Promise Li - Quels sont les principaux enjeux en toile de fond des élections allemandes ?
Jakob Schäfer - Ces dernières années, la société allemande, comme celle d’autres pays, a été très marquée par la crise économique. C’est un enjeu politique majeur. Nous sommes en récession depuis plus de deux ans. C’est le facteur déterminant pour tous les partis qui veulent gouverner et former un gouvernement. Bien sûr, tous les partis capitalistes ont pour habitude de trouver un bouc émissaire à cette crise. L’extrême droite accuse les migrant.e.s, affirmant qu’ils sont responsables de tous les maux. Elle proclame que nous devons arrêter l’immigration en Allemagne et traiter les autres problèmes seulement après avoir fermé les frontières. La droite a gagné du terrain sur cette ligne au cours des dix dernières années, passant d’environ 8 à 9 % à plus de 20 % des voix aujourd’hui. Les partis du centre se sont déplacés vers la droite. L’extrême droite n’est donc pas la seule à vouloir stopper l’immigration. Les libéraux disent simplement qu’ils le feraient d’une manière « meilleure », plus légale. Ils acceptent la plupart des propositions de l’extrême droite, de sorte que la question de l’immigration a dominé toute la campagne électorale au cours des quatre derniers mois.
Il existe donc une grande coalition de partis bourgeois qui renforcera les politiques contre l’immigration. Si nous regardons l’extrême droite, outre l’immigration, ils veulent réduire les impôts pour les riches et sont contre les droits syndicaux. Ils disent que les syndicats nuisent à notre économie. Mais malheureusement, de nombreux travailleurs allemands pensent que l’immigration doit être stoppée et que cela nous aiderait. Ils ne regardent pas ce que l’extrême droite veut faire sur un plan plus large, comme la fiscalité, les droits syndicaux, etc. La part des électeurs d’extrême droite est aussi élevée dans la classe ouvrière que dans le reste de la population.
Nous aurons donc un nouveau gouvernement dirigé par l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de centre-droit, avec l’Alternative für Deutschland (AfD) d’extrême droite comme élément clé de l’opposition, poussant les autres partis plus encore vers la droite. Il faudra deux à trois mois pour former un nouveau gouvernement. Mais les sociaux-démocrates ne veulent pas tirer les leçons de leur défaite. Tout ce qu’ils veulent changer, c’est le remplacement de certains dirigeants. Ils refusent de remettre en question leur politique. À nos yeux, ce n’est pas un parti de gauche ou un parti ouvrier. Aujourd’hui, ils sont plutôt de centre-gauche et ils cèdent largement à l’attitude anti-immigration de la majorité des politiciens bourgeois. Ces partis au pouvoir refusent de considérer les maux économiques que connaît l’Allemagne comme un problème systémique lié au système capitaliste.
Peux-tu nous en dire plus sur la situation générale de la gauche allemande et sur la manière dont elle réagit à ces évolutions politiques et économiques ?
La principale force de la gauche allemande reste Die Linke. Die Linke est un parti réformiste qui recueillait environ 3 à 4 % dans les sondages d’opinion il y a trois mois. Il a connu une stagnation et des crises internes ces dernières années. Mais lors de cette élection, il a été l’un des seuls partis politiques à soutenir les droits des migrant.e.s contre les politiques migratoires répressives. Cela a contribué à le relancer et il a finalement obtenu plus de 8 % des voix. Les gens ont voté pour eux parce qu’ils soutenaient les travailleurs, les syndicats et d’une manière générale les causes humanitaires. Mais Die Linke n’a pas de programme politique socialiste. Quelques petits groupes radicaux de gauche, d’un millier de personnes ou moins, militent dans ce parti. Mais la gauche radicale ne serait pas en mesure de changer le parti. Die Linke est profondément enraciné dans le parlementarisme. Il est très institutionnalisé. Ils n’envisagent pas d’élargir leur action par-delà le parlement en suscitant une mobilisation des mouvements sociaux.
