Mettre de la rigueur scientifique, de la méthode et des faits au service de la défense de la biodiversité et de la protection du vivant – voilà en résumé le louable objectif de la science de la conservation (conservation science en anglais), discipline qui a émergé au début des années 1980.
« Le constat était qu’il ne suffisait pas de décrire des espèces, comme la biologie le faisait depuis plus de trois siècles, mais qu’il fallait aussi définir la santé de leurs populations, les menaces humaines pesant sur elles, et éventuellement les moyens de les protéger », résume Áki Láruson, un des spécialistes du domaine à l’Institut de recherche marine et aquatique de Hafnarfjörður, en Islande. La protection d’espèces en péril, comme celle des espaces naturels précieux, qui existait certes déjà, allait enfin être mise sous le sceau de la rationalité scientifique.
Hélas, force est de constater que près d’un demi-siècle plus tard, la promesse de rationalité n’a pas été tenue. La science de la conservation a beau avoir produit toutes sortes de connaissances utiles, elle souffre d’innombrables biais et s’est montrée imprégnée des préjugés humains, au point d’échouer totalement à refléter la diversité et la structure générale du vivant. De nombreux articles l’attestent, dont l’un des derniers, paru dans Cell Reports Sustainability sous la plume d’Áki Láruson et de ses collègues, tire un bilan peu flatteur des orientations de près d’un demi-siècle de recherche sur la conservation.
Espèces stars versus prolétariat invertébré
Pour dresser ce bilan, les chercheurs ont analysé 17 502 articles scientifiques parus entre 1968 et 2020, dans les quatre plus grandes revues de leur discipline. Et leur premier constat est que cette recherche se consacre de manière disproportionnée à une poignée d’organismes « stars » : les espèces les plus étudiées, au nombre de 27, occupent à elles seules 8,5 % de la littérature. En pourcentage, ces 27 ne représentent pourtant que 0,0008 % des espèces décrites, ce qui signifie qu’elles sont surreprésentées d’un facteur 10 000.
© Illustration Justine Vernier / Mediapart
Et, on s’en doute, ces « stars » ne sont pas choisies au hasard. « Les organismes évolutivement proches des humains, surtout lorsqu’ils ont des traits qui attirent leur sympathie, dominent la recherche », confirme l’écologue australien James Watson, qui s’intéresse aux biais de la conservation depuis longtemps.
Ainsi, ces « stars » sont surtout des vertébrés : ce groupe constitue 89 % du « top 27 », alors qu’il ne représente que 4 % des espèces décrites. C’est dire le dédain dans lequel est tenu, de facto, l’innombrable prolétariat invertébré de la biodiversité, qui assure pourtant l’essentiel des fonctions écologiques principales, de la pollinisation au recyclage de la matière morte, en passant par le brassage des sols…
Ce biais, qualifié de « taxonomique » car il favorise les animaux proches des humains dans la classification (la taxonomie), a une autre manifestation : les plantes (27,4 % des publications) sont bien moins étudiées que les animaux (70,3 % des publications), alors que quatre sur dix d’entre elles sont menacées et qu’en outre, elles sont à la base de la chaîne alimentaire. Quant aux champignons, qui représentent pourtant un règne à part entière, avec des centaines de milliers d’espèces et une importance écologique cruciale, seulement 1,5 % des publications s’intéresse à eux.
Biais de couleur ou de proximité
Sans surprise, au sein des vertébrés, ce sont les mammifères qui dominent : huit des dix espèces les plus étudiées par la conservation appartiennent à ce groupe, avec parmi elles l’ours, le tigre, le lion, le loup… Bref, des espèces charismatiques, de grande taille, « qui recoupent en bonne partie le classement des espèces les plus populaires sur les réseaux sociaux », souligne Áki Láruson. Des chercheurs ont même documenté qu’au sein des insectes et des plantes, les espèces colorées (notamment les végétaux aux fleurs violettes) sont mieux financées que les autres. Pour l’objectivité scientifique, on repassera.
Un autre biais notable est le biais géographique, reflet de la préférence des chercheurs et des chercheuses pour les territoires où ils et elles vivent. « En 2017, et cela n’a pas beaucoup changé depuis, nous avions compté que 40 % des publications portaient sur les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni,déplore James Watson, seulement 10 % sur l’Afrique, et à peine 6 % sur l’Asie du Sud-Est, alors que ces deux dernières régions ont une biodiversité beaucoup plus riche et beaucoup plus menacée. »
Du reste, un biais particulièrement surprenant est que les espèces les plus étudiées ne sont nullement les plus menacées, du moins au niveau global. L’ours brun, par exemple, qui est une des stars de la littérature, est parfois menacé localement (par exemple dans les Pyrénées) mais se porte très bien en tant qu’espèce.
Il y a même de nombreux animaux domestiques dans le « top 27 » : chien, chat, vache, mouton, chèvre… « Parfois, les articles s’intéressent aux races menacées de ces espèces, parfois ils traitent de leur impact sur la biodiversité ou encore d’autres questions… Mais le résultat est, une fois de plus, que l’on étudie ce dont nous sommes proches », soupire Áki Láruson, lui-même d’autant plus sensibilisé à la question qu’il est spécialiste des invertébrés d’eau douce, dont la part dans la littérature est infime.
