Le 4 avril 2024, dans un appartement de Caen, des policiers découvrent le corps décomposé d’un bébé de 4 mois, enfoui sous des tissus censés couvrir les odeurs. Trois semaines après le décès, la mère s’est décidée à alerter. Les soupçons se portent aussitôt sur le père : c’est lui qui aurait donné les coups, censés faire cesser des cris.
Mis en examen pour meurtre et violences habituelles sur mineur de moins de 15 ans, il risque aujourd’hui la perpétuité. Pour sa part, la mère, qui serait victime de violences conjugales, devrait être jugée pour non-assistance et recel de cadavre. Le prénom de la victime ? La presse ne le mentionne pas. Fille ? garçon ? Tout juste : « un nourrisson ».
Comme lui, ou comme elle, la plupart des victimes des infanticides commis en 2024 dans le cadre familial n’ont pas d’identité dans les médias. Un âge, tout au mieux. Leur vie est souvent résumée à sa fin, leur existence à son point de chute : un sac-poubelle, un berceau, un lac, un plancher…
Et si leur corps réduit à l’état de cadavre intéresse, c’est surtout pour ce qu’il révèle du bourreau et de son mode opératoire : asphyxie, décapitation, défenestration, dénutrition… Mais au-delà de cette vision de médecins légistes, le vécu des victimes n’a guère de place.
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
Au moins la mort du « nourrisson » de Caena-t-elle été mentionnée dans les journaux. En France, en moyenne, un·e mineur·e est tué·e tous les cinq jours par l’un de ses parents, soit plus de 70 affaires par an. Or, à l’évidence, en 2024, des dizaines d’infanticides sont passés sous les radars médiatiques. Comme les années précédentes. Et pour combien de temps encore ?
« Ces affaires ne sont pas relayées comme elles le devraient », déplore une ex-procureure tout juste partie en retraite. « Je ne comprends pas pourquoi la médiatisation est moindre autour des morts d’enfants traumatiques qu’autour des féminicides, s’alarme aussi Barbara Tisseron, pédiatre et médecin légiste à Orléans. Il n’y a pas une mort plus inacceptable que l’autre. » Ce qui fait obstacle, selon elle ? « Mis à part la confrontation à l’horreur, je ne sais pas… »
Un recensement militant
Marie Albert a son idée. Victime de violences dans son enfance, cette journaliste est la première, dès 2020, à recenser les infanticides mentionnés dans les médias et à publier un décompte sur ses réseaux sociaux, dans une indifférence d’abord générale. « Les infanticides, c’est le haut de l’iceberg des violences spécifiques perpétrées sur les enfants dans une société où les adultes les dominent de plein de façons, dit-elle. Depuis les violences éducatives ordinaires jusqu’aux meurtres, il y a un continuum. »
Mais plutôt que de penser les infanticides comme le produit d’un système, la société préférerait y voir un empilement de faits divers et de « drames familiaux », la conséquence de « coups de folie », voire de la « monstruosité » de certaines mères.
Pour visibiliser le caractère structurel de ce phénomène, dont l’ampleur reste mal connue en France, Mediapart s’est penché sur l’ensemble des morts violentes survenues en 2024 dans le cadre familial, évoquées dans la presse nationale ou régionale. Et a décidé de publier la liste de ces infanticides présumés, dès lors que les soupçons – visant les pères, les mères, les beaux-pères ou encore les nourrices (voir en boîte noire) – semblent suffisamment étayés. Ils et elles restent présumé·es innocent·es.
Notre enquête s’appuie sur le travail de veille opiniâtre réalisé au fil de l’année écoulée par Marie Albert, aidée par des membres du Collectif enfantiste. Ou plus exactement sur une partie de leur travail, puisque ces militant·es dénombrent non seulement les infanticides intrafamiliaux, mais aussi les bébés oubliés dans des voitures ou les victimes mineures de rixes et de narcomicides.
À l’arrivée, la liste que nous publions est forcément incomplète (puisque seuls les cas médiatisés apparaissent) et imparfaite (en l’absence parfois de confirmations judiciaires). Mais elle ne détaille pas moins de 46 affaires, dont les « décors » révèlent la diversité des sociologies concernées, et l’universalité de cette brutalité : une cité HLM dans l’Ain ; une zone pavillonnaire en Seine-Saint-Denis ; un chemin terreux de Cayenne (Guyane) ; une longère de Normandie ; une demeure en bois de la vallée du Giffre (Haute-Savoie) ; un lotissement des Pyrénées-Orientales ; le quartier des Pyramides à Évry (Essonne)…
« Violences habituelles »
Les infractions retenues par les magistrat·es, elles, ne changent guère. Trois ou quatre reviennent semaine après semaine, comme si la justice dévidait un chapelet macabre.
