Dimanche 23 février, 59,2 millions d’Allemands et d’Allemandes (deux millions de moins qu’en 2021) sont appelés aux urnes pour élire le 21e Bundestag, le Parlement allemand. Ces élections devaient avoir lieu en septembre prochain, mais l’éclatement en novembre 2024 de la coalition « feu tricolore », composée des sociaux-démocrates (SPD), des écologistes et des libéraux (FDP) et dirigée par Olaf Scholz, a conduit ce dernier à provoquer la dissolution du Bundestag pour hâter le scrutin.
Après une campagne accélérée marquée par trois attentats et la montée annoncée de l’extrême droite, et dans un contexte international complexe, l’élection de ce dimanche apparaît comme une des plus importantes de l’histoire allemande contemporaine. Voici quelques éléments sur ce scrutin, la campagne et ce qu’il faudra observer dimanche soir.
Alice Weidel, codirigeante du parti d’extrême droite AfD, à Budapest (Hongrie), le 12 février 2025. © Photo Attila Kisbenedek / AFP
Les règles du jeu
Le scrutin du 23 février sera régi par une nouvelle loi électorale, votée par la coalition « feu tricolore ». Le système électoral allemand est, depuis 1949, fondé sur un double vote accordé à chaque électeur. Le premier(Erststimme) permet de voter pour un candidat dans le cadre d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour au niveau d’une circonscription (Walhkreis). Le candidat qui a obtenu le plus de voix dans la circonscription est élu. En allemand, on parle de « mandat direct ».
Le second vote (Zweistimme) permet de donner sa voix à une liste établie par un parti au niveau du Land. Les sièges sont alors répartis à la proportionnelle (selon la méthode Saint-Laguë/Schepers). Ces deux votes sont totalement indépendants.
Jusqu’en 2009, les 598 sièges du Bundestag étaient répartis à parts égales entre les vainqueurs des circonscriptions et ceux du scrutin de liste. Ce qui conduisait à une déformation de la répartition des sièges, par rapport à la répartition fédérale du vote de liste, avec des « mandats supplémentaires » (Überhangmandate). Il s’agissait de sièges obtenus par le premier vote en plus de ce que le second vote devait théoriquement attribuer au parti concerné.
En 2012, cette loi électorale a été jugée anticonstitutionnelle par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Une nouvelle loi, en 2013, a alors mis en place des « mandats compensatoires » (Ausgleichsmandate). Pour compenser les mandats supplémentaires, un nombre équivalent de candidats présents sur les listes était déclaré élu afin que la répartition du Bundestag « colle » avec le résultat du scrutin de liste.
Cette disposition, malgré une limitation en 2020, a conduit à une explosion du nombre de députés. En effet, la dispersion croissante des voix a rendu plus fort l’effet distordant des premiers votes et induit une compensation plus forte. Par exemple, en Bavière, la CSU a, en 2021, gagné 45 des 46 circonscriptions, mais seulement 31,7 % des voix de second vote. En 2021, le Bundestag a ainsi compté 736 sièges, soit 138 de plus que son nombre « normal » de 598.
Résultats des élections fédérales allemandes de 2021. © Destatis
Pour éviter cette inflation, la coalition sortante a décidé d’inverser la logique. Le 21e Bundestag n’aura que 630 députés et pas un de plus. En théorie, 299 seront élus par les premiers votes et 331 par le scrutin de liste. Dans le cas où un parti aurait plus de mandats directs que ce que le résultat du scrutin de liste lui accorde, il devra renoncer à ces élus directs. Les candidats directs ayant obtenu le moins de voix ne seront donc pas élus. La victoire dans les circonscriptions ne garantit donc plus l’élection.
Pour participer à la répartition proportionnelle des sièges, un parti doit obtenir au moins 5 % des voix au niveau fédéral ou avoir gagné trois mandats directs. Cette dernière clause, supprimée par la loi électorale de 2023, a été rétablie par la Cour constitutionnelle en juillet 2024. Elle avait permis au parti de gauche Die Linke d’entrer au Bundestag en 2021, malgré un score fédéral de 4,9 %, avec 42 députés.
Les partis des minorités nationales, principalement le SSW de la minorité danoise dans le Schleswig-Holstein, ne sont pas soumis à cette limite et peuvent obtenir un élu s’ils ont assez de voix au niveau régional. En 2021, le SSW avait ainsi obtenu un élu avec 0,1 % des voix au niveau fédéral (mais 3,2 % au niveau du Land).
Les forces en présence
Le 23 février, 29 partis prendront part au vote et présenteront au total 4 506 candidats. Leur éligibilité et leurs listes régionales ont été validées par la Cour constitutionnelle et la Commission électorale. Dix partis seront présents dans les 16 Länder (onze si l’on sépare la CDU et la CSU). Huit ne seront présents que dans un seul Land. Le Land est d’ailleurs bien la cellule de base de cette élection fédérale.