Financements subjectifs
Ces biais dans les publications, donc dans le savoir, se retrouvent pratiquement à l’identique dans les budgets de la conservation. Stefano Mammola, du Conseil national de la recherche italien, s’en est aperçu en étudiant les 20 milliards d’euros de budget consacrés à la protection de la nature par l’Union européenne, et notamment le programme Life qui en est le cœur.
Le chercheur a constaté, par exemple, que 410 espèces de vertébrés ont fait l’objet de projets Life, contre seulement 78 invertébrés, et que le degré de menace ne semble jouer pratiquement aucun rôle dans l’attribution des mesures de protection. Celles-ci « semblent largement motivées par le charisme de l’espèce, plutôt que par des caractères objectifs », écrit-il dans son analyse.
Mais le pire n’est pas l’existence de biais. Il est dans l’apparente incapacité des sciences de la conservation de les corriger, alors que cela fait bientôt vingt ans, voire davantage, qu’ils ont été identifiés dans des publications : la sous-représentation des milieux aquatiques dans les études, par exemple, est même déjà mentionnée dans des articles des années 1980.
« Nous avons regardé la répartition des études décennie par décennie, indique ainsi Áki Láruson, et nous constatons, par exemple, que le biais taxonomique s’est continuellement aggravé, alors même que le nombre d’articles de conservation publiés par an a été multiplié par 35 depuis 1980. » Les centaines de nouveaux chercheurs et chercheuses arrivé·es dans la discipline au cours des dernières décennies ont donc reproduit les biais de leurs aîné·es.
L’une des principales explications, selon Áki Láruson, est à chercher dans « l’effet Matthieu », souvent invoqué pour expliquer un certain conformisme de la recherche et nommé d’après la célèbre formule de l’Évangile selon saint Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. »
« Lorsqu’une espèce ou un écosystème a fait l’objet de publications, voire de congrès, que plusieurs professeurs s’y consacrent, et forment leurs étudiants à ses problématiques,résume le chercheur, il devient plus facile de publier dessus et d’obtenir des financements qu’en s’attaquant à une espèce nouvelle ou à des environnements inexplorés. »
De même, s’intéresser à des organismes marins ou d’eau douce ou souterrains nécessite souvent des efforts logistiques importants, voire le développement de méthodes nouvelles, alors que les espèces facilement accessibles génèrent moins de difficultés. Cet aspect « pratique » explique aussi le nombre d’études élevé portant sur des espèces communes et peu menacées : « Étudier une espèce rare, voire quasiment disparue, est souvent concrètement complexe car il faut trouver les individus ! Et puis cela nécessite des précautions multiples, des autorisations… », commente Áki Láruson.
Enfin, et c’est un facteur particulièrement important dans la conservation, qui repose de manière significative sur les dons du public, l’obtention de financements est jugée plus facile avec les espèces charismatiques et connues. « Beaucoup d’ONG environnementales fonctionnent avec des “espèces étendards” [“flagship species” – ndlr], sur lesquelles elles s’appuient pour lever des fonds - bien qu’il ne soit pas prouvé que ce soit la meilleure stratégie de financement », commente ainsi Piia Lundberg, chercheuse au Muséum d’histoire naturelle finlandais, spécialiste du financement de la conservation et autrice d’un article sur le sujet.
Comment provoquer la rupture ?
Mais alors, comment faire pour rééquilibrer la science de la conservation vers les organismes qui ont le plus besoin d’elle, à savoir les espèces rares, peu charismatiques et mal connues ?
Pour Piia Lundberg, le public peut être sensible à d’autres causes que les « espèces étendards ». « Des études sur le consentement à payer ont montré qu’utiliser des cortèges d’espèces, par exemple “les ongulés de montagne” plutôt que les bouquetins, est plus efficace. Et c’est vrai aussi de concepts plus abstraits tels que “l’écosystème de montagne”, voire “la biodiversité” », indique-t-elle. Mais cela suppose une prise de risque et la rupture avec les pratiques habituelles.
C’est aussi à une rupture qu’Áki Láruson appelle les institutions scientifiques. « On nous parle sans cesse d’innovation et de soutenir les start-up qui prennent des risques,s’exclame-t-il. Faisons cela pour la conservation : on pourrait flécher des budgets spéciaux pour les espèces et les écosystèmes méconnus ou sous-documentés, et les questions innovantes. » Un chercheur ou une chercheuse qui s’engage dans ce domaine prend un risque pour sa carrière, il est normal de le soutenir, juge-t-il.
Quels sont les domaines qui auraient le plus besoin de sciences de la conservation, selon lui ? Outre les milieux d’eau douce, chers à son cœur, Áki Láruson alerte sur les écosystèmes océaniques profonds, victimes à ses yeux d’un « effet Matthieu » particulièrement prononcé. « Personne n’ose se lancer dans l’étude de ces environnements totalement nouveaux, alors qu’ils font l’objet de projets d’exploitation multiples et qu’on a besoin de connaissances pour légiférer… »
Car la question n’est pas seulement de faire justice à « l’arbre de la vie », et d’avoir une recherche qui explore ses différentes branches d’une manière rigoureuse, en rompant avec les préjugés anthropocentrés et avec la facilité. « Le problème est surtout qu’avec des pans entiers du vivant qui ne sont presque pas documentés, nous risquons d’avoir un grand nombre d’extinctions silencieuses », souligne James Watson. Autrement dit d’organismes qui régressent dans l’ignorance générale, avant de finalement disparaître.
Yves Sciama