Il y a d’abord les « meurtres », quand l’intention de tuer est démontrée. Voire les assassinats, en cas de préméditation.
Viennent – et reviennent – ensuite les « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » ; les « privations de soins ayant entraîné la mort » ; voire les « homicides involontaires », comme lorsqu’une mère est mise en examen après que sa fille a chuté du quatrième étage de l’appartement où elle l’avait laissée sans surveillance. Quand la victime a moins de 15 ans, c’est toujours une circonstance aggravante.
Maurepas, le 12 octobre 2024. Marche blanche en mémoire de Ginger et Seydou, six mois après que les enfants ont été tués par leur père, alors que leur mère Sekina venait de porter plainte pour violences conjugales. © Photo Marie Magnin pour Mediapart
Et quand l’enfant n’en est pas à sa première « raclée » ou que la fratrie a aussi été touchée, des poursuites pour« violences habituelles » peuvent être ajoutées. Dans un rapport publié en 2019 sur les « morts violentes d’enfants au sein des familles » (363 dossiers épluchés sur cinq ans), trois inspections générales estimaient que « plus de la moitié des enfants concernés avaient subi avant leur mort des violences graves et répétées ».
Et les signataires du rapport ajoutaient : « Souvent, des signes de violences avaient été repérés par des professionnels. Et dans bon nombre de situations, la maltraitance […] aurait pu être détectée si l’on avait rapproché plusieurs signaux d’alerte visibles pour en faire la synthèse. »
Dans notre liste, les mises en examen pour « non-assistance » ou « non-dénonciation » n’apparaissent qu’à la marge, comme à Brest, où l’autopsie d’un garçon de 5 mois retrouvé chez lui en arrêt cardio-respiratoire a révélé des lésions osseuses plus anciennes. Alors que la mère aurait constaté des hématomes et soupçonné le père, elle « s’est abstenue de signaler les faits, comme de consulter un médecin », a relevé le procureur.
Tout-petits
L’âge des victimes, lui non plus, ne varie guère, contribuant au sentiment poisseux de répétition. Les adolescent·es se comptent sur les doigts d’une main, et seule une dizaine de victimes avait plus de 6 ans. C’est le grand nombre de « tout-petits » qui sidère.
En 2019, déjà, le rapport des inspections générales estimait que « plus de la moitié des enfants tués [au sein de leur famille] avaient moins de 1 an ». La raison en est double : les plus vulnérables sont les plus visé·es, et les bébés n’ont pas la capacité d’alerter. C’est d’ailleurs le sens du mot latin infans (dont infanticide est dérivé) : « celui qui ne peut pas parler ». À cet égard, l’histoire d’Emilio, massacré à 14 ans dans un bourg pyrénéen, a priori sous les coups de son beau-père (interpellé en fuite avec la mère), apparaît bien singulière.
L’impression de « masse » est ailleurs : dans le Nord, une fillette de 1 an a été retrouvée morte sur un canapé, dans un appartement puant, délaissée par ses deux parents. En Guadeloupe, une mère aurait décapité son garçon de 1 an, ainsi que son aîné de 4 ans. Près de Dieppe, une autre aurait tué son fils de 3 ans en se jetant avec lui d’une falaise. Dans le Rhône, une enfant de 22 mois aurait été asphyxiée par sa nounou…
Cette liste comprend aussi des victimes du « syndrome du bébé secoué ». L’an dernier, seuls quatre cas présumés ont cependant été médiatisés, très loin de l’estimation annuelle (autour d’une quarantaine de décès). Deux nourrices et une mère se retrouvent ainsi visées pour violences volontaires ayant entraîné la mort, tandis qu’un père est mis en examen pour meurtre. Âges : 4 mois, 11 mois, 2 mois et 4 mois.
Ici comme ailleurs, le sexe des victimes ne semble pas jouer. Comme ce dernier n’est pas toujours précisé dans les médias, notre liste ne permet guère de conclure, mais les inspections générales constataient dans leur rapport de 2019 que les proportions de filles et de garçons étaient « sensiblement identiques ».
