C’était en 1995. Une jeune écologue américaine, Camille Parmesan, étudie un élégant papillon de la côte ouest, Euphydras editha, le damier d’Edith. En comparant ses observations avec celles de collègues du début du siècle, elle s’aperçoit que l’aire de distribution (la zone occupée par l’animal) de son gracieux lépidoptère a changé : on le trouve désormais nettement plus au nord et plus en altitude. Une observation qui va révolutionner la vision du monde jusque-là relativement statique de l’écologie scientifique.
Car la chercheuse, intriguée, se demande si le réchauffement climatique, dont on commence alors tout juste à parler, ne serait pas en cause. Pour le vérifier, elle s’adjoint une équipe de collègues d’une dizaine de pays européens (ceux qui ont les meilleures données historiques sur les papillons), qui passent alors en revue trente-cinq espèces. Leur travail, publié dans Nature en 1999, est un coup de tonnerre : 63 % de ces espèces se retrouvent désormais plus au nord qu’il y a un siècle, de 35 à 240 km, et seulement 3 % plus au sud. La première conséquence du réchauffement climatique sur le vivant a été identifiée.
Le travail de Camille Parmesan sera ensuite étendu, par elle-même et par d’autres, à des milliers d’organismes, terrestres et marins. Montrant que le vivant s’est mis en mouvement, à une très grande échelle. Sur tous les continents, d’innombrables microbes, plantes, coraux, insectes, mammifères sont en train de modifier leur aire de répartition, en une sorte d’immense chassé-croisé planétaire.
© Illustration Justine Vernier / Mediapart
L’étude de ces mouvements a un intérêt scientifique théorique évident : ils détiennent la clé de ce qui est important pour les espèces, de la façon dont elles se meuvent, des manières qu’elles ont de s’assembler. Mais comprendre et prédire les mouvements futurs des animaux, plantes ou microbes aurait, de plus, un intérêt pratique majeur.
« On peut citer deux domaines importants qui seront impactés par ces mouvements : la protection de la nature et la santé publique », indique Veronica Frans, chercheuse à l’université de Stanford, qui a publié en juin 2024, dans la revue Nature Ecology and Evolution, un article remarqué sur ces questions.
« En effet, pour définir l’emplacement des aires protégées, il est important de savoir quelles espèces s’y trouveront ! », commente-t-elle. Telle forêt peut devenir écologiquement essentielle ou, à l’inverse, telle île inhabitable. « Quant à la santé, beaucoup de maladies, par exemple le paludisme, dépendent des mouvements d’organismes vecteurs comme les moustiques. Il faut donc savoir modéliser ces déplacements d’espèces. »
Il est au moins deux autres domaines où cette prédiction serait précieuse. L’agriculture, car beaucoup de plantes et d’animaux d’élevage sont toujours en interaction, positive ou négative, avec des organismes sauvages, qu’il s’agisse d’insectes pollinisateurs, de plantes de prairie ou de ravageurs divers.
Et puis la sylviculture, où l’inquiétude est perceptible devant la vitesse du réchauffement. Quels arbres vont survivre au climat futur, faut-il laisser la forêt se débrouiller pour s’adapter ou bien faut-il planter, et dans ce cas quelles essences ? Pour répondre à ces questions, encore faut-il être capable de déterminer les mouvements des aires de distribution des arbres…
Des prédictions encore imprécises
Or c’est bien en ce qui concerne ces prédictions que le bât blesse. Car un quart de siècle après la découverte de Camille Parmesan, la compréhension et surtout la prédictibilité des déplacements de chaque espèce restent extrêmement limitées.
Certes, un article récent valide les conclusions générales de Camille Parmesan. La base de données BioShifts, couvrant des milliers de mouvements d’espèces, par-delà les seuls papillons, révèle que seulement 6 % de celles-ci sont restées statiques au cours des dernières décennies. Le grand chassé-croisé a donc bien commencé.
