Vannes (Morbihan).– « La place du Conseil national de l’ordre des médecins est aux côtés des victimes », pose Me Negar Haeri. Si l’avocate de l’organisme professionnel estime nécessaire de le préciser, c’est que cela ne va pas de soi. À l’ouverture du procès de l’ex-chirurgien Joël Le Scouarnec, jugé devant la cour criminelle du Morbihan pour des viols et agressions sur 299 personnes entre 1989 et 2014, l’ordre des médecins semble même avoir été poussé l’espace d’un instant, lundi 24 février, du banc des parties civiles vers celui de la défense.
Tout a commencé devant les portes du tribunal de Vannes, théâtre pour quatre mois de ce procès hors norme. Avant l’audience, une trentaine de manifestant·es a déployé une banderole accusatrice : « Médecins agresseurs, violeurs : ordre des médecins complice ».
Issues d’organisations variées, comme le Syndicat de la médecine générale (SMG) ou l’association féministe #NousToutes, les pancartes – « Viol sur ordonnance, encore combien ? », « Stop à la loi du silence » – pointent toutes la potentielle responsabilité de l’organisme professionnel dans la longue impunité de Joël Le Scouarnec. « Il est étonnant de voir l’Ordre parmi les parties civiles alors qu’il a fait preuve de silence aussi longtemps », grince Christophe, l’un de ces contestataires.
Dans la salle d’audience, les réactions ne sont pas plus amènes pour l’Ordre, dont la démarche apparaît « à tout le moins moralement indécente et juridiquement contestable », pour Frédéric Benoist, avocat de La Voix de l’enfant, aussitôt rejoint par trois autres robes noires représentant des associations de protection de l’enfance : Innocence en danger, Face à l’inceste.
Rassemblement mettant en cause le silence de l’ordre des médecins devant le palais de justice de Vannes le 24 février 2025. © Photo Jean-Claude Moschetti / REA
Un immobilisme forcené
Pour comprendre les sources de ce litige, il faut revenir vingt ans en arrière. En novembre 2005, Joël Le Scouarnec est condamné pour détention d’images à caractère pédopornographique à quatre mois de prison avec sursis par le tribunal de Vannes, sans interdiction d’exercer. Le chirurgien se trouve alors en poste à l’hôpital de Quimperlé.
L’information remonte jusqu’au conseil départemental de l’ordre des médecins (Cdom) du Finistère, qui va faire le choix de l’immobilisme. Réunie en session plénière, l’instance décide à la quasi-unanimité, le 14 décembre 2006, de ne pas entamer de poursuites disciplinaires contre Joël Le Scouarnec, en dépit de son infraction manifeste à la déontologie médicale. Une position jamais remise en cause par la suite.
Après la fermeture du service de chirurgie de l’hôpital de Quimperlé, en juillet 2007, Joël Le Scouarnec se cherche un nouveau point de chute. Et les opportunités ne manquent pas pour ce chirurgien viscéral, spécialisé dans les petites opérations du bas-ventre (appendicites, hernies, etc.).
Un établissement en Charente-Maritime l’accueille à bras ouverts. Le centre hospitalier de Jonzac souffre alors d’une « pénurie de chirurgiens », selon les déclarations de sa directrice de l’époque à la gendarmerie. Informée de ses antécédents judiciaires, la fonctionnaire ne voit pas de problème à faire entrer dans son bloc opératoire un praticien condamné pour des faits de cyberpédocriminalité. Aucune mesure ne sera prise pour éviter que Joël Le Scouarnec se trouve en présence d’enfants. L’arrêté officialisant son recrutement est publié le 1er juin 2008.
Mais le chirurgien doit encore franchir un obstacle de taille avant de s’établir à Jonzac. Il lui faut s’inscrire à l’ordre des médecins de Charente-Maritime. Et, pour ce faire, Joël Le Scouarnec est contraint de remplir un formulaire dans lequel il se doit de mentionner sa condamnation. Mentir l’exposerait à des poursuites, alors il avoue. Pour mieux s’absoudre. Et, là non plus, l’Ordre n’y voit pas d’inconvénient. « Le Conseil a décidé qu’il n’était pas justifié d’aller au-delà, sachant que la justice ne l’avait pas suspendu », a expliqué en 2019 Pascal Revolat, alors président de l’organisme professionnel du département.