Les deux parents
Et le genre des auteurs ? Beaucoup d’hommes, incontestablement. Mais presque autant de femmes. Le triple infanticide qui a marqué l’année 2024 aurait d’ailleurs été commis par une institutrice, flûtiste et membre de l’harmonie municipale de son village de Haute-Savoie, soupçonnée d’avoir tué à l’arme blanche ses enfants Jules (2 ans), Noé (11 ans) et Victoria (13 ans), avant de se suicider. Le seul infanticide en récidive, lui aussi, aurait été commis par une femme.
Un portrait d’Emilio, au milieu de fleurs, lors d’une marche blanche commémorative en hommage au garçon de 14 ans, mort a priori sous les coups de son beau-père dans la nuit du 23 octobre 2024 au domicile familial, à Alenya (Pyrénées-Orientales). © Photo Idriss Bigou-Gilles / AFP
Mais tout de même. Dès lors qu’on exclut les nounous, les auteurs présumés des violences intrafamiliales sont des hommes dans une petite majorité d’affaires élucidées, qu’il s’agisse des pères ou des beaux-pères. Et cette légère surreprésentation s’accentue si l’on met de côté les cas très spécifiques des néonaticides (quand un bébé est tué au cours de sa première journée), possiblement trois occurrences dans notre liste.
Ces crimes, en général, sont commis par des mères « prises au piège » de grossesses qu’elles n’ont pas su – ou pas pu – interrompre, selon l’expression de la sociologue Julie Ancian, qui préfère ne pas ranger ces crimes « dans les statistiques de la maltraitance infantile ».
En tout cas, dans un avis récent sur les « morts violentes d’enfants dans le cadre familial », la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) écrivait qu’en dehors des affaires de néonaticide, « les hommes restent les auteurs principaux ».
Une corrélation avec les violences conjugales
Et quand ils sont en cause, certains schémas sautent aux yeux : le couple était en cours de séparation ou les mères subissaient des violences conjugales, voire elles ont été agressées en même temps que leurs enfants. À deux reprises, dans notre liste, les infanticides sont même doublés d’un féminicide.
Dans le cas de Célya (6 ans), retrouvée dans un bois avec des lésions post-mortem suggérant un rare acharnement, le beau-père a non seulement été mis en examen pour meurtre, mais aussi pour tentative de meurtre envers la mère – avec laquelle il venait de se disputer et qui a réussi à s’enfuir. Celle de Nino (3 ans) et de Lorenzo (6 ans) n’a pas eu cette chance, aujourd’hui enterrée en Guyane avec ses garçons.
C’est un crime de propriétaire : “T’as voulu partir alors je les tue.”
L’avocate de Sekina au sujet de la mort de ses fils Ginger et Seydou
Le poison peut d’ailleurs être plus lent : à La Réunion, après qu’un père en plein divorce a tué ses filles de 4 et 7 ans, la mère a fini par se jeter d’un pont, au bout de trois semaines de désespoir.
L’histoire de Sekina, dans les Yvelines, est aussi révélatrice de ces violences qu’on appelle « vicariantes » : s’en prendre aux enfants pour punir la mère. Alors que la jeune femme venait de déposer plainte contre son compagnon et de se réfugier chez sa sœur, celui-ci a profité de son absence pour massacrer le soir même Ginger (3 ans) et Seydou (20 mois).
« C’est un crime de propriétaire : “T’as voulu partir alors je les tue” », résumait en octobre dernier l’avocate de Sekina, à l’occasion d’une marche blanche. Dans la foulée, le père a tenté de se suicider, sans succès.
Sans procès
D’autres auteurs présumés d’infanticides se sont bel et bien donné la mort : huit dans notre liste, hommes ou femmes. Ainsi, dans le Pas-de-Calais, un dimanche soir de mai, le corps d’une fillette de 5 ans a été découvert à côté du cadavre de son père, pendu alors qu’il était censé la ramener à l’issue d’un week-end de garde.
À Toulouse, après avoir poignardé Louane (16 ans) à la tête et au thorax, son beau-père s’est tiré une balle dans la bouche. Le contexte ? Un couple en « instance de séparation », selon le vice-procureur Frédéric Cousin. « L’auteur des faits étant décédé », le magistrat ne peut que nous confirmer « l’extinction de l’action publique ». Pour les survivant·es, être privé·es d’un procès peut constituer une douleur supplémentaire.
