Nous sommes nombreux à nous demander comment pensent les animaux, par exemple comment ils planifient leurs déplacements, comment ils se souviennent de la localisation de certains arbres fruitiers, comment ils choisissent leurs partenaires sociaux ou sexuels. Pour comprendre comment pensent les autres animaux, notamment les primates, on cherche souvent à mesurer pourquoi et à quel point leur pensée pourrait différer de la nôtre, aussi bien sur le plan quantitatif (à quel point les performances diffèrent pour une même opération mentale) que qualitatif (comment la nature des opérations mentales diffère).
Pour comprendre la diversité et l’évolution de la pensée des primates et relier cette diversité à la complexité de leur environnement, nous avons cherché à mettre en relation les problèmes auxquels les primates sont confrontés dans leur milieu naturel (trouver la bonne nourriture au bon endroit et au bon moment, par exemple) et les opérations mentales potentiellement mobilisées pour y faire face. Nous avons ainsi pu montrer que certaines régions cérébrales spécifiques, le pôle frontal (impliqué dans la capacité à émettre des jugements sur ses propres connaissances, et à exercer en retour un contrôle sur celles-ci) et le cortex préfrontal dorso-latéral (impliqué dans la capacité à stocker temporairement des informations pour résoudre un problème) étaient mobilisées lors d’interactions sociales ou de recherche de nourriture.

Une séance de toilettage chez le macaque japonais. LucieRigaill, Fourni par l’auteur
Il existe donc bien un lien entre les contraintes socio-écologiques auxquelles les animaux font face dans leur environnement et les opérations mentales caractérisées en laboratoire.
Depuis plusieurs décennies, des études en laboratoire chez des primates humains et non humains ont permis d’identifier de nombreuses fonctions cognitives qui permettent d’ajuster le comportement en fonction, non seulement, de l’environnement, mais aussi des connaissances de chacun. Parmi celles-ci, les fonctions exécutives permettent notamment d’organiser notre comportement dans l’espace et le temps, grâce à des représentations mentales. C’est ce qui permet par exemple de préférer avoir 10 bonbons dans 5 minutes plutôt qu’un seul bonbon tout de suite et donc de réfréner une action impulsive pour réaliser une action bénéfique à plus long terme.
Les fonctions exécutives dépendent de régions bien précises du cortex préfrontal et sont caractérisées à la fois par des propriétés opérationnelles (ce qu’elles permettent de réaliser au niveau cognitif et comportemental) et par un substrat neurobiologique spécifique (par la mise en jeu de processus neurobiologiques qui lui sont propres).
Des similarités cérébrales entre les humains et les macaques
Par exemple, la mémoire de travail est une forme de mémoire active qui permet de manipuler et de retenir des informations pendant la réalisation d’une action. Elle permet par exemple de retenir un nouveau numéro de téléphone le temps de le noter ou de l’utiliser. Elle permet également de garder un itinéraire en tête quand on chemine vers un objectif lointain, et ainsi de s’adapter rapidement en cas d’obstacle imprévu. Sur le plan neuro-anatomique, la mémoire de travail dépend clairement d’une région appelée le cortex préfrontal dorso-latéral (CPFDL), et ce aussi bien chez l’humain que chez les macaques.
Une autre fonction exécutive importante est la métacognition, qui recouvre l’ensemble des processus qui permettent à chaque individu de contrôler et d’évaluer ses propres activités cognitives. Face à un problème, la métacognition permet par exemple de simuler mentalement plusieurs solutions potentielles et de choisir celle qui, selon ces simulations, paraît la plus appropriée. La métacognition est également centrale dans les interactions sociales (empathie, compétition, etc.), puisqu’elle recouvre la capacité des individus à attribuer des états mentaux aux autres (encore appelée théorie de l’esprit).
Par exemple, quand on joue au jeu Pierre-feuille-ciseaux, on simule les intentions de l’autre pour choisir quelle action on va jouer pour gagner. Sur le plan neuro-anatomique, la métacognition impliquerait la partie la plus antérieure du cerveau, le pôle frontal (PF), aussi bien chez l’humain que chez les macaques.
Des capacités différentes selon les espèces
On considère généralement qu’au niveau qualitatif, l’organisation des fonctions exécutives et leurs bases cérébrales sont relativement similaires à travers les différentes espèces de primates. Mais sur le plan quantitatif, les performances des différentes espèces dans des tâches cognitives impliquant ces fonctions exécutives montrent de larges différences. Alors, comment expliquer que certaines espèces soient meilleures que d’autres pour certaines fonctions ?