Même si les questions de sécurité, puis celles liées à l’économie et à la justice sociale sont en tête des préoccupations des électeurs d’après les enquêtes, c’est l’immigration qui a dominé les débats dans les médias et parmi les principaux partis.
• L’Alternative pour l’Allemagne
La campagne a été marquée par la poussée de l’Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne – AfD), parti d’extrême droite dont la candidate à la chancellerie est Alice Weidel. Cette ancienne banquière de 46 ans, qui vit en Suisse avec une compagne d’origine sri-lankaise, a mené une campagne centrée sur le rejet de l’immigration.
L’AfD a bénéficié du soutien appuyé du milliardaire états-unien Elon Musk, qui a signé une tribune dans Die Welt en sa faveur, est intervenu dans son congrès et a « interviewé » Alice Weidel sur sa plateforme X. L’AfD a aussi tenté de tirer profit des trois attentats commis par des étrangers qui ont eu lieu pendant la campagne, à Magdebourg, Aschaffenbourg et Munich.
L’AfD est un parti ouvertement d’extrême droite, qui mêle des positions économiques libertariennes et une xénophobie affichée, avec des influences néonazies. De nombreux élus et militants régionaux sont issus de ces milieux néonazis. Le coprésident du parti, Björn Hocke, ne cache guère sa passion pour le Troisième Reich et a même repris un slogan nazi (« Alles für Deutschland », « Tout pour l’Allemagne », en jouant de l’homophonie « Alles »/« Alice »).
Aux élections européennes de juin dernier, l’AfD a obtenu 15 % au niveau fédéral. Elle espère ce dimanche dépasser 20 % des voix et devrait être le parti dominant dans toute l’ex-RDA, sauf à Berlin. Ce serait un doublement du score de 2021, où l’AfD avait obtenu 10,4 % des suffrages (contre 12,6 % en 2017), et le plus haut score de l’extrême droite de l’histoire de la République fédérale.
• La CDU-CSU
Les favoris de ce scrutin, ce sont les chrétiens-démocrates de la CDU (et de sa sœur bavaroise, la CSU) dont le candidat à la chancellerie est Friedrich Merz, longtemps éternel perdant des élections internes au parti. La CDU devrait profiter de sa position de première opposante à la coalition sortante.
L’union CDU-CSU a pris un tournant programmatique en rupture avec les années d’Angela Merkel. Elle défend désormais une libéralisation de l’économie et la réduction des impôts, notamment sur les entreprises et les plus riches, et une réduction des normes environnementales. Sur l’immigration, le parti assume l’idée d’un durcissement du droit d’asile et des reconduites à la frontière.
Durant la campagne, Friedrich Merz, porté par l’aile droite de la CDU et la CSU, a cherché à investir le sujet de l’immigration pour tenter de reprendre des électeurs à l’AfD. C’est ainsi qu’il a revendiqué sa motion du 29 janvier au Bundestag pour modifier le droit de l’immigration, adoptée avec l’appui de l’AfD et du FDP. Ce vote a, en retour, conduit le SPD et les Verts à attaquer Friedrich Merz sur sa volonté de mettre fin au « mur pare-feu », équivalent allemand du « cordon sanitaire » français.
Lors du débat à quatre du 16 février, Friedrich Merz a attaqué directement Alice Weidel (AfD) et tenté de rassurer sur son rejet de toute alliance avec son parti. Mais il a cherché à maintenir un équilibre incertain avec son discours dur sur l’immigration.
En politique étrangère, Friedrich Merz, qui est un atlantiste classique, entend continuer à défendre l’Ukraine et assure vouloir renforcer l’Europe face à Washington et Moscou, mais selon des modalités assez floues.
La CDU-CSU avait en 2021 obtenu le score le plus bas de son histoire, avec 24,1 % des voix. Elle pourrait approcher les 30 % dimanche. Si l’union engrange moins de 32,9 % des voix, son score de 2017, ce sera néanmoins le deuxième plus faible score de l’histoire d’une formation qui a longtemps dominé la politique allemande, obtenant régulièrement plus de 40 % des voix.
• Le SPD
Le parti social-démocrate est mené par le chancelier sortant Olaf Scholz. Malgré sa très forte impopularité et son manque évident de charisme, il a été préféré à Boris Pistorius, ministre fédéral de la défense, pour mener la campagne.
Pour faire oublier un bilan peu glorieux, notamment en termes économique, Olaf Scholz a misé sur l’offensive. Il a ciblé les compromissions de la CDU-CSU avec l’AfD et tenté de se présenter comme un rempart démocratique.
