Dès le début du XVIIe siècle, l’Angleterre commença à commercer avec l’Inde, par le biais de l’East India Compagny, la Compagnie anglaise des Indes orientales [1]. Ces relations évoluèrent au cours du siècle suivant, avec le déclin de l’Empire moghol. Pour protéger ses intérêts commerciaux et géopolitiques, ainsi que son droit à exploiter les ressources minérales, la Compagnie décida de recruter des soldats indigènes et de conquérir des territoires.
La volonté de domination britannique dans la région prit une autre dimension quand un nouveau groupe de tories (conservateurs) accéda au pouvoir à Londres à la fin du XVIIIe siècle. Nommé gouverneur général, lord Richard Wellesley, frère aîné du duc de Wellington, baptisa alors sa politique offensive forward policy (« politique de progrès »). Il s’agissait d’un « Projet pour le nouveau siècle britannique ». Lord Wellesley laissait clairement entendre qu’il voulait faire valoir la prééminence de l’Angleterre sur tous ses rivaux européens, particulièrement sur la France, et qu’il valait mieux, de manière préemptive, renverser les régimes musulmans présumés hostiles à l’hégémonie croissante de l’Occident.
Comme de coutume, dans la presse conservatrice, de nombreuses voix s’exprimèrent en faveur de cette approche. Les alliés musulmans fantoches, qui en réalité permettaient à l’Empire britannique de diriger leurs affaires, pouvaient encore rester en place, mais les gouvernements susceptibles de s’opposer aux avancées de la couronne ne devaient plus être tolérés.
Il ne faisait aucun doute que la première cible visée était un dictateur, le sultan du Mysore (aujourd’hui Karnataka) Tipu Sahib, dont la famille avait usurpé le pouvoir par la force militaire. A en croire des sources proches du gouvernement, ce souverain était un « ennemi cruel et impitoyable », un « bigot intolérant », un « fanatique furieux » qui avait « perpétuellement à la bouche des menaces de djihad ». On l’accusait également d’être un « souverain injuste et tyrannique »... et un « perfide négociateur ».
Wellesley arriva en Inde en 1798 avec pour mission de remplacer le sultan du Mysore par une marionnette soutenue par l’Occident. Mais il devait au préalable légitimer une politique dont l’issue avait déjà été programmée. Wellesley commença par mobiliser ses forces – militaires, logistiques et surtout rhétoriques –, car il est toujours difficile de faire accepter une guerre coûteuse et contestée. Et c’est en rassemblant un faisceau de preuves apparemment irréfutables contre l’ennemi qu’il fut possible de faire taire les anti-impérialistes ronchons réunis en cénacle autour d’Edmund Burke [2].
Une annexion légitimée par un dossier retors
Ainsi, Wellesley et ses alliés déclenchèrent une vaste campagne de diffamation contre Tipu Sahib, présenté comme un monstre musulman vicieux et agressif voulant éliminer l’Empire britannique de la carte des Indes. Cette opération de propagande ouvrit naturellement la voie à une conquête lucrative et à l’instauration d’un régime plus accommodant. Cela permit aux conquérants de faire croire qu’ils restituaient le pays à ses maîtres légitimes, alors qu’en réalité ils maintenaient une ferme domination de l’Occident.
Les Britanniques passèrent de l’éviction des souverains musulmans menaçants à l’annexion des Etats musulmans les plus souples. En février 1856, les troupes impériales entrèrent dans l’Awadh (ou Oudh pour les Britanniques, région centrale de l’actuel Uttar Pradesh) en prétextant qu’un dirigeant moghol (nawab) était « excessivement débauché ». Pour légitimer l’annexion, on produisit devant le Parlement britannique un dossier si excessif et retors qu’un représentant officiel impliqué dans l’opération qualifia le Parliamentary Blue Book on Oudh (le Livre bleu du Parlement sur l’Awadh) de « fiction officielle », de « roman à l’eau de rose oriental » pourtant réfuté « par un fait simple et persistant » : le peuple conquis « préfère le régime calomnié » des nawab « au gouvernement de toute confiance, mais cupide, de la Compagnie ». Il reste qu’avec ces méthodes la Compagnie anglaise des Indes orientales dominait directement les deux tiers environ du sous-continent indien au début de l’année 1857.
De leur côté, de nombreux représentants britanniques favorables à cette politique dite « de progrès » projetaient d’imposer non seulement leurs lois et leurs techniques, mais aussi leurs valeurs. L’Inde serait donc un pays dominé, mais également racheté de ses péchés. Les coutumes locales qui froissaient la sensibilité chrétienne – parfois à juste titre... – furent prohibées : on interdit, par exemple, de brûler les veuves sur le bûcher de leur mari. Un des directeurs de la Compagnie, Charles Grant, ne fut pas le seul à croire que la Providence avait amené les Britanniques en Inde pour accomplir de grands desseins : « Ne faut-il pas conclure que nos territoires asiatiques nous ont été donnés, non juste pour que nous puissions en profiter, mais pour que nous puissions répandre parmi leurs habitants, longtemps plongés dans l’obscurité, la lumière de la Vérité ? »
Les traités religieux des missionnaires renforcèrent les peurs des musulmans, accroissant l’hostilité à la domination britannique et créant une force politique pour les djihadistes de plus en plus nombreux et déterminés à mettre fin à la suprématie des infidèles (kafir). De l’autre côté, l’existence de « conspirations wahhabites » pour résister aux chrétiens conforta les convictions des évangélistes en faveur d’une « puissante attaque » capable de venir à bout de ces « fanatiques musulmans ».