Vraisemblablement parce que celles-ci leur permettent de mieux s’adapter et de mieux faire face aux contraintes du milieu dans lequel elles évoluent.
Par ailleurs, si les fonctions exécutives et leurs substrats neurobiologiques sont de bons outils pour décrire la cognition de différentes espèces de primates en captivité, les études de terrain menées sur ces mêmes espèces ou des espèces proches permettent de ne jamais perdre de vue le caractère adaptatif des comportements. Ainsi, cette double approche combinant les sciences cognitives et l’écologie permet de faire des prédictions sur les capacités cognitives mobilisées par les animaux en milieu naturel.
On pourrait par exemple s’attendre à ce que la métacognition soit plus développée chez les animaux ayant des relations sociales plus complexes et des trajets plus longs pour trouver de la nourriture, puisqu’elle est impliquée à la fois dans les processus de planification et dans les interactions sociales. De même, la mémoire de travail devrait aussi être plus développée chez les espèces ayant des trajets de recherche de nourriture plus complexes.
Pour pouvoir tester précisément ces prédictions, il faudrait idéalement pouvoir mesurer les capacités cognitives d’individus de différentes espèces et évaluer leur mise en œuvre en milieu naturel. Au-delà de la complexité d’une telle approche, la mener à bien prendrait des années. Nous avons donc décidé de prendre un raccourci par le cerveau ! En effet, il a été montré que le niveau de mobilisation d’une fonction cognitive était relié au nombre de neurones impliqués dans cette fonction, aussi bien à travers les individus d’une même espèce qu’entre plusieurs espèces.
Les cerveaux des primates passés à l’IRM
Pour les espèces dont l’organisation du cerveau est comparable, on peut donc utiliser le volume d’une région cérébrale impliquée dans une fonction cognitive spécifique comme substitut (mesure grossière) du nombre de neurones mobilisables pour cette fonction et donc l’importance relative de cette fonction. Ainsi, en application directe de ce principe, nous avons décidé d’utiliser la taille du cortex préfrontal dorso-latéral et du pôle frontal comme des indicateurs du niveau de mobilisation de la mémoire de travail et de la métacognition, respectivement.

Pour cela, nous avons réalisé des mesures neuro-anatomiques sur des cerveaux issus de différentes collections et de bases de données d’imagerie cérébrale (imagerie par résonance magnétique) pour 16 espèces de primates panaméricaines et afro-eurasiennes (par exemple, singe-araignée à tête noire, macaque japonais ou encore gibbon à mains blanches) qui représentaient une large gamme phylogénétique et présentaient des facteurs socio-écologiques variés (en termes, par exemple, de régimes alimentaires, de comportements de déplacement ou de structures sociales).
Pour chaque cerveau, nous avons mesuré le volume du cortex préfrontal dorso-latéral et du pôle frontal, et nous avons ensuite examiné l’influence de divers facteurs socio-écologiques, tels que le régime alimentaire (degré de folivorie : proportions de feuilles d’arbres et de plantes dans l’alimentation ; degré de frugivorie : proportion de fruits dans l’alimentation ; utilisation d’outils en contexte alimentaire), la distance parcourue par jour (qui peut être un indice de la difficulté à trouver de la nourriture et donc de la complexité de l’environnement), la densité du groupe (qui peut être un indice de la complexité sociale), le système social (espèces solitaires, vivant en paires, ou avec plusieurs femelles et plusieurs mâles dans le même groupe) ou le système d’accouplement (monogame, polyandre ou polygynandre), sur la taille de chacune de ces régions cérébrales.
Nous avons ainsi pu montrer que les volumes du PF (pôle frontal) et du CPFDL (cortex préfrontal dorso-latéral) étaient tous deux liés à la distance moyenne que les animaux parcourent chaque jour, notamment pour trouver de la nourriture dans leur environnement naturel. Ainsi, les espèces qui doivent parcourir de plus longues distances journalières auraient donc probablement de meilleures capacités de métacognition (par le pôle frontal) et de mémoire de travail (par le cortex préfrontal dorso-latéral).
De même, comme observé en laboratoire, seul le PF a montré un lien significatif avec une variable associée à la complexité sociale (la densité des groupes). Ainsi, le développement de capacités métacognitives pourrait avoir été un levier particulièrement critique pour permettre le développement à la fois d’interactions sociales complexes (par l’utilisation de la théorie de l’esprit) et d’une recherche de nourriture complexe (par une planification flexible et dépendante du contexte).
Ces résultats tendent donc à démontrer que les processus neuro-cognitifs identifiés en laboratoire peuvent être reliés à la diversité des comportements des primates dans leur milieu naturel et confirment que la relation entre l’écologie, la neurobiologie et la cognition peut être mieux appréhendée par des mesures cérébrales et des opérations cognitives spécifiques, plutôt qu’en utilisant la seule mesure de la taille du cerveau globale. Ce faisant, même si nous comprenons de mieux en mieux le cerveau des primates, il est encore bien loin d’avoir livré tous ses secrets…
Sébastien Bouret, Chargé de recherche CNRS, Sorbonne Université and Cécile Garcia, Directrice de Recherche - CNRS, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
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