Je me permets au départ un rappel personnel. Voilà bien longtemps que je me suis convaincu, bien après d’autres, de ce que des organisations politiques stabilisées étaient sans doute nécessaires, mais que la « forme-parti » — qui emprunte à l’État sa centralité et sa verticalité – ne correspondait plus aux exigences d’une politisation à la recherche de nouvelles voies. À partir de ce qui existe, il convient donc désormais d’imaginer quelque chose qui renvoie à l’expérience historique du « parti » politique, mais qui la refonde en profondeur, en la débarrassant radicalement de la « forme-parti » qui l’épuise.
En 2007, cette conviction me valut les critiques de Jean-Luc Mélenchon qui, alors partisan d’un parti cohérent et combattif, me reprochait mon « mouvementisme » ( )… Il a donc changé depuis de conception, puisqu’il a mis en chantier un « mouvement gazeux ». Il est vrai qu’il l’accompagne d’une métaphore curieuse. Ce « mouvement gazeux », comme les cathédrales d’hier et comme la Constitution de 1958, aurait une « clé de voûte » : mais que reste-t-il donc quand le gaz se dissipe ?
D’une certaine façon, le discours de Mélenchon a fait sur ce point un revirement à 180 degrés, mais pas le mien. Parce que ma critique de la forme-parti n’a jamais impliqué mon ralliement à la riche tradition libertaire et aux héritages du proudhonisme et de l’anarchisme. J’ai essayé à ma façon de poursuivre en communiste la critique du stalinisme et j’ai même pris mes distances avec le bolchevisme ; je n’ai pas pour autant décidé d’abandonner Marx et de rallier purement et simplement Bakounine et ses héritiers politiques. J’y reviendrai…
Dans l’immédiat, je maintiens une double affirmation. La crise des partis politiques installés, à gauche comme à droite, a laissé vacant un espace politique. À gauche, la France insoumise a su occuper cet espace et réactiver utilement des réseaux militants, notamment dans les jeunes générations. Mais cette efficacité incontestable a ses contreparties – un fonctionnement démocratiquement contestable dès maintenant et préoccupant à terme – et elle reste relative : elle mobilise conjoncturellement une partie seulement de la gauche. Or, même si l’on se range soi-même dans cette parie de la gauche, on ne peut pas ignorer que la question des questions est d’opposer à une droite radicalisée une gauche à la fois combattive et apte à gagner des majorités électorales. Combattive ET potentiellement majoritaire…
Je trouve que la piste de réflexion proposée par Samuel Hayat est trop marquée par une logique binaire : efficacité ou inefficacité, parti ou mouvement, rupture ou accommodement, reproduction de l’ancien ou innovation sans passé. Le mouvement critique – j’appelle ainsi tout ce qui, à un moment ou à un autre met en question les logiques de l’aliénation social – a trop souffert d’une méthode qui, en ignorant les contradictions, se contente de passer d’un pôle à un autre, d’une dénonciation à une autre. Le communisme politique a été particulièrement friand de cette façon de voir, lui qui a longtemps balancé entre la condamnation de « l’opportunisme de droite » et celle du « sectarisme de gauche ». Le yo-yo du « danger principal » à gauche nous fait aujourd’hui courir le risque du pire.
Je rappelais plus haut que, travaillant sur l’histoire du PCF, je me suis penché plus particulièrement sur la question du stalinisme, et d’abord en Russie. Qu’est-ce qui explique la victoire du stalinisme dès les années 1920 ? La détermination, la brutalité et le cynisme de Staline et de ses admirateurs, bien entendu. Mais c’est d’abord l’échec du pari de la révolution mondiale entre 1917 et 1924, l’isolement complet de la révolution russe, le malentendu initial des bolcheviks (ils pensent qu’ils se sont emparés de l’État et, arrivés au pouvoir, découvrent qu’il n’existe pas). Et c’est, plus profondément, l’impasse du grand rêve des soviets.
Dès le début, les soviets sont investis par les partis de la gauche anti-tsariste. Ils sont les seuls capables de mobilisation populaire en 1917, mais ils sont relativement démunis face au regain de mobilisation contre le nouveau régime après le mouvement d’Octobre. Dès le début, leur autonomie est restée très relative et, au bout du compte, ils n’ont pas offert l’image d’une efficacité et d’une cohérence supérieures au cœur de la désorganisation postrévolutionnaire. En 1921-1922, Lénine impose avec la NEP une manière de compromis : ni la capitulation présumée « menchevique », ni la militarisation que proposent Trotski et les fractions de gauche. Mais le compromis est trop fragile et Lénine est très vite fragilisé et trop tôt disparu. Qui incarne donc le réalisme, le repli sur la forteresse soviétique, la rigueur de l’hypercentralisation et l’institutionnalisation de la Terreur ? Staline. Il est le plus efficace et il gagne, par sa violence et sa force de conviction. Il gagne, mais à quel prix ?
