Le IVe Forum social mondial (FSM) a été un succès politique indiscutable, comme en témoignent les commentaires et les impressions de la quasi-totalité des participants. Il est toujours difficile de faire le bilan d’un événement qui est un processus comme le FSM, étant donné sa complexité. C’est encore plus difficile, lorsqu’il se déroule dans un contexte politique, social et culturel inconnu pour bon nombre d’entre nous. Je vais tout de même tenter de signaler quelques éléments de bilan, sur la base de l’expérience vécue, des explications données par les membres du comité d’organisation indien, des échanges avec les autres participants au Forum et des analyses in situ faites par ceux qui paraissent le mieux connaître à la fois les secrets de la réalité indienne et ceux du processus du FSM.
Le processus du FSM en Inde
La vaste dynamique unitaire apparue entre les organisations et groupes de nature très différente, dès la préparation du Forum social asiatique qui s’est réuni à Hyderbad (Inde) en janvier 2003, fut l’un des aspects les plus significatifs du processus préparatoire du FSM en Inde. Selon les membres du comité d’organisation indien et selon ceux qui se sont familiarisés avec la réalité du pays, s’il existe traditionnellement une capacité de travail unitaire entre les organisations similaires (syndicats, mouvements paysans...), elle coexiste avec une division affirmée et des rapports conflictuels entre les organisations différentes, par exemple entre les ONG et les syndicats, ou entre les mouvements populaires d’inspiration gandhienne, non liés à un quelconque parti politique, et les fronts de masse des partis politiques, etc. Le processus du FSM a permis de produire une dynamique unitaire qui brise ces frontières et cloisonnements. Le spectre d’organisations membres du comité organisateur indien a été très varié : mouvements paysans, syndicats, mouvements contre la privatisation de l’eau, ONG, les « dalits » (intouchables), les partis de la gauche radicale en majorité d’origine maoïste... Seul un petit noyau d’organisations paysannes, liées à un secteur maoïste, qui a organisé à côté de l’enceinte du FSM son propre événement (Mumbai Résistance) ainsi qu’un groupe d’organisations paysannes autonomes, qui a impulsé la Rencontre des mouvements populaires, sont restés en dehors. Ces deux initiatives concurrentes furent de dimensions modestes.
Comme le signale Pierre Rousset - un des militants étrangers parmi les plus engagés dans le processus préparatoire - il est encore trop tôt pour savoir si cette dynamique unitaire s’est enracinée en Inde, bien que des indices aillent dans ce sens, telle la préparation unitaire de la journée du 20 mars contre l’occupation de l’Irak ou encore la décision des syndicats indiens d’annoncer, le 24 février prochain à Mumbai, la convocation d’une grève générale dans l’ensemble du pays.
Profil et composition du FSM
Le profil et la composition de ce quatrième Forum social mondial, qui avec 125 000 participants a été le plus massif de tous, présente quelques innovations par rapport aux éditions précédentes. Comme presque tout le monde l’a signalé, ce forum a permis un véritable saut qualitatif dans l’internationalisation du FSM, dont les participants avaient été jusque-là en grande majorité latino-américains, européens et nord-américains. Mumbai a permis l’intégration non seulement des nombreux mouvements indiens, mais plus généralement asiatiques, surtout du Sud-est et de l’Est du continent. Ce changement substantiel dans la participation et la composition du forum s’est reflété également dans la thématique des débats. Aux questions déjà abordées lors des forums précédents, développées cette fois-ci sous la forme avec laquelle elles se manifestent en Inde, se sont ajoutées les spécificités indiennes et asiatiques.
Le format du forum a été assez semblable à celui de la troisième édition, avec certains changements en ce qui concerne les grandes conférences, dont une part importante a été prise en charge par les organisations et les mouvements participant au forum et non directement par le comité organisateur du FSM ou le Conseil international. Parfois on pouvait avoir l’impression que le forum se déroulait plus en dehors des conférences et des séminaires, du fait des manifestations continuelles, des marches et des spectacles musicaux organisés par les mouvements indiens et asiatiques de la première à la dernière minute. Pour de nombreux mouvements ce fut la forme principale de leur expression au cours du Forum et non la participation aux débats.
