À Notre-Dame-de-Bétharram, le « perron » était le nom d’une punition, le châtiment par excellence. Les élèves jugés indisciplinés étaient envoyés sur cette plateforme en bord de rivière pour y rester pendant des heures, parfois des nuits entières, en slip et en tee-shirt, y compris l’hiver. « Une mise à l’écart temporaire pour aider le jeune à comprendre et se calmer », revendiquait un formulaire distribué aux parents. Un purgatoire, en réalité.
Ce passage au « perron », cependant, n’était qu’un supplice parmi d’autres, plus graves encore. Depuis 2023, une centaine de victimes ont ainsi saisi la justice pour dénoncer des violences psychologiques, physiques et sexuelles – y compris des viols –, commises jusque dans les années 2010 au sein de ce collège-lycée catholique sous contrat, financé sur fonds publics. Soit une montagne de plaintes déposées après des décennies de déni et d’omerta politique.
L’institution Notre-Dame-de-Bétharram, le 12 février 2025. © Photo Philippe Lopez / AFP
À tel point que ces « anciens » ne se sont guère fait d’illusions, en décembre, lorsqu’ils ont vu le maire de Pau se hisser sur le perron de Matignon – son paradis à lui. Si François Bayrou avait voulu les écouter, voire les soutenir, il aurait eu largement l’occasion ces dernières années, comme ancien député de la circonscription et patron du département, marié à une ex-professeure de catéchisme de Bétharram, ou comme père de deux anciens élèves.
Ce samedi, le premier ministre s’est enfin décidé à rencontrer un collectif de victimes, dans sa mairie de Pau. Mais il aura fallu qu’il y soit acculé, à l’issue d’une semaine de mensonges intenables.
Alors que la condamnation pénale d’un surveillant pour une gifle ultra brutale était publique depuis 1996, de même que la mise en examen d’un ancien directeur pour « viol sur mineur » depuis 1998, François Bayrou a en effet prétendu devant l’Assemblée nationale, mardi 12 février, n’avoir jamais été informé de rien du tout. « On disait qu’à l’internat, peut-être il y a eu des claques, je n’en sais rien », a réitéré le centriste, le lendemain, dans Le Monde.
Il a encore nié, ce jour-là, avoir jamais échangé à propos de Bétharram avec le juge d’instruction de Pau chargé des premières plaintes pour viols, alors que ce magistrat raconte volontiers lui avoir parlé, en 1998, de la solidité des accusations.
Samedi, à l’issue de la rencontre avec les victimes, le premier ministre a déroulé un nouvel élément de langage. S’il n’a rien su, c’est « qu’il y avait deux univers » étanches à Bétharram : celui préservé « des externes » (dont ses fils) ; « et celui des internes », où sont advenus « des actes de violence intolérables et – hélas – des agressions sexuelles abominables ».
François Bayrou a même pris des membres de la délégation à témoin : « Plusieurs [m]’ont dit : “Je ne savais pas [pour les autres – ndlr]”. L’un d’entre eux a expliqué : “On pensait qu’on était tout seuls à subir ça.” » Et le maire de Pau d’insister : « C’est le surgissement d’un continent que j’ignorais. »
François Bayrou à Pau, samedi 15 février 2025, avec des victimes de Notre-Dame-de-Bétharram. © Photo : Philippe Lopez / AFP
Pressé de questions par les journalistes, il n’aura toutefois pas tardé à laisser transparaître les incohérences de son récit. « Une de mes filles m’a parlé de gifles et de ce genre de choses, ça oui. Mais des violences sexuelles... » Il savait donc pour les gifles.
Et sur les viols ? Sa discussion avec le juge ? François Bayrou n’y aurait pas cru, au prétexte que « la personne poursuivie a été libérée [rapidement] par la justice... » Mais si la cour d’appel a mis fin à la détention provisoire du prêtre, cette décision n’a en rien invalidé la mise en examen.
Quant à sa femme ? Après le suicide de ce dernier, ne s’est-elle pas rendue à l’enterrement ? Ne l’a-t-elle pas soutenu jusqu’à la tombe ? « Je ne connais pas tous ceux que connaît ma femme », a tenté de balayer le premier ministre.
En résumé : « C’est pas de ma faute. » Puisque, en 1996, lorsqu’il était ministre de l’éducation nationale, un rapport d’enquête expéditif produit par le rectorat a blanchi l’établissement. Et puis après 1997, il avait quitté la rue de Grenelle...
Vagues promesses
Aux victimes, en tous cas, il a fait samedi quelques promesses, dont l’envoi d’un renfort de magistrat·es à Pau pour accélérer le traitement du dossier. Ou le lancement d’une réflexion sur « le statut des victimes » quand les faits sont prescrits : « Je n’ai pas la réponse, mais on va chercher. »
Pas un mot, cependant, sur l’avenir de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) et de ses 82 recommandations, auxquelles le gouvernement n’a pas donné suite à ce jour.
