années 1960-1970) de faire le point. Elle avait accumulé une expérience propre sur laquelle réfléchir. Après une période de construction rapide de nouvelles organisations, elle était confrontée à une évolution souvent imprévue, problématique, de la situation politique, et à des crises. Le travail mené à l’IIRF a aidé à faire ce point. Il a aussi créé des contraintes qui ont forcé les intervenant(e)s a produire des cours et des écrits.
Les cadres militants ont rarement le temps (et pas toujours le talent) d’écrire. Bien entendu, plus d’un membre de l’équipe d’animation de l’IIRF pouvait aligner quelques titres universitaires. Mais l’essentiel était ailleurs : dans un effort assez considérable de réflexion nourrie par l’expérience militante. [7] Cet effort collectif de réflexion était aussi mené dans d’autres lieux que l’Institut d’Amsterdam, mais ce dernier offrait deux denrées rares : du temps et du recul par rapport à l’actualité qui plombe généralement l’ordre du jour des autres réunions internationales. Le dialogue s’est ainsi poursuivi au fond, non seulement entre intervenant(e)s mais aussi avec les stagiaires qui ont, plus d’une fois, soulevé des questions incisives, forçant les conférenciers à revoir leur copie.
L’originalité de la formation assurée à l’IIRF ne tenait pas aux moyens pédagogiques. En ce domaine, nous n’étions pas vraiment à l’avant-garde. A part quelques rares vidéo, des cartes inadaptées et un rétroprojecteur sous-utilisé, on s’en tenait au tableau noir et aux photocopies : nous n’avions pas le temps d’apprendre des méthodes audiovisuelles (qui étaient pour nous nouvelles), ni d’ailleurs le matériel informatique idoine. Lors d’une journée type, le matin était consacré à un exposé (de trois fois trois-quarts d’heure), l’après-midi à la lecture, puis à des discussions en commissions ou en AG. Certaines soirées, les stagiaires présentaient la situation dans leurs pays et les activités de leurs organisations.
En revanche, dans son contenu ou sa dynamique, la formation décernée était originale — et à plus d’un titre. Par le dialogue suscité entre stagiaires, intervenants et staff résidants, qui nous permettait de reprendre, au fil d’une session, des questions de fond pour les approfondir. Par la façon dont l’étude du passé (textes de référence, révolutions et luttes…) était lié notre propre expérience contemporaine. Par le rapport étroit qui était tissé entre le retour systématique sur les « fondamentaux » d’un marxisme vivant et un effort tout aussi systématique de « mises à jour ».
Une trame de réflexion
L’IIRF est devenu un foyer d’élaboration. Le champ de questions abordées était vaste. Durant les années 1970, un large éventail de luttes s’était développé — de ce point de vue, ce fut une période particulièrement riche, même si cette richesse est aujourd’hui souvent oubliée, occultée ou ignorée. Des grèves ont à nouveau débouché sur des expériences de contrôle ouvrier. Une jeune génération féministe s’est vigoureusement affirmée et l’essentiel du travail de renouveau théorique s’est, en ce domaine tout particulièrement, déjà réalisé durant cette décennie-ci avec, notamment, le développement d’un courant « féministe de lutte de classe ». Les questions de la « vie quotidienne » ont été intégrées aux enjeux politiques. L’éducation, la santé, la psychiatrie, le sport, l’art… tous les secteurs de l’activité sociale ont été passé au crible de la critique anticapitaliste.
Durant la décennie 1970, la révolution restait aussi une réalité contemporaine (le Nicaragua !). Des activités de solidarités exigeaient d’être menées de façon strictement clandestine, y compris en direction des pays de l’Est européen (comme envers Solidarnosc). A l’Ouest, nos propres organisations pouvaient encore vivre la clandestinité comme, pour l’Europe, dans l’Etat espagnol ou en Grèce… Elles pouvaient de même être directement engagées dans des luttes armées (Pays-Basque, Argentine…). Mais, après ces années ou « à l’heure des brasiers, il ne fallait voir que la lumière » (Jose Marti), nous avons été confrontés à un changement de situation politique en Europe (une « normalisation » imprévue), à des échecs terriblement coûteux sur le plan humain en Amérique latine, au polpotisme et à la crise sino-indochinoise en Asie, et à des « modèles de référence » de plus en plus variées (du PT brésilien au sandinisme nicaraguayen !). [8]
Il n’est donc pas étonnant que, la décennie suivante, nous ayons retravaillé au fond un ensemble de questions comme la définition d’une stratégie ; ou la notion de « sujet révolutionnaire » et l’articulation entre combat d’émancipation, combats contre les oppressions et combat de classe.
