Placés désormais dans les mains des robots et du trading à haute fréquence, les marchés financiers ont donné l’impression le 9 avril d’avoir une mémoire de poisson rouge. Donald Trump avait à peine annoncé qu’il suspendait pendant quatre-vingt-dix jours les droits de douane imposés à plus de soixante-dix pays, à l’exception de la Chine, qu’une euphorie sans précédent s’est emparée des marchés. En quelques minutes, tout s’est inversé. Les indices boursiers se sont envolés partout dans le monde. Les traces de la déroute du 2 avril ont semblé en passe d’être totalement effacées.
Tout est oublié, veut croire le président américain qui s’est félicité, après la clôture de Wall Street, de ce « marché magnifique ». Son entourage s’est empressé de répéter les mêmes propos rassurants auprès des décideurs financiers et économiques, plongés en plein doute.
Les messages de félicitations des responsables étrangers, à commencer par l’Union européenne (UE), saluant la décision de Donald Trump, ne peuvent cependant masquer la situation. La baisse de 3 % du S& ;P 500 et du Nasdaq à l’ouverture de Wall Street, la chute du dollar de 1,50 % face à l’euro, la remontée des rendements sur les bons du Trésor américain viennent rappeler la réalité : rien n’est assuré.
« Le mal est fait. Ils ont ouvert la boîte de Pandore et ils ne peuvent pas effacer ce qui a été par une seule déclaration », constate un stratégiste du groupe Robeco. « Les marchés ne vont pas aisément oublier ces épisodes avec des mouvements de marchés erratiques », développe une note d’ING publiée ce jeudi.
À la bourse de New York, le 10 avril 2025. © Photo Michael M. Santiago / Getty Images via AFP
La guerre commerciale lancée contre la Chine se poursuit avec une intensité renforcée, la Maison-Blanche ayant annoncé une nouvelle augmentation des droits de douane sur les importations chinoises, portés de 104 à 125 %.
La suspension pendant trois mois des droits de douane pour les autres pays ne signifie pas leur suppression à terme : dans une volte-face dont il est désormais coutumier, le président américain avait aussi annoncé dans l’après-midi même la suspension pendant un mois des droits de douane à 25 % à l’égard du Mexique et du Canada. Un mois plus tard, ceux-ci ont été appliqués et restent en vigueur.
Surtout, le nouveau revirement de Donald Trump vient confirmer « l’imprévisibilité américaine ». En à peine deux mois, la présidence Trump a ébranlé à un point insoupçonné la confiance dans les États-Unis. Les dégâts se révèlent déjà considérables. L’épisode des droits douaniers en a encore accentué l’ampleur : le dollar, les bons du Trésor américains, piliers du système monétaire et financier depuis 1971, sont désormais déstabilisés, au risque de provoquer une nouvelle crise financière mondiale.
La fin de la valeur refuge universelle
Alors que tous les yeux étaient braqués sur les marchés actions, les vraies tensions se sont concentrées ailleurs : sur les bons du Trésor américains. Depuis des décennies, le marché de la dette américaine, parce qu’il est le plus important, le plus liquide du monde, sert de stabilisateur, d’instrument de garantie à tout le système financier mondial. En cas de doute, c’est la valeur refuge universelle par excellence.
Mais cette fois-ci, tout a déraillé. Ces derniers jours, les Bourses ont chuté, mais les bons du Trésor américains aussi, entraînant une hausse des taux inattendue. Mécaniquement, la baisse de la demande d’un titre obligataire se traduit par une remontée des taux d’intérêt qui y sont liés.
Mais au-delà du mouvement, c’est aussi l’ampleur du changement qui est significative : le marché de la dette américaine s’élève à plus de 30 000 milliards de dollars. Il faut un volume d’échanges considérable pour le faire varier. En à peine trois jours, les taux d’intérêt de la dette à dix ans sont passés de 3,99 % à 4,34 %, effaçant au passage toute la politique de desserrement monétaire engagée par la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) depuis dix-huit mois.
Il faut remonter au moment de l’annonce du covid, en mars 2020, pour retrouver des mouvements aussi brutaux. Paniqués par cette crise sanitaire sans précédent, les investisseurs avaient alors liquidé toutes leurs positions, bons du Trésor compris, pour dégager de l’argent. Les tensions avaient été si vives que la Fed avait été obligée de se porter acheteuse en dernier ressort de la dette américaine, afin d’éviter une hécatombe parmi les fonds d’investissement hedge funds menacés d’asphyxie.
Le rôle de la finance dérégulée
Tous les regards se tournent à nouveau vers les hedge funds et les fonds d’investissement privés. Cette finance, dont les principaux dirigeants forment le premier cercle autour de Donald Trump, a été exemptée de toutes les régulations adoptées après la crise de 2008. Elle s’est habituée à prendre des positions spéculatives très importantes, notamment sur les marchés des dérivés, de travailler avec des effets de levier gigantesques (la dette représentant quinze à vingt fois le montant en capital), devenant l’acteur principal du marché de la dette privée.