La grande visibilité des mouvements populaires indiens, des « pauvres » et des secteurs sociaux les plus défavorisés, comme les « dalits » (intouchables), fut une autre nouveauté positive. Tout le monde a noté que ce forum social a été de loin celui où la visibilité des « pauvres » fut la plus grande. En outre, il fut sans doute le moins institutionnel de tous. Réalisé dans une ville dirigée par la droite réactionnaire, où la gauche est en général faible, l’effort organisationnel, logistique et politique pour le préparer n’a bénéficié d’aucune aide des institutions indiennes. Le comité indien d’organisation a pris en outre des décisions exemplaires, tel le refus de l’aide financière de la Fondation Ford, qui avait contribuée aux forums précédents. Une nouvelle fois « l’unité et la radicalité » de Florence, si louée, a marqué le forum totalement.
La coordination des mouvements sociaux
Au cours du forum, comme chaque année, les assemblées des mouvements sociaux ont eu lieu quotidiennement, dénommées cette fois-ci « assemblées de militants » pour éviter les équivoques avec les organisations indiennes, car en Inde le terme « mouvement social » a une signification beaucoup plus restrictive que celle qu’il possède dans les autres parties du monde (il se réfère seulement à certains mouvements populaires, ceux qui ne sont liés à aucune organisation politique). Le terme « militant » a un caractère plus inclusif, permettant aux diverses réalités, organisations et luttes existant en Inde de s’y reconnaître. Des coordination thématiques importantes, telle celle de la campagne internationale contre la guerre en Irak, qui a réuni un large spectre de coalitions anti-guerre du monde entier, ont également pu se réunir.
Les mouvements qui ont décidé de promouvoir l’an dernier un Réseau mondial des mouvements sociaux ont tenu trois grands débats. Le premier, consacré au bilan de Cancun, pour analyser les forces et les faiblesses des mouvements sociaux à cette occasion en vue d’affronter la prochaine Rencontre ministérielle de l’OMC à Hong Kong en automne 2004. Un accord général a prévalu pour dire que, si le processus de Cancun a été bien préparé du point de vue analytique, du suivi des négociations officielles et de la pression sur les gouvernements nationaux, il a été faible sur le terrain des mobilisations, non seulement à Cancun mais sur le terrain international. Les difficultés pour organiser une mobilisation mondiale contre l’OMC contrastent, comme l’a indiqué Christophe Aguitton, avec la puissance des récentes mobilisations sur des thèmes comme la guerre contre l’Irak ou avec la renaissance des luttes sociales dans de nombreux pays. Le second débat a tourné autour du fonctionnement du Réseau des mouvements. On a constaté la nécessité de le renforcer et d’y intégrer des nouvelles réalités, à commencer par celles de l’Inde et plus généralement de l’Asie, ainsi que d’ouvrir réellement un espace international pour la discussion stratégique entre les mouvements, un aspect jusque-là trop faible. Finalement l’Assemblée des mouvements a élaboré une déclaration finale, signalant les principaux objectifs de mobilisation pour cette année, en commençant par la journée du 20 mars contre ‘occupation de l’Irak, le sommet de l’OMC à Hong Kong et de nombreux autres objectifs.
L’aspect le plus faible de la coordination des mouvements sociaux fut la déficience de la participation des mouvements indiens. Certains des membres du comité organisateur indien, tel P. K. Murthy, nous ont fait remarquer que cette faiblesse était due à l’ampleur de tâches de gestion qui incombent aux principaux responsables des organisations indiennes au moins autant qu’à la nouveauté du processus de coordination internationale pour les organisations indiennes, encore peu intégrées dans la dynamique mondiale.
La coordination internationale des mouvements sociaux a ainsi fait un pas en avant à Mumbai, mais on devra attendre pour savoir si les accords réalisés permettront une réelle avancée dans la direction souhaitée. Les défis sont clairs : étendre le réseau, intégrer la réalité indienne et beaucoup d’autres encore absentes, ouvrir un espace international de débats stratégiques et être à la hauteur lors des grands rendez-vous de cette année.