La gauche au sein de Die Linke est très hétérogène. Certaine.s militent dans les syndicats, beaucoup sont engagé.es dans le mouvement pour la justice climatique ou le mouvement très large contre l’extrême droite. La gauche radicale est assez divisée, sauf à l’occasion d’événements importants. Mais il n’y a pas non plus une organisation qui serait dominante. La gauche a du mal à rassembler ses forces et la plupart de ses composantes ne comprend pas comment il faut s’y prendre pour se battre dans les syndicats, qui sont la seule force sociale capable de changer quoi que ce soit en Allemagne. Cela dit, les syndicats allemands sont dominés par une bureaucratie très forte. Il faut donc y créer un courant d’opposition de la base ouvrière pour faire pression sur la direction bureaucratisée. Pour notre part, nous nous y employons, mais nous sommes une très petite minorité. Ainsi, la gauche radicale dans les syndicats est restée assez marginale et n’a pas d’impact réel sur l’orientation générale des syndicats. C’est le principal défi que les militant·e·s de Die Linke et en dehors de ce parti devront relever au cours des prochaines années.
Il existe deux tendances principales de gauche au sein de Die Linke. La plus importante est Die Antikapitalistische Linke (AKL). L’un de nos camarades de l’ISO, Thies Gleiss, fait partie de la direction de cette tendance. Il représente également ce courant au sein de la direction du parti. Il est l’un des rares membres de la gauche à siéger à la direction du parti. L’ISO compte un certain nombre de militant.e.s au sein de Die Linke, mais la plupart, comme moi, sont impliqué.e.s dans le travail syndical et d’autres militent sur d’autres terrains. Un second courant, plus petit et moins bien organisé, est la Bewegungslinke (gauche de mouvement). En dehors de Die Linke, il existe une organisation maoïste qui compte plus d’un millier de membres, mais ils sont extrêmement sectaires. Il existe 6 ou 7 organisations de différentes traditions trotskistes, qui totalisent moins de 1 000 membres. En dehors de cela, il existe divers mouvements autonomes ou anarchistes, présents en particulier dans la lutte pour la justice climatique, et qui sont moins liés au mouvement ouvrier traditionnel.
L’émergence de formations comme l’AfD et le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW) représente une tendance alarmante dans la politique allemande. Mais ces formations ne sont pas issues du moule traditionnel de la politique d’extrême droite. Comment les caractériserais-tu et comment expliques-tu la montée de l’AfD lors de ces élections, ainsi que l’essor et le déclin du BSW ?
L’AfD n’est pas une organisation fasciste, même si je dirais qu’environ un tiers de ses membres sont fascistes. Nous ne devons pas sous-estimer l’influence du fascisme au sein de ce parti, mais il s’agit d’un parti populiste de droite, et non fasciste (à l’instar de Fratelli d’Italia en Italie et du Rassemblement national en France). L’AfD n’a pas de groupes de combat qui attaquent physiquement la gauche dans les rues, en partie parce qu’ils n’en ont pas besoin. Le programme de l’AfD prône une plus grande exploitation de la classe ouvrière, avec des mesures qui enrichissent encore plus les riches et réduisent encore le financement de la sécurité sociale. Malheureusement, la plupart des gens ne le comprennent pas ; la plupart ne voient que l’immigration, qui est le facteur principal de leur vote.
La Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), qui fusionne des idées de gauche et d’extrême droite, trouve ses racines dans Die Linke. Ils ont rompu notamment à cause de leur position sur la Palestine. C’est presque le seul atout qu’ils ont par rapport à Die Linke. À part ça, tout le reste est plutôt mauvais. Le BSW espère organiser le mouvement ouvrier en s’opposant également à l’immigration, s’alignant ainsi sur l’extrême droite. Non seulement c’est une plate-forme politique dangereuse, mais il est difficile d’imaginer comment on pourrait concurrencer l’AfD en s’alignant davantage sur ses positions. Si quelqu’un veut arrêter l’immigration, il n’a qu’à voter pour l’AfD, il n’a pas besoin d’un autre parti. C’est pourquoi le BSW a obtenu moins de 5 % des voix aux élections et n’a désormais plus de représentants au Parlement. Si on est contre l’immigration, on vote pour l’« original », le parti qui a défendu ça au départ, c’est-à-dire pour la droite. Le BSW n’a pas de programme gagnant.
Face à ce nouveau gouvernement, que doit faire la gauche socialiste pour contester l’hégémonie croissante de la droite dans la politique allemande ?
Nous devons continuer à nous mobiliser contre les réunions de l’AfD dans chaque ville ainsi que lorsqu’elle manifeste contre l’immigration. Nous devons toujours essayer de les empêcher. Il faut maintenir cette mobilisation. Mais ce n’est qu’un aspect de la question. Pour lutter efficacement contre l’extrême droite, nous avons besoin d’un programme politique de gauche clair, qui ne se contente pas d’expliquer ce qu’est le fascisme. Expliquer les catastrophes du passé causées par le fascisme nazi ne convaincra pas les gens de ne pas voter pour l’AfD. Il faut que la gauche propose une alternative positive à la classe ouvrière. Le principal défi consiste à rassembler les gens autour de cette alternative politique. Nous pouvons faire campagne en dehors des partis et du parlement, mais nous devons en même temps créer une tendance de gauche au sein des syndicats qui soit une réelle alternative. Sans le soutien des travailleurs et des travailleuses, nous n’avons pas les moyens de convaincre les gens qu’il existe une autre façon de résoudre le problème de notre crise.