Pour échapper au « réductionnisme », qui ramène tout à l’opposition entre prolétaires et bourgeois, comme pour éviter la simple énumération de la multitude de contradictions à l’œuvre dans une société, nous avons testé la formule de « contradictions motrices ». Pour briser le carcan des « modèles » stratégiques abstraits, désincarnés des réalités historiques, sans pour autant perdre le fil d’une pensée stratégique, nous avons réfléchi sur la notion de « stratégie concrète et évolutive ». Pour éviter les pièges du pronostic, censé fonder une orientation politique, nous avons recouru à la formule « d’empirisme conscient ».
Après avoir revisité le débat classique (fin du XIXe-début du XXe siècles) sur l’histoire plurilinéaire, nous avons progressivement assimilé le concept d’« histoire ouverte » et ses implications multiples. Sans remettre en cause les « concordances » (qui font que dans une société capitaliste un Etat est bourgeois…), nous avons travaillé sur les « médiations » et l’histoire propre à toute « instance » (qui permet de comprendre la diversité des fonctions d’un Etat et l’originalité de chaque Etat national) pour s’attacher enfin à ces « discordances » qui caractérisent en particulier une société de transition où aucun mode de production n’assure sa domination (et qui font qu’un Etat ne peut pas être « ouvrier » au même titre ou il peut être « bourgeois »). Le travail initié dans les années 1980 sur ces « discordances » (spatiales, temporelles, entre instances…) qui conditionnent l’action politique, en sus des traditionnelles « concordances », s’est prolongé la décennie suivante et se poursuit encore. [9]
Les années 1980 sont aussi celles où nous avons réactualisé la critique de la notion de « progrès », de sa linéarité voire de son inévitabilité, qui avait marqué dans leur majorité les générations marxistes précédentes — et posé (bien qu’encore encore trop marginalement) la nécessité corrélative de soumettre à la critique les forces productives (et pas seulement des rapports de productions) sélectionnées par le capitalisme. Où nous avons planté des graines de réflexion dont les pousses mûriront la décennie suivante. C’est notamment le cas pour l’étude des sociétés de transition non-capitalistes — quand il a fallu s’attaquer aux leçons de l’implosion de l’URSS. [10]
Nous n’étions évidemment pas les seuls à poursuivre un effort d’élaboration et des convergences se sont dessinées avec d’autres courants marxistes critiques. Ce fut notamment sensible en ce qui concerne la question écologique. Nous avions été depuis longtemps partie prenante de nombreux combats environnementaux (contre le nucléaire ou des barrages destructeurs, par exemple) et nul n’ignorait que le capitalisme détruisait l’environnement. Mais ce n’est que dans les années 1980 que nous avons commencé à intégrer plus systématiquement l’écologie à notre corpus théorique et à notre orientation politique d’ensemble (notez bien la présence du mot « commencé » : ce processus d’intégration n’est pas achevé à ce jour). Il devenait impossible d’ignorer l’ampleur des enjeux écologiques.
Nous avons noté l’émergence, pour la première fois dans l’histoire, d’une « crise écologique d’origine humaine à dynamique globale » (un type de crise qui, dans le passé, avait gardé des dimensions locales ou régionales), conséquence du développement de la production et du marché mondial capitalistes à partir des années 1960. L’élaboration, sur cette question, a cessé d’être le seul fait de « spécialistes », entrant dans le pot commun du bouillon de culture de l’IIRF. Si bien, qu’une dizaine d’années plus tard, on a pu assister à l’affirmation « plurielle » (en convergence avec d’autres) d’un courant « écosocialiste » [11]
Des questions de genre à l’histoire ouverte, de l’écologie aux discordances, on ne peut présenter ici qu’un condensé indigeste et incomplet du brainstorming de la décennie 1980. Toutes ces questions n’étaient pas étrangères les unes aux autres, elles constituaient au contraire comme une trame d’élaboration, avec pour soubassement une démarche marxiste antiréductionniste. Elles n’étaient pas purement théoriques, mais exploraient les implications pratiques — politiques et organisationnelles — comme, par exemple, en ce qui concerne les difficultés d’intégration concrète, dans le mouvement révolutionnaire, des exigences féministes. [12]
En cet ensemble de domaines, malheureusement, le bilan de cette première décennie de l’Institut reste largement à écrire et il n’est pas possible d’en présenter ici une vue d’ensemble. Mais le travail alors accompli se fait sentir, même si de façon diffuse, dans bon nombre d’écrits. Il est aussi abordé plus explicitement dans des notes et études rétrospectives dont on peut espérer qu’elles vont se multiplier avant que la mémoire d’une génération militante ne s’efface. [13] La rupture entre les années 1960-1980 et le nouveau siècle est en effet telle qu’il n’y a pas de continuité « naturelle » entre les références d’hier et d’aujourd’hui. Sans effort volontaire de transmission, l’effort de réflexion critique et autocritique mené à l’époque peut aisément se diluer et se perdre. Quelles que soient ses limites, ce serait dommage.