La réaction à cette lente escalade se produisit en 1857 avec la révolte des cipayes. Au petit matin du 11 mai, il y a cent cinquante ans, le souverain moghol Bahadur Shah Zafar était en train de réciter ses prières dans un oratoire dominant la rivière Yamuna quand il vit un nuage de poussière s’élever à l’horizon. Quelques minutes plus tard, il comprit pourquoi : trois cents cavaliers de la Compagnie anglaise des Indes orientales étaient en train de foncer sur son palais.
Ces cavaliers indiens, enrôlés dans l’armée de la Compagnie, étaient partis la veille de Meerut (ville-garnison de l’Uttar Pradesh), où ils avaient retourné leurs armes contre les officiers britanniques qui les commandaient [3].
Après s’être rendus à Delhi pour demander à l’empereur d’approuver leur révolte, les cipayes entrèrent dans la ville, massacrèrent tous les chrétiens, hommes, femmes et enfants qu’ils trouvèrent sur leur chemin, et désignèrent leur vieil empereur de 82 ans comme leur nouveau souverain. Plus tard, ils s’arrêtèrent sur Chandni Chowk, l’artère principale de Delhi, et demandèrent à la population : « Frères, êtes-vous avec ceux de la foi ? » Les Britanniques, hommes et femmes, devenus musulmans – ils étaient étonnamment nombreux à Delhi – furent épargnés, mais les Indiens convertis au christianisme furent immédiatement abattus. Comme il était dit dans une lettre envoyée plus tard par les chefs des rebelles : « Les Anglais renversent toutes les religions (...). Dans la mesure où ils sont l’ennemi commun [des hindous et des musulmans, nous] devons tous nous unir pour les massacrer (...). C’est seulement ainsi que seront sauvées les vies et les croyances de nos deux communautés. »
L’insurrection fit très vite boule de neige et devint la révolte anticoloniale la plus importante du XIXe siècle contre un empire européen. Ainsi, parmi les 139 000 cipayes de l’armée du Bengale, seuls 7 796 soldats restèrent fidèles à leurs maîtres britanniques. Dans maints endroits, les cipayes furent soutenus par une vaste rébellion de la population civile. Des atrocités furent commises dans les deux camps.
Bien qu’elle eût des causes multiples et qu’elle reflétât des griefs politiques et économiques profonds, la révolte prit la tournure d’une guerre de religion, mais aussi d’une action défensive contre la percée rapide des idées chrétiennes des missionnaires en Inde. Elle s’intégra dans une lutte plus générale pour la libération de l’occupation occidentale.
La majorité des cipayes étaient hindous. Pourtant on peut faire des rapprochements avec les insurrections musulmanes combattues aujourd’hui par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan. A Delhi, le drapeau du djihad fut hissé sur la mosquée principale, et de nombreux résistants se présentèrent comme des moudjahidins ou des combattants du djihad. Ainsi, à la fin du siège, après la disparition d’une partie importante des cipayes, ces derniers représentaient à peu près la moitié des forces rebelles dans le centre de l’agitation, à Delhi, et comprenaient un régiment qui avait fait serment de lutter jusqu’à la mort contre les kafir et de ne plus se nourrir « parce que ceux qui meurent n’ont plus besoin de se nourrir ».
Le siège connut son point culminant le 14 septembre 1857 lorsque les forces britanniques attaquèrent la ville assiégée. Ils massacrèrent non seulement les cipayes rebelles et les djihadistes, mais aussi des citoyens ordinaires de la capitale moghole. Dans un seul et même quartier, Kucha Chela, quelque mille quatre cents citoyens non armés furent abattus. « Les ordres étaient de tirer sur tout le monde », nota le jeune officier Edward Vibart. « C’étaient littéralement des assassinats (...). J’ai vu beaucoup de scènes terribles et sanglantes ces derniers temps, mais j’espère ne jamais revoir celle à laquelle j’ai assisté hier. »
Les personnes qui survécurent furent emmenées à la campagne puis livrées à elles-mêmes. Delhi, ville d’un demi-million d’habitants, alors animée et très développée, fut réduite en ruines. La famille impériale moghole se rendit pacifiquement, mais la plupart des seize fils de l’empereur furent jugés et pendus. Trois d’entre eux furent fusillés alors qu’ils avaient déposé leurs armes et qu’ils s’étaient dévêtus devant leurs nouveaux maîtres : « En vingt-quatre heures, je disposai des principaux membres de la famille de Timour le Tartare, écrivit le capitaine William Hodson le lendemain à sa sœur. Je ne suis pas cruel, mais j’avoue que j’étais heureux de pouvoir débarrasser la terre de ces scélérats. »
L’empereur captif fut jugé et accusé – assez injustement – d’avoir soutenu une conspiration musulmane internationale contre l’Empire britannique, s’étendant de La Mecque et de l’Iran au fort Rouge (résidence de l’empereur à Delhi). Préférant ignorer que la révolte éclata d’abord chez les cipayes, très majoritairement hindous, le procureur britannique soutint que « c’est aux intrigues des musulmans et à la conspiration des mahométans que nous devons le terrible désastre de 1857 ». Comme certaines des idées qui propulsent les aventures contemporaines en Orient, ces propos trahissaient une vision ridicule, hypocrite et simpliste de la réalité : les dirigeants préférèrent imputer le massacre qu’ils avaient eux-mêmes déclenché au « fanatisme musulman » plutôt que d’examiner les conséquences de leur politique étrangère.
