L’année 2024 restera-t-elle dans les annales comme « l’année du dépassement » ? Le moment où l’humanité a franchi le seuil symbolique d’un réchauffement de plus de 1,5 °C par rapport à la période préindustrielle ? Ce seuil, considéré comme une « barrière de sécurité », les chefs d’État s’étaient engagés à ne pas le dépasser en 2015, lorsqu’ils ont signé l’accord de Paris. À la lecture des derniers bilans climatiques, le constat est implacable.
Les dix années les plus chaudes jamais enregistrées se trouvent toutes dans la dernière décennie 2015-2025. Avec une température moyenne mondiale de 15,10 °C, l’année 2024 a gagné 0,12 °C par rapport à 2023, qui était jusqu’alors en haut du podium.
Trois saisons sur quatre (hiver, printemps, été) ont connu des pics inédits. Et 2024 rafle aussi la médaille d’or de la journée la plus chaude jamais mesurée : il a fait 17,16 °C le 22 juillet sur l’ensemble du globe.

Illustration : Justine Vernier pour Mediapart.
À ces tristes records s’en ajoute désormais un nouveau : après avoir consolidé six jeux de données internationales, l’Organisation météorologique mondiale a annoncé que la température moyenne à la surface du globe durant l’année 2024 a dépassé de 1,55 °C (avec une marge d’incertitude de ± 0,13 °C) la moyenne de la période 1850-1900.
Ce dépassement ponctuel ne signifie pas que nous ayons échoué à atteindre les objectifs de l’accord de Paris, peut-on lire dans tous les bilans récemment publiés sur le climat 2024 (celui de Copernicus – le programme d’observation de la Terre de l’Union européenne, mais aussi celui de la Nasa ou encore du Service météorologique du Royaume-Uni). Pour confirmer que ce seuil est bel et bien dépassé, il faut attendre « au moins deux décennies », insistent les expert·es.
Un délai jugé trop long par certains climatologues, qui pointent « le risque de retarder la reconnaissance et la réaction au point de franchissement ». Dans un article publié en décembre 2023, dix d’entre eux proposaient une autre manière de déterminer le moment où ce seuil serait franchi, « en combinant les observations des dix dernières années avec les projections ou prévisions des modèles climatiques pour les dix prochaines années ».
Alors, bien sûr, le climat se mesure sur des décennies, et non sur quelques mois. Sauf qu’en réalité, d’après les données européennes, ce dépassement serait antérieur à 2024 : tous les mois depuis juillet 2023, à l’exception de juillet 2024, ont dépassé ce seuil de 1,5 °C. Et vu le rythme actuel du réchauffement (+ 0,2 °C par décennie depuis 1971 sans aucun signe de ralentissement, bien au contraire), la probabilité de dépasser 1,5 °C durant les deux prochaines décennies est quasi certaine.
D’autant plus qu’un autre record est attesté pour 2024 : celui du taux de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère, qui atteint désormais 422 parties par million. En outre, contrairement aux multiples engagements des États, ce taux augmente de plus en plus rapidement. « En Europe, nos émissions ont diminué, mais globalement, elles continuent d’augmenter à un taux plus important que les années précédentes », détaille Laurence Rouil, directrice du programme de surveillance de l’atmosphère pour Copernicus.
Des conséquences déjà visibles
« On n’est clairement pas dans les clous pour tenir ce seuil de 1,5 °C », reconnaît Wolfgang Cramer, impliqué dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) depuis 1992. Ce directeur de recherche au CNRS fait le lien entre ce réchauffement et les nombreux événements climatiques extrêmes qui ont marqué 2024, comme les inondations dans la région de Valence, en Espagne, en octobre 2024.
De fait, ces fortes températures de l’air se traduisent inévitablement par des records de chaleur dans les océans, ainsi que par des quantités record de vapeur d’eau dans l’atmosphère. Or, ce sont là les ingrédients parfaits pour nourrir les phénomènes de précipitations extrêmes et le développement de cyclones.
Ailleurs, ce réchauffement entraîne des périodes de sécheresse de plus en plus longues, créant les conditions idéales pour des départs de feux. On a bien sûr en tête les incendies de Los Angeles, en ce début d’année. Mais l’année 2024, comme 2023, est également marquée par de nombreux mégafeux de forêt, en particulier sur le continent américain.
Et ces énormes incendies nous plongent dans un cercle vicieux dangereux. Car non seulement ces forêts et ces prairies qui partent en fumée n’absorberont plus une partie du carbone de l’atmosphère pour croître, comme elles le faisaient jusqu’alors, mais en plus, le carbone qu’elles avaient patiemment accumulé dans les troncs, les tiges, les feuilles ou les racines finit par être relargué dans l’atmosphère.
« 2024 apparaît effectivement comme une année où la végétation n’a pas joué autant son rôle de puits de carbone, par comparaison avec les années précédentes, signale Laurence Rouil. Et l’on considère désormais que ces mégafeux représentent environ 20 % des émissions totales de CO2. »
2024 : année hors norme ?
Bref, on voit mal comment 2024 pourrait ne pas représenter la première année d’un dépassement appelé à durer. À moins, comme le soulignent certains, qu’elle ne reste dans les annales comme une année « hors norme ». Car au-delà de nos émissions de gaz à effet de serre, plusieurs facteurs plus conjoncturels se sont combinés pour amplifier le réchauffement.