Une formation fondamentale, critique et politique
Elaborer implique de repérer des évolutions. Comme nous travaillions largement sur notre propre expérience, cette démarche était nécessairement autocritique et constituait un excellent antidote contre les tentations dogmatiques. Si nous avions substantiellement évolué durant nos vingt premières années d’activité, d’autres changements étaient à prévoir les décennies suivantes !
La formation décernée à l’IIRF était à la fois fondamentale, par bien des aspects « classique », mais politique et résolument critique. La durée des sessions de trois mois permettait de lire (ou de relire) des œuvres de référence du siècle de Marx et des grandes figures révolutionnaires du siècle suivant, tout en abordant les problèmes contemporains. Nous nous attachions bien évidemment aux enseignements du passé et à leur validité présente (comme ces terribles leçons de chose sur la nature de l’Etat que furent l’écrasement du Parti communiste indonésien en 1965 ou de l’Unité populaire chilienne en 1973) — ces enseignements sans lesquelles on ne saurait assurer la continuité des luttes, des organisations et de l’indépendance de classe. Mais nous apprenions aussi à rechercher les questions irrésolues ou nouvelles, ces « questions questionnantes » qui forcent à questionner ses propres conceptions — sans pour autant perdre le fil à plomb militant. [14]
Ce rapport entre formation et élaboration était facilité par le fait que le marxisme était une référence partagée par la grande majorité des militants de l’époque. Les divergences portaient plus sur l’interprétation du marxisme que sur sa validité. On pouvait donc passer assez rapidement du retour sur les « fondamentaux » aux débats du moment et à une réflexion prospective.
Formation et élaboration ne s’opposaient pas, comme s’il s’agissait de deux domaines étrangers l’un à l’autre. La formation, même élémentaire [15], n’est pas immuable. Elle est tributaire du contexte. [16] C’est un peu comme si tous les vingt ans, le point devait être refait, le cycle de « formation-élaboration » recommencé sur de nouvelles bases, en fonction du regard d’une nouvelle génération. Non pas que les « vieux » n’aient plus rien à dire : du passé de la réflexion militante, on ne fait pas si simplement table rase. Mais une démarche « critique » (donc autocritique) facilite grandement la transmission effective des connaissances et enseignements. A charge pour la génération sur le déclin de savoir montrer ses failles et à charge pour la génération montante de savoir recycler les « acquis » antérieurs.
Un foyer d’internationalisme
L’IIRF enfin a été, et reste, un exemple d’internationalisme concret. Le lieu d’une synthèse (certes partielle et inachevable) d’une expérience révolutionnaire internationale.
Au-delà des échanges politiques, des liens vivants de solidarités se sont tissés entre organisations. Des liens personnels aussi, entre les participant(e)s à une même session qui ont souvent, une fois rentrés chez eux, gardé le contact.
En dehors du cycle formel des cours, les tablées de réfectoire et les cafés avoisinants sont devenus des foyers d’échanges. De même, la réunion régulière de la commission femme en a (entre autres) permis de faire le point sur les pratiques militantes de chaque mouvement, sur les problèmes auxquels ils étaient confrontés, ou sur les formes d’organisation des femmes en milieux populaires propres à chaque pays.
L’IIRF est un projet qui a été initié et qui est porté par la Quatrième internationale. Il illustre les possibilités qu’offre —et l’utilité que peut avoir— une organisation internationale telle que la QI. C’est aussi un projet ouvert aux autres courants de la gauche radicale, militante. Un dialogue s’est instauré avec eux, et leur participation aux sessions nous a beaucoup apporté. Jusqu’à 20% des stagiaires venaient d’organisations qui n’appartenaient pas au « périmètre » traditionnel de notre Internationale, mais à des courants castristes, maoïstes ou semi-maoïstes, ou « composites » (produits de fusions). L’histoire de l’IIRF, et en particulier de sa première décennie, montre ce que peut être et ce que peut offrir la collaboration entre des courants radicaux d’origines idéologiques diverses.