D’autres infanticides commis en 2024 ne devraient pas non plus pouvoir déboucher sur une condamnation, la justice s’orientant vers la reconnaissance d’une irresponsabilité pénale. En Seine-et-Marne, notamment, un père s’est acharné sur ses deux filles de 22 mois et 5 ans avec un couteau de cuisine : 10 coups pour l’aînée, 16 pour la cadette. Et la mère est également décédée : 54 plaies. Mais « le premier expert a déclaré son discernement aboli », nous indique le procureur de Melun, Jean-Michel Bourlès. « Il serait schizophrène » et a été hospitalisé d’office.
Parmi ces dizaines de victimes, une poignée seulement aura eu droit à une marche blanche. Après la mort de Rayan (5 ans), prétendument « tombé dans la baignoire », des voisin·es ont défilé à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis).
Alors que la mère et le beau-père ont été mis en examen pour meurtre et violences habituelles, une des participantes a pris le micro, en colère, au pied des tours : « Ne restez pas dans le silence ! Ce qu’on peut entendre chez le voisin, c’est important de [le] dénoncer. On est tous responsables : la justice, les éducateurs, l’école, et nous. Ne faites pas l’autruche, ça nous regarde tous. »
Mathilde Mathieu
Boîte noire
Pour établir cette liste de 46 affaires survenues en 2024, Mediapart est parti du recensement des infanticides établi par la journaliste Marie Albert et le Collectif enfantiste (voir leurs publications ici et leur interview là). L’association La Voix de l’enfant effectue elle aussi un décompte, mois après mois, des « morts violentes d’enfants », mais sans publier le détail des cas retenus.
De notre côté, nous avons choisi de nous concentrer, pour cette première enquête, sur les seules morts violentes d’enfants survenues dans le cadre familial (écartant en particulier les rixes et narcomicides).
Puis nous avons laissé de côté plusieurs dossiers, en particulier quand les parents initialement suspectés étaient, à date de publication, placés sous le statut intermédiaire de « témoin assisté » et non pas mis en examen. Nous n’avons pas retenu les cas d’enfants oubliés dans des voitures (cinq mentionnés dans les médias en 2024), soit parce que les parquets concernés ont décidé de ne pas engager de poursuites pour homicide involontaire, soit parce que nous ne sommes pas arrivés à recouper suffisamment les éléments parus dans la presse.
Nous avons comptabilisé les décès dans lesquels des nourrices sont suspectées, considérant qu’elles appartiennent à ce qu’on appelle parfois « l’autre famille » (selon la CNCDH dans son avis, cette notion « fait référence à des faits commis au sein de la famille mais par des personnes autres que la famille proche, telles que des nourrices »).
Pour chacun des 46 cas retenus, nous avons sollicité les parquets concernés – environ deux tiers nous ont répondu.
• Mediapart. 2 février 2025 à 15h51 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/020225/un-d-infanticides-les-ressorts-d-une-violence-immuable
Infanticides : un manque patent de statistiques fiables
Les enfants tués par leurs parents ne font l’objet d’aucun recensement précis en France. Parce que ces décès sont parfois dissimulés, mais aussi parce que les outils de collecte d’information manquent. Cette incurie statistique dit beaucoup de l’absence de volonté politique dans ce domaine.
Tous les cinq jours, en France, un enfant est tué par l’un de ses parents. Cette statistique – utile – commence enfin à s’installer dans le débat public. Elle est pourtant imparfaite, et sans doute minorée. En réalité, les mineur·es victimes de morts violentes au sein de leur famille ne font l’objet d’« aucun recensement précis et centralisé ».
C’est l’alerte lancée, il y a un an déjà, par la commission chargée de conseiller le gouvernement sur les droits humains, dont ceux des enfants. Dans son avis, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) parle ainsi d’« un chiffre noir ».
Or, comment ne pas s’interroger : si ces morts d’enfants sont mal dénombrées, serait-ce qu’elles ne comptent pas ? Ou pas toutes ? Et surtout : comment bâtir une politique de prévention sur la base d’une analyse criminologique à trous ?
« Il faut un comptage rigoureux par l’État », réclame aujourd’hui la secrétaire générale de la CNCDH, Magali Lafourcade. Alors qu’une femme est tuée tous les trois jours sous les coups de son conjoint, cette magistrate estime « impossible qu’on ait cette différence statistique avec les morts violentes d’enfants, qui sont encore plus fragiles. Il y a sans doute des situations douteuses qui devraient être analysées comme des scènes de crime et pas des accidents domestiques... Mais on a l’impression que les droits des enfants sont en mode dégradé ; que pour les gamins, c’est moins grave, qu’ils ne sont pas de vrais sujets ».