C’est d’abord le cas de l’oscillation australe El Niño, qui modifie les courants marins tous les deux à sept ans. Apparu en juin 2023, ce phénomène climatique naturel surnommé « l’enfant terrible du Pacifique » a contribué jusqu’à l’été 2024 aux températures inhabituelles et aux événements extrêmes. Il a désormais cédé la place à La Niña, censée faire baisser – un peu – le mercure. Sauf que ce n’est pas ce qui est actuellement observé : le mois de janvier 2025 a été encore plus chaud que celui de 2024…
C’est aussi le cas du Soleil, qui connaît des pics d’activité tous les onze ans. Débuté en 2019, son cycle a atteint son maximum l’an passé, expliquant notamment les fréquentes aurores boréales observées jusqu’à nos latitudes. Ce surcroît d’énergie solaire ne participerait toutefois que de quelques dixièmes de degré au réchauffement terrestre, estiment les chercheurs et chercheuses.
D’autres facteurs de variabilité internes sont également pointés du doigt, même si l’on comprend encore mal leur impact sur le réchauffement exceptionnel de ces deux dernières années : le pouvoir réfléchissant des nuages bas qui semble diminuer ou encore les fluctuations naturelles de l’océan Atlantique.
« Les années 2023 et 2024 ont connu une conjonction rare de variabilités climatiques naturelles qui est venue se superposer à l’influence directe des activités humaines,confirme Valérie Masson-Delmotte, du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement à Paris. La part du réchauffement attribuable uniquement aux conséquences des activités humaines est évaluée à 1,3 °C pour 2024. »
Moins de pollution, mais plus de réchauffement ?
Une dernière « spécificité » actuelle pour le moins étonnante est notée par les climatologues. Il y a quatre ans, une réglementation internationale a permis de réduire de plus de 80 % la teneur en soufre dans le fioul utilisé par les navires. De manière ironique, ce progrès sur le plan de la pollution pourrait « expliquer en partie la hausse rapide des températures mondiales au cours des douze derniers mois »,
En effet, en s’accumulant dans les basses couches de l’atmosphère, les particules de soufre renvoient une partie du rayonnement solaire vers l’espace, diminuant d’autant la quantité qui nous parvient. Elles ont donc un pouvoir refroidissant pour notre planète. En les réduisant, on pourrait donc paradoxalement augmenter – de moins de 0,1 °C – la température, en particulier dans les régions très fréquentées par les navires (Atlantique Nord et Pacifique Nord).
Et maintenant ?
« L’avenir est entre nos mains – une action rapide et décisive peut encore modifier la trajectoire de notre climat futur », souligne Carlo Buontempo, directeur du service Copernicus pour le changement climatique, dans le rapport 2024 des faits climatiques marquants.
Certains travaux évalués par le Giec montrent qu’il est encore possible de revenir sous ce seuil de 1,5 °C d’ici à 2100, même après l’avoir dépassé. Pour cela, il faudrait atteindre un zéro émission nette vers 2050, c’est-à-dire un état d’équilibre où la quantité de CO2 émise est équivalente à celle réabsorbée par les écosystèmes. Mais il faudrait aussi être capable de retirer du CO2 de l’atmosphère et le stocker de manière durable. « Ce qui pose de multiples questions de faisabilité, de coût, de risques, dit Valérie Masson-Delmotte. Ce n’est pas du tout certain qu’on en soit capable. »
Ces techniques dites d’émissions négatives regroupent des approches aussi diverses que le reboisement, l’agroforesterie, les « aspirateurs » à CO2, jusqu’aux projets de géo-ingénierie controversés comme la fertilisation des océans. Des solutions qui pourraient aussi devenir un prétexte pour ne pas réduire radicalement nos émissions de gaz à effet de serre. Ce que la chercheuse anglaise en politiques environnementales Rebecca Willis nomme la « dissuasion par l’atténuation ».
« Nous ne pouvons pas être sûrs qu’une baisse de température après un dépassement soit réalisable dans les délais prévus aujourd’hui », alertait une équipe internationale de climatologues en octobre 2024 dans la revue Nature. En outre, « du point de vue de la justice climatique, le dépassement entraîne des impacts socioéconomiques et des pertes et dommages liés au climat qui sont généralement irréversibles et qui frappent plus durement les populations pauvres ».
Points de bascule
L’enjeu est donc de limiter au maximum ce dépassement, en agissant avant tout sur nos émissions, répètent inlassablement les scientifiques. Chaque dixième de degré en plus compte, chaque choix importe. Une planète à + 2,5 °C en 2100 (comme l’anticipent 77 % des expert·es du Giec interrogé·es par le Guardian) n’est pas du tout la même chose qu’une planète à + 1,5 °C durant quelques décennies.
Car plus le mercure grimpe, plus on s’approche des points de bascule irréversible. Sont souvent cités : la fonte des calottes glaciaires – et donc l’élévation du niveau des mers et océans –, le dégel du permafrost, la disparition des barrières de corail. Mais aussi des perturbations des courants marins, des extinctions d’espèces en chaîne. Sans parler de l’excès de mortalité chez les humains, lié à la chaleur, aux événements extrêmes, aux maladies émergentes, etc. Seul espoir dans ce tableau noir : que ces points de bascule climatique se traduisent un jour en points de bascule politique.
Lise Barnéoud