Au cours de l’année 2008, lors de son transfert du Finistère en direction de la Charente-Maritime, le dossier de Joël Le Scouarnec transite par le siège du Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom), à Paris. C’est à ce moment-là que l’instance prend connaissance de sa condamnation pour détention d’images à caractère pédopornographique, selon l’avocat qui a défendu le Cnom durant toute l’instruction, Jérôme Cayol, cité dans le livre Piégés. Dans le « journal intime » du Dr Le Scouarnec* : « Le Cnom a eu connaissance de la condamnation de Joël Le Scouarnec pour détention d’images à caractère pédopornographique par le tribunal de Vannes au moment du transfert de son dossier en 2008, du conseil départemental du Finistère de l’ordre des médecins vers le conseil départemental de Charente-Maritime de l’ordre des médecins. »
Le précédent de 2007
Jamais interrogé en sept années de procédure judiciaire, l’organe professionnel n’a pas eu à expliquer officiellement son inaction dans cette affaire pédocriminelle. Mais l’Ordre s’est défendu dans la presse, à de nombreuses reprises, de tout manquement. Dans Le Point, Le Monde,Ouest-France ou Le Quotidien du médecin : partout, le Cnom a avancé toujours le même argument. Ce n’est pas qu’il ne voulait pas sanctionner Le Scouarnec, mais il n’avait pas la compétence pour le poursuivre sur le plan disciplinaire.
Une contre-vérité que colporte l’Ordre depuis près de six ans.
Le Cnom se fonde sur un article du Code de santé publique, qui prévoyait que l’Ordre ne pouvait pas engager de poursuites disciplinaires à l’égard de médecins hospitaliers. Seuls l’État et les parquets pouvaient enclencher ce type de procédure à l’époque. Cette forme de filtre était supposée protéger les praticien·nes exerçant une mission de service public pour les actes qu’ils et elles réalisaient dans le cadre des soins.
Problème : cette fameuse règle juridique que met en avant l’ordre des médecins ne l’a jamais empêché de poursuivre de lui-même des pédocriminels, fussent-ils praticiens hospitaliers. Et au moment où le Cnom apprend l’existence des antécédents judiciaires de Le Scouarnec, en 2008, l’instance est même très bien placée pour savoir qu’exercer une activité dans un hôpital public ne permet en aucun cas d’échapper à une sanction disciplinaire dans de pareilles affaires.
C’est ce que prouve une décision ordinale publiée le 7 décembre 2007, soit quelques mois avant que le dossier de Joël Le Scouarnec n’échoue sur le bureau du Cnom. La plus haute juridiction de l’Ordre, la chambre nationale disciplinaire, avait alors confirmé la radiation d’un praticien hospitalier condamné pour détention d’images à caractère pédopornographique en mai 2007.
Ce praticien hospitalier a fait l’objet d’une plainte déposée par le conseil départemental de l’ordre de la Meuse pour une affaire de cyberpédocriminalité. Le médecin a tenté de faire annuler sa condamnation en contestant le droit du Cdom de porter plainte contre lui. Mais en appel, la juridiction nationale a réaffirmé la compétence de l’Ordre pour poursuivre des praticiens hospitaliers pédocriminels : leurs agissements sont, « par leur nature, détachables » de leur mission de service public, qui se limite aux soins.
En somme, si l’Ordre n’a pas sanctionné Joël Le Scouarnec à l’époque, ce n’est pas parce qu’il ne pouvait pas le faire. C’est parce qu’il ne voulait pas le faire, ou qu’il n’en voyait pas l’intérêt.
Aujourd’hui, la lecture de l’ordonnance de mise en accusation du chirurgien permet de mesurer le prix de cet immobilisme. Entre le 14 décembre 2006, date de la séance plénière du conseil de l’ordre du Finistère, et le 2 mai 2017, date de l’arrestation de Joël Le Scouarnec, le chirurgien aurait commis, selon la justice, des violences sexuelles sur vingt-huit patient·es. La plus jeune avait 3 ans. Le plus âgé en avait 20. Un de ces faits a été qualifié de viol, vingt-sept d’agressions sexuelles.
« Le responsable, c’est moi »
Au premier jour du procès du chirurgien, déjà condamné dans un premier volet de l’affaire en 2020, l’avocat général et la défense du pédocriminel se sont accordés sur un point : ne pas contester le droit de l’ordre des médecins à se constituer partie civile.
L’avocat de Joël Le Scouarnec, Maxime Tessier, l’assure : son client « ne se défausse pas derrière les Ordres et il le dit : “le responsable, c’est moi” ». Le chirurgien est apparu lundi 24 février dans le box des accusés. Silhouette voutée, gilet noir sur chemise sombre. Le prédateur croule sous le poids de ses 74 ans. « J’ai commis des actes odieux », a-t-il déclaré d’une voix terne, au cours d’un propos liminaire reprenant les grands axes de sa défense : assumer des dizaines de viols et agressions sexuelles, et nier le reste qui relèverait, selon lui, d’actes médicaux.
La décision d’accorder ou non le statut de partie civile à l’ordre des médecins a été mise en délibéré. Elle est attendue mardi 25 février, deuxième jour du procès.
Hugo Lemonier