En 2022, dans son plan de « lutte contre les violences faites aux enfants », le gouvernement affichait cet objectif : « Bénéficier de données en vue d’une meilleure prévention des infanticides ». Un aveu. Depuis, rien n’a bougé – ou si peu.
Faute de volonté politique, des difficultés de deux ordres demeurent : d’une part, les affaires portées à la connaissance de la justice sont très mal répertoriées, à cause d’outils statistiques inadaptés. D’autre part, des cas échappent carrément aux autorités, peu organisées pour rechercher les infanticides « masqués ».
Les données de la justice, d’abord, sont difficiles à exploiter. Le terme « infanticide » n’existant pas dans le Code pénal, les morts violentes d’enfants dans le cadre familial peuvent correspondre à pléthore d’infractions (assassinat, meurtre, coups mortels, homicide involontaire, privation de soins ayant entraîné la mort, délaissement, etc.).
Dans le principal logiciel des magistrat·es, l’âge des victimes est souvent mal renseigné, sans parler du lien avec l’auteur des faits. Il faut dire que le critère de la minorité (moins de 18 ans) importe peu pour les poursuites : seul compte le seuil des 15 ans, en deçà duquel est retenue une circonstance aggravante.
Quant aux statistiques publiées par le ministère de l’intérieur (tirées des fichiers de police et de gendarmerie), elles ne portent que sur les homicides intentionnels et les violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner : chaque année, 57 mineur·es en moyenne sont ainsi enregistré·es comme victimes au sein de leur famille. À l’évidence, c’est incomplet.
Le chiffre habituellement retenu d’une mort tous les cinq jours correspond d’ailleurs à 72 enfants, soit déjà 25 % de plus.
« Faute d’autopsie »
S’il fait référence, c’est qu’il est tiré d’un travail de bénédictin, publié en 2019, jamais reproduit encore. Pour un rapport sur « les morts violentes d’enfants au sein des familles », trois inspections générales ont interrogé en direct les tribunaux sur cinq années d’archives (2012 à 2016) : 363 dossiers sont remontés, soit un tous les cinq jours.
À l’époque, déjà, le rapport alerte : ce chiffre est « un seuil minimum ».Et les inspections identifient une série d’angles morts.
D’abord, « des femmes parviennent à dissimuler leur grossesse puis à la naissance, sans éveiller les soupçons, à faire disparaître leurs enfants qui n’ont aucune existence légale ». En clair, des néonaticides (nourrissons tués dans leur première journée) ne sont jamais identifiés.
La maltraitance des enfants, c’est difficile à penser, donc à repérer. [...] Les parents racontent une histoire et on ne va pas creuser plus loin.
La pédiatre Barbara Tisseron
Surtout, des morts violentes sont ignorées « faute d’autopsie » sur les corps d’enfants présupposés morts naturellement ou accidentellement, avec notammentdes « victimes du syndrome du bébé secoué non diagnostiqué ».
Qu’est-ce qui a changé depuis cette alarme de 2019 ? « Nos chiffres de référence n’ont pas évolué, c’est inquiétant ; ça veut dire que rien n’a été fait », souligne Ophélie Marrel, conseillère juridique à la CNCDH.
« C’est toujours le même problème : comment certains décès sont déclarés, confirme Barbara Tisseron, pédiatre et médecin légiste. La maltraitance des enfants, c’est difficile à penser, donc à repérer. Cela fait barrage à l’esprit de tout le monde, même de médecins. Les parents racontent une histoire et on ne va pas creuser plus loin. Quand ça vient vous faire violence en tant que professionnel, c’est compliqué. »
Cette cheffe de l’unité d’accueil pédiatrique enfance en danger (UAPED), au centre hospitalier universitaire d’Orléans, est confrontée à cette difficulté toutes les semaines : « On me demande un avis pour des tout-petits qui ont des lésions importantes, des fractures, alors qu’ils sont non déambulants, pas en âge de grimper. Des médecins ou des infirmières nous disent : “Mais les parents sont tellement gentils...”C’est pourtant factuel. Nous sommes là pour dire au procureur que ce n’est pas normal. »
Hommage aux enfants morts d’infanticides en 2024 en France par le Collectif enfantiste à Paris le 26 octobre 2024. © Photo Daniel Perron / Hans Lucas via AFP
Afin d’éviter que des décès liés à des maltraitances soient notamment catalogués comme des morts subites du nourrisson, la Haute Autorité de santé (HAS) recommande depuis 2007 une batterie d’examens (osseux, biologiques, IRM cérébrale...) pour tous les enfants morts avant 2 ans, à réaliser dans des centres spécialisés.