Leçons pour les Etats-Unis et Israël
Pourtant, les leçons de l’insurrection sanglante de 1857 sont très claires. Personne n’aime qu’un autre peuple vienne conquérir son territoire, le priver de sa terre ou le forcer à adopter des idées meilleures sous la menace des armes. Les Britanniques découvrirent en 1857 ce que les Etats-Unis et Israël sont en train d’apprendre : rien ne peut plus facilement radicaliser un peuple ou ébranler autant l’islam modéré qu’une intrusion agressive. L’histoire du fondamentalisme musulman et celle de l’impérialisme occidental n’ont-elles pas toujours été étroitement et dangereusement liées ? Curieusement mais de façon très concrète, les fondamentalistes des trois religions monothéistes ont toujours eu besoin les uns des autres pour consolider les préjugés et les haines. Le venin des uns a souvent été le moteur des autres.
La violente répression de la révolte des cipayes en 1857 constitua un tournant dans l’histoire de l’impérialisme britannique en Inde. Elle marqua la fin de la Compagnie anglaise des Indes orientales et de la dynastie moghole, les deux forces qui avaient modelé le pays pendant les trois derniers siècles. A peine la dépouille de Bahadur Shah Zafar fut-elle jetée dans une tombe anonyme birmane, que la reine Victoria accepta le titre d’« impératrice des Indes ». Ce fut le début d’une nouvelle ère de domination directe de l’Empire britannique en Inde.
Pourtant, à maints égards, l’héritage de cette période est encore vivant, et l’on peut établir un lien direct entre les djihadistes de 1857 et ceux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Ainsi, après 1857, certains oulémas musulmans rejetèrent l’Occident et les traditions soufies modérées des empereurs moghols, qu’ils considéraient plutôt comme des marionnettes des occupants, et revinrent à des racines islamiques « pures ». C’est ainsi qu’une madrasa (école coranique) d’inspiration wahhabite, attachée aux fondements du Coran, fut fondée à Deoband (dans l’actuel Pakistan). Cent quarante ans plus tard, c’est dans ces mêmes madrasa de Deoband que naquirent les talibans et le régime islamiste le plus rétrograde de l’histoire moderne, dont est issu Al-Qaida, le mouvement islamiste le plus extrémiste jamais connu.
L’histoire ne cesse de se répéter : non seulement les Occidentaux continuent encore à mettre en place des régimes fantoches, soutenus par leurs troupes, pour parvenir à leurs fins politiques, mais, plus inquiétant, les comportements intellectuels en faveur de ces pratiques n’ont pas changé. Malgré plus de vingt-cinq ans de travail acharné d’Edward Said et de ses adeptes, le vieil orientalisme d’antan et ses préjugés survivent avec Samuel Huntington, Bernard Lewis et Charles Krauthammer. Sous la plume des néoconservateurs, la vieille vision coloniale du despote oriental décadent renaît et, comme autrefois, les bellicistes la projettent sur un public crédule dans le but de justifier leurs projets impérialistes.
L’Occident et l’Orient connaissent un nouveau face-à-face difficile et une division que d’aucuns considèrent comme une guerre de religion. Les auteurs des attentats-suicides livrent, selon eux, une bataille défensive contre leurs ennemis chrétiens, et des civils innocents sont encore massacrés. Comme autrefois, les évangélistes politiques occidentaux sont prompts à voir en leurs opposants et ennemis des « démons incarnés » et à assimiler, de manière simpliste, la résistance armée contre l’invasion et l’occupation au « mal à l’état pur ». Une fois de plus, les pays occidentaux, insensibles aux conséquences de leur politique étrangère, sont mécontents et surpris d’être attaqués – ainsi le voient-ils – par des fanatiques inconscients. Voilà des leçons on ne peut plus claires : si l’on reprend les paroles célèbres de Burke, ceux qui refusent d’apprendre de l’histoire sont destinés à la répéter.