L’image avait stupéfié nombre de scientifiques et consterné jusqu’aux soutiens d’Emmanuel Macron. Le 9 avril 2020, au plus fort de la crise sanitaire, le président de la République se rendait à Marseille (Bouches-du-Rhône) pour rencontrer Didier Raoult, alors patron de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée infection et promoteur farouche d’un traitement inefficace contre le covid-19.
En coulisses, cette visite surprise avait fait l’objet de multiples commentaires, plusieurs figures du camp présidentiel s’inquiétant de voir le chef de l’État sombrer dans la démagogie en légitimant un professeur, certes médiatique, mais déjà très contesté par le monde médical et scientifique. Beaucoup commençaient alors à pointer les errements du pouvoir dans la gestion de la pandémie, souvent polluée par des stratégies politiques, sinon politiciennes.
Emmanuel Macron rend visite à Didier Raoult à Marseille, le 9 avril 2020. © Photo Anne-Christine Poujoulat / AFP
Ces errements sont au cœur du livre Les Juges et l’assassin (Flammarion), signé par Gérard Davet et Fabrice Lhomme. S’appuyant sur l’enquête conduite par la Cour de justice de la République (CJR) – close fin décembre 2024 sans aucune mise en examen –, les deux journalistes du Monde y révèlent une masse de documents inédits, issus du dossier judiciaire : des SMS, des mails, des témoignages face aux magistrats ou des notes internes jusqu’alors inconnus du grand public.
Du fiasco des masques (lire notre encadré) au maintien des élections municipales, en passant par la façon dont certains députés macronistes ont renseigné l’ancienne ministre de la santé, Agnès Buzyn, en amont de la commission d’enquête parlementaire sur le covid, ces documents viennent éclairer d’un jour nouveau la manière dont l’État a réellement piloté la crise sanitaire durant le premier semestre 2020, derrière le paravent de la communication.
Ils attestent également le rôle qu’a longtemps joué Didier Raoult auprès de l’Élysée et du ministère de la santé, malgré les alertes. Des alertes qu’Emmanuel Macron a choisi d’ignorer, y compris lorsqu’elles émanaient de ses proches conseillers ou de celui qu’il avait installé à la tête du conseil scientifique, le professeur Jean-François Delfraissy. « J’avais déjà déconseillé cette visite à deux reprises », a indiqué celui-ci aux juges, à propos du déplacement marseillais du chef de l’État.
« Vous êtes vraiment parfaits »
Ce jour-là, Emmanuel Macron prend tout le monde de court, à commencer par son premier ministre de l’époque, Édouard Philippe, qui contient difficilement sa colère. « Je ne dis rien, mais vraiment… », textote-t-il au ministre de la santé, Olivier Véran, qui tente une explication : « Je dois dire que je ne sais pas non plus… Sinon que le PR [président de la République – ndlr] voit tout le monde sans exclusive et que voir tout le monde, ce n’est pas prendre parti dans une controverse scientifique. »
Deux jours seulement avant ce déplacement, Mediapart révélait deux rapports instruits en janvier 2017 et documentant déjà les méthodes douteuses de Didier Raoult, des arrangements avec la science et un manque d’expertise de ses équipes en épidémiologie. Ces études n’ont guère ému le chef de l’État, qui répètera par la suite vouloir « rendre justice » à celui qu’il considère comme « un grand scientifique », balayant « des polémiques internes » liées, selon lui, à un « écosystème ».
Pénurie cachée, consignes sanitaires fantaisistes, propositions d’importations négligées, stocks toujours insuffisants, entreprises privilégiées… Dès avril 2020, une enquête de Mediapart révélait la gestion chaotique du pouvoir sur la question cruciale des masques. Des documents inédits, dévoilés dans Les Juges et l’assassin, viennent aujourd’hui confirmer que l’État a délibérément menti pour cacher ce fiasco.
Les deux journalistes du Monde évoquent notamment une réunion organisée au plus haut niveau le 6 mars 2020. « Benoît Ribadeau-Dumas (BRD), directeur du cabinet d’Édouard Philippe, y tient ces propos, si l’on se réfère aux notes de Sibeth Ndiaye [alors porte-parole du gouvernement – ndlr], qui consigne tout : “Masques : on n’en aura pas assez = il faudra proba dégrader notre doctrine d’utilisation des masques = priorité au personnel de santé” », écrivent-ils.
Benoît Ribadeau-Dumas est d’ailleurs un des rares protagonistes de la gestion de crise qui reconnaîtra des erreurs face aux magistrats : « Bien sûr qu’on s’est trompés, les scientifiques se sont trompés, a-t-il admis lors de son audition. On peut considérer qu’on s’est trompés deux fois. D’abord dans la préparation, parce que la décision de laisser tomber le stock de masques de 1 milliard à 100 millions peut aujourd’hui être analysée comme une erreur. »
« Ensuite, on s’est trompés en répétant pendant deux mois qu’il ne fallait pas mettre de masques en population générale. Mais on l’a dit parce que les scientifiques nous le disaient, et parce qu’il fallait protéger l’accès des masques aux soignants », a poursuivi l’ancien directeur de cabinet d’Édouard Philippe, assurant que Matignon ignorait en janvier 2020 « cette histoire de 1 milliard de masques ». Et de conclure : « La logistique était déficiente, la chaîne de communication, les outils de traçabilité des décisions… Si vous voulez me faire dire que la communication n’était pas parfaite, elle ne l’était pas. »
« Protégé par son statut présidentiel et l’immunité qui s’y attache, Emmanuel Macron est à l’abri de la justice », rappellent les auteurs du livre Les Juges et l’assassin. Ce que l’on sait du lien direct qu’il a pu conserver avec Didier Raoult tout au long de la crise n’est donc pas étayé par des éléments matériels dans le dossier judiciaire. En revanche, ce dernier est très instructif sur les échanges que le professeur marseillais a longtemps maintenus avec le ministère de la santé.