Mais, si 59 % d’entre elles vont vers les pôles ou l’altitude, confirmant la signature du réchauffement, pas moins de 35 % vont dans la direction opposée, sans que l’on comprenne forcément pourquoi tel organisme particulier effectue tel mouvement.
Le raisonnement théorique initial des écologues était que les espèces suivraient leur « optimum thermique », autrement dit leur température de vie idéale, et donc voyageraient vers les pôles et les hauteurs au même rythme que le réchauffement. Elles suivraient en gros les isothermes (les lignes unissant les points de même température, analogues aux courbes de niveau).
Dette climatique
En pratique et par exemple, puisque l’on estime que Paris a aujourd’hui le climat de Bordeaux il y a quarante ans, et atteindra celui de Toulouse vers 2050, les espèces devraient en gros suivre des trajectoires analogues. Or ce raisonnement a été tout bonnement démenti par la réalité.
Ce que l’on a observé est en effet très différent. « On distingue, pour commencer, une différence majeure entre les espèces marines et les espèces continentales : les premières migrent presque six fois plus vite vers les pôles que les secondes ; en moyenne, 5,92 kilomètres/an, contre 1,11 kilomètre/an ! », explique Jonathan Lenoir, chercheur au CNRS, qui a publié cette découverte en 2020.
L’explication est relativement simple : le milieu océanique est à peu près continu, et les espèces parviennent tant bien que mal à y suivre leurs isothermes, tandis que les continents sont hérissés de barrières, naturelles pour certaines (chaînes de montagnes, grands fleuves), mais surtout artificielles, construites par les humains : « Villes, grandes infrastructures telles que routes et voies ferrées, zones d’agriculture intensive ou déforestées… », énumère Jonathan Lenoir.
Les espèces continentales sont donc en train d’accumuler une « dette climatique », estime le chercheur, sans qu’il soit véritablement possible d’en déterminer les conséquences. En outre, les espèces présentent plus de retard dans leur migration vers les pôles que dans leur migration vers les hauteurs. Pour se « rafraîchir » d’un degré, il faut en effet voyager environ 180 kilomètres vers le nord, alors qu’il suffit de se déplacer de quelques kilomètres en montagne, montagne où par ailleurs les activités humaines sont globalement moindres. Mais la « dette » d’altitude existe tout de même : alors que les isothermes ont monté de 165 mètres au XXe siècle dans les Alpes, les plantes n’ont progressé que de 66 mètres.
Premier arrivé, premier servi ?
De plus, il existe de très importants écarts selon les groupes d’espèces considérés : les insectes, par exemple, sont en Europe parmi les migrateurs les plus rapides, se déplaçant d’environ 20 kilomètres par an vers le nord, tandis que les familles de plantes sont en moyenne… restées sur place.
Il est tentant d’expliquer ces écarts par les capacités de déplacement des individus, mais cela ne tient pas. Les oiseaux, par exemple, ont en moyenne moins changé d’aire de répartition que les insectes, alors qu’ils sont aussi – si ce n’est plus - mobiles qu’eux.
C’est que d’autres facteurs encore peuvent gêner les mouvements des organismes. Il y a par exemple « l’effet de priorité », indique Jonathan Lenoir : « Une espèce peut arriver dans un habitat certes plus favorable en théorie, mais déjà occupé par une espèce rivale, ce qui va gêner, voire empêcher pendant un temps son installation. »
Une espèce a en outre besoin d’un cortège d’alliées, car elle est « entretissée » à d’autres, selon l’expression du philosophe Baptiste Morizot. Si c’est une plante, il lui faudra par exemple des insectes pollinisateurs, des oiseaux disperseurs de graines, des champignons symbiotiques… Et si c’est un animal, il lui faudra des proies, possiblement d’autres espèces qui lui procurent des abris, etc. Si l’un ou plusieurs des membres de ce cortège ne parviennent pas à se déplacer, l’organisme peinera, voire échouera à s’établir.