À plusieurs reprises, des banques centrales ou des régulateurs ont mis en garde sur les risques d’instabilité financière que représentait cette finance dérégulée. Compte tenu de ses pratiques spéculatives, elle menaçait d’amplifier les risques en cas de retournement, et de provoquer des réactions en chaîne dans tout le système financier international.
En dépit de plusieurs alertes, notamment sur le marché japonais à l’été 2024, les avertissements de ces régulateurs n’ont jamais été entendus. Leurs prédictions se sont révélées encore exactes ces derniers jours. Continuant à parier sur une euphorie boursière permanente aux États-Unis, ces fonds ont pris des positions très importantes sur les marchés actions et les marchés dérivés. Quand tout s’est inversé, ils ont dû faire face à des appels de marge de plus en plus élevés pour couvrir leurs paris boursiers. La liquidité s’étant totalement évanouie en quelques jours, il leur a fallu vendre au plus vite. Les bons du Trésor américains, réputés comme les plus facilement monnayables, ont été les premiers sur la liste.
La grande défiance
Mais d’autres forces paraissent s’être mises en mouvement ces derniers jours, bien plus dangereuses pour l’économie américaine et par ricochet pour le système financier international. Mardi 8 avril, la vente aux enchères d’émissions obligataires américaines à trois ans a été très décevante. Celle de mercredi sur une émission de 37 milliards de dollars à dix ans, un peu moins. Mais les créanciers ne se bousculaient pas. Alors que les États-Unis continuent d’emprunter massivement pour financer leurs déficits, cette désaffection constitue un signal d’alarme pour le Trésor américain : la dette américaine ne rassure plus.
Une question commence à tarauder certains observateurs : le « privilège exorbitant » du dollar est-il en train de s’évanouir ? Pendant des décennies, le reste du monde a accepté de recycler tous ses excédents – d’abord pétroliers au moment de la crise de 1973 puis commerciaux tant en provenance du Japon, de la Chine que de l’Europe – sur le marché américain, permettant aux États-Unis de financer ses déficits constants. Si ces mécanismes sont remis en cause, c’est tout le système financier international qui se retrouve ébranlé.
Les mouvements enregistrés la semaine dernière montrent que le doute s’est insinué dans les esprits, que la confiance aveugle dans le pouvoir américain a disparu. Tout se trame en coulisses, sans rodomontades et effets de manche. Mais avec une détermination certaine, les uns et les autres commencent à prendre leurs distances et leurs précautions.
Alors que tout était chahuté sur les marchés financiers, les investisseurs, estimant que le dollar et les bons de Trésor américains n’étaient plus des valeurs refuges, ont cherché des alternatives. Et ils en ont trouvé. En quelques jours, l’or, la dette allemande (Bund), le yen, le franc suisse, l’euro ont été jugés comme des moyens de substitution acceptables pour mettre en sécurité les avoirs financiers.
Plus grave encore est le mouvement de liquidation de la dette américaine à trente ans. Car à la différence des bons du Trésor américains à court terme, ce sont essentiellement des institutionnels, des assurances et fonds de pension, des banques centrales qui sont détenteurs de cette dette à très long terme, qui représente souvent le socle de leurs réserves.
En décidant de céder ces titres, ceux-ci marquent leur défiance grandissante à l’égard des États-Unis de Trump. Après les annonces douanières du 2 avril, tous considèrent qu’il faut prendre les menaces de Donald Trump au sérieux. Tous ont noté le grand projet que son conseiller Stephen Miran entend leur réserver : ce dernier prévoit que la détention de bons du Trésor américain devienne une quasi-obligation pour les partenaires commerciaux des États-Unis. Ceux-ci seraient sommés d’accepter de transformer leurs bons du Trésor américain en dette perpétuelle, avec des taux minorés et une taxation supplémentaire afin de participer au financement des États-Unis. Il est des incitations plus attrayantes.
Représailles chinoises
La Chine, qui détient quelque 700 milliards de dollars de dette américaine, est en première ligne. Depuis plusieurs années, elle a commencé à réduire discrètement ses avoirs américains. Elle est suspectée d’avoir activement participé au mouvement de liquidation de la semaine dernière par mesure de rétorsion aux 100 % de droits de douane qui lui ont été imposés par Donald Trump. Le gouvernement de Xi Jinping aurait d’ailleurs donné discrètement ordre aux banques de ne plus convertir aucun de leurs avoirs en dollars.
Mais si puissante qu’elle soit, la Chine ne peut à elle seule bousculer le système financier international. D’autres doivent y participer. Depuis le début de la présidence Trump, le Japon a commencé à vendre de façon accélérée ses avoirs américains. Le ministre des finances japonais, Katsunobu Katō, a toutefois exclu de s’en servir comme moyen de pression dans les négociations commerciales avec les États-Unis. Mais l’idée plane.
La défiance qui s’est installée à l’égard du dollar, de la dette américaine, des États-Unis en général, n’est pas près de se dissiper. En lançant sa guerre commerciale mondiale, Donald Trump a oublié qu’il s’adressait aussi à ses créanciers. Ceux-ci sont en train de lui rappeler.
Martine Orange