En fait, sur le fond du dossier, et quelle que soit l’ampleur de ses mensonges ou dissimulations passées, le premier ministre n’aura pas daigné, en une semaine, prononcer le mot de « pédocriminalité ». Et il a eu l’air, samedi, de découvrir l’ampleur du phénomène, dans l’Église en particulier.
Comme si la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) n’avait pas rendu son rapport en 2021 et livré le nombre de victimes : 330 000 mineur·es ont subi des agressions sexuelles, entre 1950 et 2020, de la part de religieux ou de laïcs en lien avec l’Église (dans les internats notamment). Comme si elle n’avait pas établi que « l’Église catholique est le milieu dans lequel la prévalence des violences sexuelles est la plus élevée » après les cercles familiaux et amicaux. De ce problème systémique, François Bayrou, le fervent catholique, n’a pas voulu – ou pas su – parler samedi.
« L’ADN de l’établissement »
Au-delà de la pédocriminalité, d’ailleurs, il n’a pas trouvé non plus les mots pour condamner les dérives de l’éducation « à la dure » chérie par Bétharram, responsables de souffrances chez des générations d’enfants. « Les violences, c’est ce qui faisait l’ADN de l’établissement, explique pourtant le porte-parole des victimes, Alain Esquerre. Le corollaire de cette éducation stricte était de briser l’enfant. »
« Briser l’enfant », c’était même le plan : celui d’« éducateurs » persuadés qu’il faudrait en passer par là pour faire advenir des adultes.
Mais ne nous y trompons pas : cette haine des enfants, que le premier ministre refuse de nommer, n’est pas une affaire particulière, ni surtout une histoire ancienne.
La semaine qui vient de se dérouler montre à quel point la République est prête à sacrifier certains de ses enfants, par manque de moyens bien sûr, d’idées progressistes sans doute, sous pression aussi d’une extrême droite qui fait se multiplier comme des petits pains les projets réactionnaires.
Surenchère sur la justice des mineurs
Car « briser l’enfant » au lieu de l’éduquer, le réparer, l’élever, c’est bien le risque pris par Gabriel Attal, avec sa proposition de loi sur la délinquance des mineurs, qui prétend « restaurer l’autorité de la justice » – supposée laxiste – face aux adolescents violents. Adoptée jeudi par l’Assemblée nationale sous les huées de toutes les gauches, mais avec les voix de l’extrême droite, elle fait un sort au principe de « primauté de l’éducatif sur le répressif » qui fonde la justice des mineurs depuis 1945.
Si le texte de Gabriel Attal est un jour promulgué, les jeunes de 16 et 17 ans auteurs de faits graves pourront, dans certains cas, être jugés en « comparution immédiate », une procédure expéditive et propice à l’incarcération réflexe, réservée jusqu’ici aux adultes.
Par ailleurs, la responsabilité pénale de certains récidivistes de plus de 16 ans sera alignée sur celle des majeurs. « L’excuse de minorité » – ce principe mal nommé d’atténuation de la responsabilité qui veut que les peines encourues par les moins de 18 ans soient divisées par deux – était jusqu’ici la règle ; elle deviendra dans ces cas-là l’exception. Si les juges tiennent vraiment à la retenir, ils devront motiver leur décision. Autant dire : se justifier.
Et ce n’est pas juste un principe qu’on renverse, c’est un regard qu’on porte toujours un peu plus de travers sur des enfants souvent issus de milieux précaires, élevés par leur seule mère, priés demain de marcher droit ou sinon en rond dans leur cour de promenade, c’est-à-dire en prison. Comme si la moindre statistique avait un jour démontré l’efficacité de l’incarcération pour prévenir la récidive chez les moins de 18 ans...
Enfermés, ces derniers « reçoivent cinq fois moins d’enseignement que leurs camarades de dehors », rappelait mardi la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot.
Au fil de ce match d’impro juridique, ou concours Lépine pour bricolos du Code pénal, les ministres de la justice et de l’intérieur n’ont pas été en reste cette semaine. Gérald Darmanin a proposé, entre autres, de « tirer au sort » des juré·es populaires dans les tribunaux pour enfants ; ou d’abaisser l’âge à partir duquel un mineur peut être assigné à résidence avec un bracelet électronique (16 ans aujourd’hui). L’important n’était pas que ces idées soient votées, mais qu’elles fassent parler du garde des Sceaux plutôt que de Bruno Retailleau. Le « premier flic de France » remporte pourtant la palme des slogans simplistes : « La justice des mineurs est un fiasco. »
Un État défaillant
En réalité, la délinquance des moins de 18 ans n’explose pas, elle stagne. Mais certains crimes particulièrement graves, notamment des meurtres de mineurs par des mineurs, font régulièrement la une des médias – telle la mort d’Élias tué pour un portable.