Derrières les prises de parole et de distance médiatiques, les documents révélés dans l’ouvrage permettent en effet de comprendre comment l’épidémiologiste, pourtant fort contesté, a continué de murmurer à l’oreille des autorités sanitaires, par le truchement du directeur général de la santé, Jérôme Salomon, qui n’a cessé de l’encourager par SMS : « Bravo à toi », « Génial bravo à tes équipes ! », « Vous êtes top », « Vous êtes les meilleurs », « Vous êtes vraiment parfaits »…
Début 2020, Didier Raoult se heurte encore à la défiance – pour ne pas dire plus – d’Agnès Buzyn, qui en parle comme du « dingue de Marseille ». L’épidémiologiste s’en plaindra d’ailleurs face aux juges : « Mme Buzyn ne m’a jamais parlé, je lui ai demandé à deux reprises des rendez-vous, une première fois elle ne m’a pas répondu, la deuxième fois elle m’a fait répondre qu’elle n’avait pas le temps. » Mais l’ambiance va considérablement changer à l’arrivée d’Olivier Véran avenue de Ségur.
« Dès le dimanche 16 février, l’épidémiologiste s’est trouvé un nouveau correspondant privilégié, Olivier Véran, tout juste intronisé ministre de la santé, qu’il accueille d’un “Félicitations !” », écrivent Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans leur livre. En effet, le nouveau ministre s’enquiert très vite auprès de Didier Raoult des avancées du « protocole chloroquine ». « Je veux pouvoir annoncer ce soir qu’un protocole démarre dans les prochaines heures à Marseille », lui textote-t-il le 28 février 2020.
Un mois plus tard, alors qu’Olivier Véran vient d’autoriser la prescription d’hydroxychloroquine aux cas graves, le professeur marseillais lui adresse un enthousiaste « Bravo pour ton décret !!! », avant de déchanter le lendemain, en constatant que « les pharmacies ne délivrent pas [ses] ordonnances ». Il brandit alors la menace du coup de gueule médiatique, son nouveau credo : « Je vais devoir intervenir publiquement si ceci n’est pas corrigé. »
Le 27 mai, le gouvernement finira par interdire la prescription du médicament promu par l’épidémiologiste – et dans son sillage par toute une série d’élus Les Républicains (LR), tels Renaud Muselier, président de la région Sud, et Christian Estrosi, maire de Nice (Alpes-Maritimes), qui préparaient déjà leurs futures alliances électorales avec les macronistes. Ce qui n’a pas empêché le ministre de la santé de poursuivre ses échanges cordiaux avec l’intéressé.
Un intérêt plus politique que général
Interrogé sur France 5, le 30 août 2021, sur la façon dont il avait ménagé Didier Raoult, Olivier Véran avait reconnu avoir eu le professeur marseillais « au téléphone quasiment toutes les semaines, pendant quasiment un an ». « Je suis ouvert aux choses qui sont innovantes », s’était-il alors justifié. Par la suite, il donnera une version sensiblement différente des raisons qui l’auraient conduit à maintenir ce lien, malgré les révélations en cascade sur les méthodes de l’épidémiologiste.
Dans un portrait consacré à ce dernier, et diffusé sur M6 en janvier 2023, l’ancien ministre de la santé avait ainsi indiqué : « Il faut être capable de gérer le personnage que j’ai au téléphone tous les jours parce qu’il est en train de monter, il prend de la puissance, il devient critique. » Ce faisant, il démontrait déjà comment le pouvoir politique, obsédé par les courbes de popularité et les échos médiatiques, s’est souvent laissé guider par des considérations qui n’avaient rien de scientifique.
Lâché par ses propres équipes, qui ont dénoncé la falsification de leur patron sur l’hydroxychloroquine dont l’usage a parfois été associé à de graves effets indésirables, notamment cardiovasculaires ; inquiété par justice qui enquête sur des soupçons d’essais cliniques non autorisés ; désavoué par l’éditeur de la revue scientifique qui avait publié son étude fondatrice sur le covid en mars 2020 et l’a officiellement invalidée quatre ans plus tard, Didier Raoult n’est aujourd’hui plus défendu par grand monde.
Alors que l’enquête de la CJR – pour laquelle il a été placé sous le statut de témoin assisté – se poursuivait, Olivier Véran n’a d’ailleurs plus eu de mots assez durs contre son ancien interlocuteur, repeint par ses soins en « charlatan de la Canebière ». « Pendant cette crise, on a eu un MacGyver déguisé en chaman, confiait-il au Parisien, en septembre 2022. Une partie des Français et de la classe scientifique [a] voulu adhérer à une thèse scientifique qui ne faisait l’objet d’aucune approbation. »
Une partie des Français·es, mais pas seulement. Comme le confirment les documents du dossier judiciaire de la CJR, révélés dans Les Juges et l’assassin, les responsables publics ont largement contribué à conforter l’épidémiologiste. La manière dont ce dernier a longtemps été « traité » – selon une expression chère aux macronistes – au plus haut niveau de l’État en dit long sur la façon dont l’intérêt politique a bien souvent primé sur l’intérêt général.
Ellen Salvi