De plus, les espèces ont une capacité d’évolution et d’adaptation que les modèles écologiques prennent encore rarement en compte. « Les arbres sont des mosaïques génétiques », note le forestier Francis Martin, chercheur émérite à l’Inrae de Nancy. Certaines branches peuvent en effet avoir un génome différent, si des mutations se produisent dans leur bourgeon terminal, mutations que l’on retrouvera dans les fruits qui y poussent. « Ils pourraient avoir des capacités d’évolution suffisantes pour faire mentir les modèles qui prédisent leur disparition à un endroit donné », estime-t-il.
L’impact des activités humaines
Enfin, il faut ajouter à tout cela un autre aspect essentiel. Certes, le climat est important pour une espèce. Mais, à l’ère de l’Anthropocène, c’est loin d’être le seul facteur influençant les mouvements des organismes. C’est ce que montre un article d’une équipe emmenée par Pieter Sanczuk de l’université de Gand, en Belgique, paru dans Science en octobre 2024, qui a constaté, à partir de 266 plantes de sous-bois européennes, qu’elles avaient migré principalement vers l’ouest, et non vers le nord, au cours des dernières décennies.
L’explication, selon les auteurs, semble être à chercher du côté de deux paramètres humains. Primo, les pluies acides des années 1970 et 1980, dont les effets commencent à s’estomper, à la suite de la désindustrialisation de l’Europe, avec des normes environnementales plus strictes, ouvrant la voie à la colonisation de nouveaux terrains.
Secundo, l’intensification de l’agriculture à l’ouest du continent : en effet, en fertilisant leurs champs, les agriculteurs et agricultrices répandent une certaine quantité d’azote dans l’environnement, qui accélère la reconquête des plantes sauvages. Ces deux facteurs ont jusqu’ici pesé plus lourd que le réchauffement, pourtant bien réel. « L’impact des activités humaines sur le terrain est très important pour les mouvements d’espèces, et il a été sous-estimé dans les modèles des écologues », généralise Veronica Frans. Ceux-ci, explique-t-elle, ont commencé par modéliser les paramètres « naturels » qui expliquent la présence d’une espèce en un lieu donné. « Par exemple la température, la pluviométrie, la nature du sol, la pente, la lumière, l’altitude, etc. »
À l’inverse, les paramètres humains – tels que la densité du réseau routier, l’emploi de pesticides, la pollution en général, la pratique de la chasse, l’éclairage nocturne, le bruit etc. – n’étaient pris en compte que dans 11 % des 12 854 modèles de distribution d’espèces qu’elle a examinés ! « Alors que ces paramètres ont souvent une très grande importance », note la chercheuse.
Un besoin d’interdisciplinarité
Veronica Frans, elle-même écologue, y voit un biais de sa discipline dans son ensemble : « Nous avons encore tendance à penser que la présence d’un animal dépend de la nature qui l’environne, alors que les systèmes humains sont désormais en train de fusionner avec la nature, à l’heure de l’Anthropocène. »
Pour rendre plus prédictible l’immense chassé-croisé d’espèces qui aura lieu au cours du siècle à venir, les modèles écologiques décrivant les besoins des espèces – qui ont déjà fait beaucoup de progrès – doivent à présent incorporer ces variables humaines, plaide la chercheuse. Cela va supposer que les écologues interagissent avec des économistes, des démographes, des sociologues, des anthropologues.
Une interaction qui certes se développe, mais n’est pas toujours facile, et qui va prendre du temps, sciences humaines et sciences naturelles ayant souvent du mal à se parler suffisamment pour conduire des investigations conjointes. Autant dire que si l’évolution du climat, en tout cas à l’échelle de quelques décennies, est relativement prévisible, celle de la biosphère, malgré son importance, reste pour l’instant une boîte noire.
Yves Sciama