Sur le plan programmatique, le SPD défend un assouplissement du « frein à l’endettement », la règle constitutionnelle qui limite le déficit fédéral et celui des Länder, afin de favoriser des investissements publics et des aides publiques aux investissements privés. Il veut ainsi créer un « Fonds Allemagne » de 100 milliards d’euros.
Les micros sans fil des principaux candidats avant leur débat télévisé à Berlin, le 17 février 2025. © Photo Ralf Hirschberger / AF via AFP
Pour le reste, Olaf Scholz entend maintenir sa position sur l’Ukraine, celle d’un soutien limité, et favoriser « l’immigration choisie » pour faire face au manque de main-d’œuvre. Mais le SPD affiche une ligne dure sur les reconduites rapides à la frontière, notamment de ressortissants afghans.
Malgré une campagne active, Olaf Scholz peine à convaincre. En 2021, le SPD avait obtenu 25,7 % des voix, son deuxième plus mauvais score de l’histoire de la République fédérale après les 20,5 % de 2017. Aux européennes, le parti n’a recueilli que 13,9 % des voix. Son score pourrait se situer entre 14 et 16 %. Il semble inévitable que ce soit le pire depuis 1949. S’il fait moins que les 18,3 % du 5 mars 1933, obtenus alors que les nazis étaient déjà au pouvoir, le SPD pourrait enregistrer son pire score à une élection législative allemande depuis les lois antisocialistes de Bismarck et les 10,1 % de 1887 !
• Les Verts
Les Verts ont choisi comme candidat à la chancellerie Robert Habeck, ministre fédéral sortant de l’économie. Le parti (dont le nom officiel est Les Verts-Alliance 90) a été au centre des attaques de la droite et de l’extrême droite (et parfois même du SPD), qui en ont fait la source de tous les maux de l’Allemagne : trop de bureaucratie, trop de normes et la volonté d’imposer une culture « woke ». La CSU bavaroise s’est spécialisée dans ces attaques contre les Verts.
Le parti écologiste a pourtant choisi définitivement sa ligne dite « realo », autrement dit un pragmatisme qui accepte l’économie capitaliste et tente de la « verdir » par un soutien aux investissements. Le parti est ainsi favorable à un « Green Deal », avec l’instauration d’un « prix du carbone ». Les Verts veulent, dans ce cadre, réformer le « frein à l’endettement ».
Les Verts se présentent comme un parti pro-européen, défendant une stratégie climatique et migratoire continentale. Sur le plan international, les écologistes affichent un soutien sans faille à l’Ukraine et soutiennent une politique de réarmement de la Bundeswehr, l’armée allemande.
En 2021, les Verts avaient réalisé le meilleur score de leur histoire, avec 14,7 % des voix. Leur lourde défaite aux européennes (11,9 % des voix, en baisse de 8,6 points) et aux élections régionales a pu faire craindre le pire au parti. Mais il dispose d’un électorat fidèle, notamment dans les centres-villes des grandes agglomérations, et pourrait ainsi limiter la casse en se maintenant aux alentours de 14 % des voix. Tout score proche des 10 %, ou pire, en dessous, serait synonyme de déroute.
• Les autres partis
Trois partis sont, par ailleurs, susceptibles de dépasser les 5 % des voix au niveau fédéral, et donc d’entrer au Bundestag : le FDP, le BSW et Die Linke.
Ce dernier parti, le parti de gauche, a réalisé un rebond spectaculaire. Moribond en début de campagne, il a profité du départ de Sahra Wagenknecht, qui a fondé son propre parti, le BSW, pour clarifier sa ligne et mener une campagne de proximité. Jouant sur la crise économique actuelle, Die Linke bénéficie d’une position claire sur l’immigration et sur le conflit en Ukraine (un « pacifisme » qui rejette toute position prorusse), ainsi que de la popularité de sa candidate de tête, Heidi Reichinnek. Le parti est donné au-dessus des 5 % par la plupart des enquêtes et pourrait donc faire mieux que ses 4,9 % de 2021. Mais les résultats, à ce niveau, sont très volatils. Or, il n’est pas certain qu’il parvienne à conserver ses trois mandats directs dans l’Est pour échapper à la limite des 5 %.
À l’inverse, le BSW de Sahra Wagenknecht, qui revendique un « conservatisme de gauche » favorable aux petites entreprises, opposé à l’immigration et largement prorusse, est en difficulté. Après ses très bons scores dans les Länder de l’Est à l’automne (entre 11,8 et 15,8 % des voix) et ses 6,2 % aux élections européennes, le BSW a peiné pendant cette campagne. En manque d’implantation locale et de structuration, et avec un message parfois confus, il n’a pas séduit comme prévu. Le BSW n’est pas sûr de dépasser les 5 % et ne dispose d’aucune chance de remporter des mandats directs.