« L’État de droit n’est pas l’État de faiblesse », avait tonné François Bayrou à propos de cette délinquance, dans son discours de politique générale. Ce n’est pourtant pas l’état du droit le problème, mais la faiblesse des moyens investis dans la prévention des passages à l’acte ou de leur aggravation.
Ainsi, à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), chargée d’accompagner les mineur·es condamné·es ou en passe de l’être, les bras manquent à tous les étages : éducateurs ou éducatrices, psychologues, professeur·es pour remédier à la déscolarisation... Remédier, pas redresser ! Mais cet automne, pour des raisons budgétaires, des milliers de jeunes ont été privés du jour au lendemain de leur « éduc », après que le gouvernement Attal a mis fin à des centaines de CDD – une aberration en partie réparée sous la pression des grèves.
Les bras manquent, mais les lits aussi dans les hébergements de la PJJ, que les tribunaux s’arrachent pour tenter de couper des ados de leur entourage ou de leur quartier. « C’est la guerre pour trouver une place », confiait récemment un procureur à Mediapart, reconnaissant « renoncer à requérir des placements ». Confronté au nombre insuffisant de juges des enfants, le même opte d’ailleurs pour des alternatives aux poursuites dans des dossiers où, il y a quelques années, il aurait déféré sans hésiter.
« Nous allons augmenter de cent le nombre de juges des enfants », a certes rétorqué le garde des Sceaux mercredi. En admettant que l’exécutif s’y tienne, c’est moins de une arrivée par tribunal. À étaler jusqu’en 2027.
Des victimes sacrifiées
Il y a pire. Le gouvernement fait mine d’oublier que la majorité des mineurs poursuivis pour des actes de délinquance sont aussi, sinon d’abord, des victimes en danger dans leur famille – violences physiques ou sexuelles, négligences, etc. La justice, ils la connaissent déjà : c’est celle qui est censée les protéger de leurs parents – soit en les plaçant, soit par des « mesures éducatives » au domicile.
Or, cette mission de protection de l’enfance est en plein effondrement, sans que le gouvernement songe à s’en préoccuper, au motif que l’exécution de ces mesures judiciaires, une fois ordonnées, relève des départements et de leurs services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE).
De plus en plus souvent, elles sont ainsi mises en attente pendant des mois, voire plus d’un an, faute de moyens disponibles dans les territoires. Y compris lorsqu’il s’agit d’exfiltrer un enfant tabassé ou possiblement violé.
Le 29 janvier, dans une décision d’une ampleur inédite, le Défenseur des droits a pourtant rappelé l’État à ses obligations légales et internationales, estimant qu’il « porte une responsabilité majeure dans les atteintes aux droits des enfants constatées ». Adressée à François Bayrou et à une pléiade de ministres, cette ogive n’a explosé à la tête de personne.
Il faut dire qu’aucun·e ministre dédié·e à l’enfance n’existe plus dans le gouvernement – après que quatre se sont succédé entre 2022 et 2024.
Quant à l’installation d’un·e haut commissaire, promise par Emmanuel Macron pour compenser, on attend toujours un nom. Si la nomination de Sarah El Haïry était annoncée pour le 13 février, elle a été différée. À l’évidence, cette proche de François Bayrou aurait été interpellée sur l’affaire Bétharram, sans une annonce à dégainer en matière de lutte contre la pédocriminalité.
Ainsi, les violences faites aux enfants, y compris maltraitances institutionnelles, croupissent semaine après semaine dans les tréfonds de l’agenda.
Alors que la réforme de la justice adoptée jeudi par l’Assemblée a été présentée comme une réponse aux révoltes urbaines de l’été 2023 (liées à la mort de Nahel), le budget 2025 acte d’ailleurs un rétrécissement des crédits de la politique de la ville : 40 millions d’euros en moins pour les quartiers prioritaires, associations de proximité, dispositifs de découverte culturelle et sportive, etc. Sans compter la fin du dispositif des adultes-relais ou l’extinction progressive des « bataillons de la prévention »...
Les ados des quartiers trinquent, encore et encore. Enfermés de plus en plus dans leur statut de « mineurs », catalogués sous ce terme souvent dépréciatif. « Nul d’entre nous ne dirait : “J’emmène mon mineur chez le médecin”, ni “mon mineur a été renvoyé du collège” », rappelle Dominique Simonnot. « [Ce mot] est réservé à certains enfants : ceux de l’ASE, ceux placés par un juge, ceux qui sont étrangers et isolés, ceux qui commettent des délits voire des crimes, ceux qui ne sont pas tout à fait d’équerre, ceux qui souffrent de troubles psychiatriques... » Ceux-là n’entrent pas dans les cercles de nos attentions, ils restent sur le perron.
Mathilde Mathieu