« L’autopsie est à proposer systématiquement aux parents », indique aussi la HAS. S’ils refusent ? « Apprécier au cas par cas et si besoin signaler à la justice. » En cas de suspicion de maltraitance, le médecin peut faire obstacle à l’inhumation – encore faut-il dépasser sa peur de se tromper et d’accabler davantage des innocents.
10 % de décès chez les bébés secoués
La CNCDH estime d’ailleurs que les parquets, d’eux-mêmes, « devraient demander plus systématiquement une expertise en cas de mort inattendue du nourrisson ». Et préconise d’étendre les recommandations de la HAS à tous les décès d’enfants de moins de 6 ans.
« En 2007, c’est une énorme étape qui a été franchie », se félicite Anne Laurent-Vannier, neurologue et spécialiste du syndrome du bébé secoué (SBS), 250 expertises judiciaires à son actif. Aujourd’hui, « beaucoup moins » de ces traumatismes crâniens non accidentelspassent sous les radars ; mais « ça peut sans doute encore arriver ».
Or, il s’agit rarement de l’acte isolé d’un adulte qui craque. « Le secouement est un geste d’une extrême violence, insiste la neurologue. Dans 55 % des cas où les auteurs ont reconnu les violences, ces gestes étaient réitérés. En moyenne, leurs victimes ont été secouées dix fois avant le diagnostic. »
Alors que les estimations tournent autour de 400 à 500 victimes de SBS par an, dont 10 % décéderaient, Anne Laurent-Vannier regrette l’absence de « recueil national ».Dans le système informatique des hôpitaux, en effet, impossible de cocher une case dédiée. Comment cette incapacité à dénombrer pourrait-elle ne pas interpeller ?
Dans son avis, la CNCDH insiste sur un point : pour mieux compter, il faudrait commencer par mieux définir et mieux distinguer les types de violences infligées.
L’institution, d’ailleurs, évite d’utiliser le terme général d’« infanticide » et ne semble pas convaincue par l’idée de l’introduire dans le Code pénal pour désigner tout assassinat ou meurtre d’enfant. La création d’une telle infraction aurait certes une portée symbolique et politique. Mais celle-ci se heurterait « à l’absence de consensus sur la définition même de l’enfant » : jusqu’à 12 ans ? 15 ans ? 18 ans ?
« Repenser certaines qualifications pénales »
L’institution préconise plutôt de sortir d’une « approche unitaire » et de « repenser certaines qualifications pénales » pour mieux coller à « la diversité des actes » et à leurs « spécificités criminologiques ». « [Car] criminologiquement parlant, qu’y a-t-il de commun entre le meurtre d’un nouveau-né de quelques heures par sa mère et les sévices exercés jusqu’à la mort sur un enfant de 7 ans ? »
Pour ne pas tout mélanger, la CNCDH propose notamment de réfléchir à la création d’une infraction de « néonaticide » (15 % des décès annuels dans le rapport de 2019). Le plus souvent, ces gestes sont commis par des femmes qui ont dissimulé leur grossesse non désirée à leur entourage, l’ont vécue dans l’isolement et la détresse. Et elles affrontent, en France, « une législation sévère » qui « contraste avec l’approche de certains États »,plus cléments. L’idée de la CNCDH ? La mère « bénéficierait de plein droit d’une excuse atténuante, sauf à ce que la juridiction l’écarte par motivation spéciale ».
Toujours dans cette idée de mieux qualifier, l’institution recommande « d’engager la réflexion » sur « une infraction autonome pour le syndrome du bébé secoué », réclamée par certaines associations, dont L’Enfant bleu. « Ce serait une infraction formelle, à l’image de l’empoisonnement, qui pourrait constituer un crime indépendamment du décès ou non du bébé, explique Ophélie Marrel. L’idée n’est pas d’aggraver les peines, mais que le Code pénal reflète mieux la réalité. »
« En fait, tant qu’on n’arrivera pas à définir les violences faites aux enfants et à trouver un langage commun, on n’aura pas de chiffres », résume la conseillère juridique. Encore moins de politiques de prévention adaptées. Mais pour mettre les bons mots en face des morts, il faudrait déjà que la société commence par les regarder.
Mathilde Mathieu
• Mediapart. 2 février 2025 à 15h52 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/020225/infanticides-un-manque-patent-de-statistiques-fiables