Des militant(e)s de plusieurs organisations venant d’un même pays pouvaient se retrouver ensemble durant trois mois à une session de l’IIRF. Des organisations qui, parfois, chez elles, se côtoyaient sans beaucoup de mêler. Ils pouvaient ainsi débattre plus intimement qu’ils n’en avaient généralement l’occasion dans leur pays.
A plus d’un titre, les sessions de l’Institut d’Amsterdam ont donc représenté, une expérience vécue de pluralisme au sein de la gauche radicale — un pluralisme qui est aussi une composante essentielle de l’internationalisme. Ce type d’expérience mériterait d’être aujourd’hui reproduit dans d’autres cadres, plus larges.
Entre la fin d’un cycle et l’ouverture d’un nouveau chapitre
La première période de l’IIRF a été extrêmement riche, humainement et politiquement. Elle nous a donné plus que nous l’espérions à l’origine. Plusieurs centaines de militant(e)s ont participé à des réunions organisées dans l’Institut dont près de 300 aux seules sessions dont nous avions la charge directe (nous en hébergions d’autres). Mais toutes choses, même les meilleures, ont une fin.
La conception initiale des sessions de trois mois ne pouvait qu’être remise en cause un jour ou l’autre. Ce jour est arrivé au bout de sept ans. [17] Il devenait de plus en plus difficile aux membres non résidants de l’équipe internationale de l’Institut de rester longtemps sur place. La pression de travail sur les membres résidants augmentait d’autant. Elle était constante, épuisante. Derrière les activités politiques visibles (sessions, publications…) se cachaient aussi un très gros travail administratif , allant des contacts avec le ministère des Affaires étrangères pour les demandes de visas jusqu’à la gestion parcimonieuse des dépenses quotidiennes. Il était devenu impossible de continuer au même rythme.
L’arrêt des sessions de trois mois est arrivé plus tôt que souhaité. Mais une période se terminait de toute façon. A quelques exceptions près, au début des années 1990, les organisations nationales impliquées dans les activités de l’Instituts s’étaient affaiblies. Le « creux » militant de la décennie précédente se faisait sentir, rendant aléatoire le renouvellement de leurs cadres — et des équipes internationales. Il devenait aussi plus difficile de les dégager pour des périodes si longues (en particulier en Europe). Pour rendre les choses plus compliquées encore, les importants dons qui avaient permis à l’école internationale de fonctionner à haut régime commençaient à se tarir (ce qui, ici encore, reflétait la fin d’une période politique). Il fallait donc faire de nécessité vertu, tourner une page et préparer des sessions de conception différentes.
Le changement de conception ne concernait pas seulement la durée des sessions. Il concernait aussi l’éventail des sujets abordées. Avec l’implosion de l’URSS et le processus de re-développement capitaliste dans les pays du bloc soviétique, puis en Chine et au-delà, il fallait évidemment introduire de nouveaux angles d’étude sur les sociétés de transitions. La gravité de la crise écologique devenait de plus en plus perceptible. La mondialisation capitaliste était à l’œuvre. Il était temps d’ouvrir des sessions centrées sur ces « nouvelles questions ».
Plus généralement, durant la première période de l’école internationale, la réflexion sur la stratégie constituait en quelque sorte le « fil rouge » donnant cohérence aux sessions par-delà la grande variété des sujets abordés. Le champ stratégique permettait en effet de reprendre dans une perspective politique unifiante les questions qui avaient été soulevées à chaque étape de la formation. Le tout contribuait aussi à nourrir une véritable « pensée » stratégique. Mais, à la fin des années 1980, cette pensée stratégique avait atteint un palier, faute de nouvelles expériences révolutionnaires. Même si aucun des exposés ne perdait sa pertinence propre, un décalage était apparu entre « l’axe structurant » des sessions traditionnelles, la situation politique et les besoins nouveaux des organisations nationales. Il fallait choisir un autre « fil rouge », correspondant mieux à la situation mondiale des années 1990, et hiérarchiser différemment les questions abordées.
La mondialisation capitaliste et les résistances qu’elle suscite allaient fournir ce nouveau « fil rouge ». En attendant, les années 1989-1992 ont constitué une transition. Des sessions d’un mois, au programme resserré, ont été inaugurées. Les séminaires (économie…) et réunions de travail thématiques — notamment, en 1990, une session sur les sociétés de transition à laquelle ont participé des stagiaires venus d’Europe de l’Est (Pologne, RDA, Hongrie) au moment de l’implosion de l’URSS—, régionales (Amérique latine, Europe, Moyen-Orient…) ou sectoriels (femmes) ont occupé une place plus importante. En 1993, une nouvelle équipe résidante a pris la relève. Elle a écrit le chapitre suivant dans l’histoire de l’Institut.