L’une des principales revendications autour desquelles la gauche doit mobiliser est le soutien aux travailleurs de l’automobile face au déclin de leur industrie, et la réorientation de la production de cette industrie. L’industrie automobile est la branche la plus importante de l’industrie allemande. Mais l’industrie automobile en Allemagne traverse une crise majeure en raison du prix plus bas des voitures chinoises et de la multiplication des produits en provenance d’autres pays encore. L’industrie automobile ne peut plus se développer car elle vend moins de voitures et multiplie les licenciements un peu partout. Nous ne pouvons pas être satisfaits de stratégies qui acceptent des compromis avec les patrons, par exemple en se contentant de prolonger les délais de licenciement pour les travailleurs en surnombre. Nous devons avoir une solution qui passe par la lutte pour la reconversion de l’industrie automobile afin de produire des bus, des tramways, des cycles et d’autres choses utiles à la société, et non pas pour licencier et garantir les profits des patrons. Si nous voulons défendre ce programme de reconversion, alors nous avons besoin de grands mouvements de masse, qui reposent sur les travailleurs en lutte avec leurs syndicats. Cela ne pourra marcher que si les travailleurs veulent se battre pour cela. C’est là une tâche cruciale pour les années à venir, car il s’agit de redynamiser la classe ouvrière afin de changer la trajectoire de la vie politique en Allemagne.
Comment la politique internationale a-t-elle influencé les élections allemandes ? Plus précisément, comment la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine a-t-elle affecté la politique allemande ? Penses-tu que le gouvernement allemand va changer d’attitude envers le mouvement de solidarité avec la Palestine, de plus en plus réprimé en Allemagne ?
La politique allemande dépend de la politique américaine. Les États-Unis veulent faire de l’Allemagne un allié dans la lutte contre la Chine. Mais la bourgeoisie allemande n’est pas (encore) sur cette ligne, car ses intérêts sont étroitement liés à l’économie chinoise. Elle ne veut pas interrompre ce flux de marchandises entre la Chine et l’Allemagne. Si ce flux était interrompu, cela constituerait une autre source de pression sur l’économie allemande, similaire à celle provoquée par l’interruption de la ligne de gaz Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne. L’échange de marchandises avec la Chine est très important pour l’Allemagne à l’heure actuelle, je ne vois pas la bourgeoisie allemande s’aligner sur la campagne antichinoise de Trump. Mais en même temps, elle n’est pas assez forte pour défendre une autre ligne. Le gouvernement allemand prend partiellement le parti des États-Unis, notamment en ce qui concerne la présence militaire américaine autour de la Chine. Cependant, ce n’est pas nécessairement une perspective à long terme, même si je ne pense pas que la situation changera beaucoup dans les prochains mois. Il serait suicidaire pour les capitalistes allemands de couper les liens avec la Chine. Quant à la population allemande, la question de la Chine n’est pas encore très présente dans son esprit.
En ce qui concerne la Palestine, nous sommes dans une situation unique car la ligne politique officielle de l’Allemagne est de défendre Israël, peu importe que ses pratiques soient génocidaires ou pas. C’est une position commune à tous les partis bourgeois en Allemagne. Ils appellent cela l’essence même de l’Allemagne. Aujourd’hui, après un an de génocide, ils doivent admettre que tout ce que fait l’armée israélienne n’est pas correct, mais ils continuent néanmoins à livrer des armes. Ils sont le deuxième plus gros fournisseur d’armes à Israël, après les États-Unis. Ils soutiennent le gouvernement israélien sur le plan diplomatique sur toutes les questions. Dans le même ordre d’idées, ils disent que toute critique du gouvernement israélien est antisémite. C’est un combat difficile, car il est très difficile de protester contre la politique israélienne en Allemagne. Des dizaines de personnes au moins ont perdu leur emploi ou ont été inculpées pour avoir défendu la cause palestinienne. Malheureusement, cette situation va perdurer. Je ne pense pas que la politique du nouveau gouvernement changera beaucoup à cet égard.