Malgré les intéressantes réflexions de Samuel Hayat, je persiste donc moi aussi sur l’essentiel de mon point de vue.
1 - La France insoumise a gagné une place décisive à l’intérieur de la gauche. Elle a prospéré bien sûr sur le déclin des autres forces : le PC a entamé le sien dès le début des années 1980, le PS n’a précipité le sien qu’avec le triomphe du social-libéralisme entre 2007 et 2017. Mais elle a aussi bénéficié de l’existence avant elle d’un courant critique relancé après 1995, du dynamisme de ses partisans et du talent de son leader.
2 - On devrait savoir toutefois que la force d’une dynamique politique ne tient pas qu’aux qualités d’un individu ou d’une formation. Il n’y a de dynamique que s’il y a du « mouvement », associant du partisan, du syndical, de l’associatif et du symbolique. La force de la social-démocratie européenne était dans les écosystèmes qu’elle contrôlait ; celle du PCF était dans la galaxie qu’il animait, plus que dans la forme du parti « bolchevisé ». Ce qui fait défaut aujourd’hui, c’est la conjonction de la combativité sociale et de la perspective politique. Le plus stratégique et le plus efficace est de rendre à nouveau possible cette conjonction. En se mettant dans la posture de l’avant-garde qui oriente le mouvement de l’extérieur, LFI y contribue-t-elle ? Peut-être pas moins que d’autres, mais certainement pas plus. Est-ce « efficace » ?
3 - Nulle démocratie existante n’est parfaite – c’est le moins qu’on puisse dire – et nulle organisation politique ne peut-être tenue pour un modèle. Raison de plus pour être exigeant sur la direction qu’il faut prendre et celle qu’il faut éviter. Le bolchevisme a su prendre l’ascendant par sa détermination, son opiniâtreté et le sens de l’opportunité de son leader. Mais, je le répète ici, il y avait des lignes de failles dans le dispositif mis en place sous la férule de Lénine. L’idée selon laquelle la conscience de classe révolutionnaire, la survalorisation de l’avant-garde et du parti, l’exaltation de la discipline qui soude…
Autant d’éléments, justifiés par le contexte national ou par la clandestinité, qui, une fois insérés dans une culture politique durable, ont constitué des failles, que le stalinisme a élargi jusqu’à contredire la vertu émancipatrice du départ. C’est Lénine lui-même, et pas Staline, qui énonce en 1920 la redoutable formule : « Classe prolétarienne = parti communiste russe = pouvoir soviétique ». Il ne faut certes pas faire ce qu’ont fait les autres partis. Mais est-ce sur des bases proches de celles-là qu’on ira dans le sens de l’émancipation ? Et est-ce sur cette voie que se dessinera la riposte majoritaire à cet autre « réalisme » qu’incarnent les partis de l’extrême-droite européenne ou la galaxie trumpiste ?
1 - Quant à la question de la gauche, je ne peux que me répéter, inlassablement. La gauche est polarisée, mais rien n’est plus dangereux que de la voir sous la forme des deux gauches irréconciliables. Il n’est pas secondaire de savoir qui donne le ton à gauche, du parti-pris de la rupture systémique ou des tentations de l’accommodement. J’ai toujours milité pour que le premier pôle imprime sa marque. Mais je n’ai jamais souhaité la disparition de l’autre pôle et je pense, au contraire, que l’existence de deux pôles évite à chacun de pousser jusqu’à l’outrance la logique de ses propres choix. Je ne vois donc pas d’autre solution que de choisir une des grandes options, sans jamais oublier que c’est en se rassemblant que la gauche peut être majoritaire et que le mouvement critique peut se raccorder à une perspective politique potentiellement majoritaire. La clarté du débat, la nécessité de n’éluder aucun problème, la concurrence s’il le faut ne peuvent à aucun moment se détourner de l’esprit de l’union. Et cet esprit ne se mesure pas à l’aune de la signature de programmes, fussent-ils savants et de plus en plus volumineux.
2 - Je n’ai pas de modèle alternatif tout prêt à proposer. Je mets seulement en garde contre les dualismes simples qui rassurent, les solutions faciles, les raccourcis qui finissent toujours en impasses. Je ne jette l’opprobre sur personne. Mais parce que les insoumis comptent dans la gauche, je leur conseille de revoir leur façon de se représenter eux-mêmes, de définir leur identification et de mettre en œuvre leur projet. Ce serait du temps gagné, pour la gauche et contre la régression absolue, que d’éviter de reproduire ce qu’il y avait de plus discutable dans les réponses du passé.
Roger Martelli