Enfin, les libéraux du FDP paient très cher leur participation à la coalition « feu tricolore ». Leur candidat et président, Christian Linder, a été le ministre des finances entre 2021 et 2023. Cherchant à se présenter comme le rempart financier contre ses deux « alliés » de centre-gauche, il a déçu son électorat de classe moyenne supérieure, obsédé par la baisse des impôts, et s’est retrouvé comptable de l’échec final de la coalition puisque c’est son départ qui en a signé la fin.
Le parti a fait campagne en se revendiquant des politiques de Javier Milei ou d’Elon Musk. Il avait, en 2021, dépassé pour la 5e fois de son histoire les 10 %, à 11,8 %, mais son électorat se tourne désormais vers la CDU ou l’AfD. Il peut compter sur des fidèles, mais pas assez pour lui permettre de dépasser les 5 %. Aux européennes de juin 2024, le FDP a obtenu 5,2 %.
Quelle coalition après le vote ?
Dimanche soir, à 18 heures, à la fermeture des bureaux de vote, les premiers sondages sortis des urnes seront publiés, suivis par les premières projections vers 20 heures. Une fois les résultats proclamés, lundi matin, par l’instance responsable du vote, la Bundeswahlleiterin Ruth Brand, la répartition des sièges permettra de connaître les coalitions possibles.
La plus attendue est celle entre la CDU-CSU et le SPD. Friedrich Merz, qui veut ouvertement gouverner un coalition à deux, a assuré, lors du dernier débat, le 16 février, qu’il ne conclurait pas de coalition avec les Verts. Son alliée bavaroise, la CSU, avait refusé cette option depuis le début de la campagne et ciblé le parti écologiste. Mais deux conditions, difficiles à obtenir, pèsent sur le retour de la « grande coalition » qui a dirigé la République fédérale entre 1966 et 1969, puis entre 2009 et 2013 et, enfin, entre 2017 et 2021.
La première est que le SPD accepte de gouverner avec Friedrich Merz, dont la figure très droitière est un repoussoir pour beaucoup dans le parti. Par ailleurs, si le SPD enregistre une défaite historique, comme c’est probable, il pourrait rechigner à retourner dans une alliance avec les conservateurs qui a largement contribué à son érosion électorale dans les années 2010.
Le SPD reste cependant un parti focalisé sur l’objectif de gouverner. La volonté d’éviter une instabilité du pouvoir ainsi que celle d’imposer certaines de ses priorités pourraient décider le vieux parti à revenir dans cette coalition. Pour autant, il est probable qu’il pose des conditions sévères afin de compenser son caractère minoritaire et les négociations s’annoncent délicates.
La deuxième condition au retour de la « grande coalition » est que ces deux formations disposent d’une majorité au Bundestag. Rien n’est certain de ce point de vue. Si aucun des petits partis ne passe les 5 %, cette majorité sera sans doute acquise. Mais si un ou plusieurs de ces partis entrent au Parlement, elle se réduira mécaniquement, et il existe un risque que le SPD et la CDU-CSU n’atteignent pas la majorité.
Dans ce cas, deux options s’ouvrent à Friedrich Merz, s’il arrive en tête. Selon l’article 63-4 de la Loi fondamentale (Constitution) allemande, il peut tenter une élection à la chancellerie à la majorité relative, en comptant sur l’abstention d’un ou de plusieurs groupes. Il devra alors gouverner avec un gouvernement minoritaire, une première dans l’histoire du pays, et une tâche d’autant plus difficile qu’il devra, en parallèle, conclure un contrat de coalition avec le SPD.
L’autre option serait de constituer, comme en 2021, une coalition à trois. Mais, dans ce cas, qui pourrait être le troisième larron ? Le FDP ? Mais le SPD acceptera-t-il une alliance avec celui qui l’a, de fait, chassé du pouvoir ? Les Verts ? Mais la CSU s’y refuse. Dans la politique allemande, le moment des négociations est très différent de celui de la campagne, ces options sont donc possibles. Mais un tel attelage s’annonce instable.
Pour le moment, l’AfD est exclue de futures négociations. Friedrich Merz s’y est de nouveau engagé le 16 février. Mais là encore, rien n’est impossible. Le vote de la motion du 29 janvier au Bundestag montre qu’une collaboration entre la droite et l’extrême droite ne peut être entièrement exclue. Le cas autrichien, où les négociations de grande coalition ont échoué et où la droite a ensuite négocié avec l’extrême droite, pourrait aussi servir de modèle, même si l’échec final des discussions à Vienne rend désormais ce scénario peu probable.
Une chose est certaine : la montée de l’extrême droite va modifier en profondeur la politique allemande. Quel que soit le résultat de dimanche, la pression sur les partis traditionnels, alors que le pays traverse une crise économique majeure, sera immense.
Romaric Godin