En février 2022, alors que Vladimir Poutine consolidait avec Xi Jinping un partenariat qualifié d’« illimité », peu auraient imaginé que trois ans plus tard, des avions militaires russes et chinois survoleraient ensemble le ciel de l’Alaska, ou que leurs garde-côtes mèneraient des patrouilles conjointes dans l’Arctique. Pourtant, derrière cette coopération militaire croissante se cache un paradoxe stratégique qui caractérise la présence russe en Asie. Moscou se range résolument aux côtés de Pékin contre l’Occident sur la scène internationale, mais cultive en même temps des relations de plus en plus étroites avec les principaux rivaux régionaux de la Chine.
Le cas le plus emblématique est celui du Vietnam. En juin 2024, alors que la guerre en Ukraine faisait rage depuis trois ans, Poutine a été reçu en grande pompe à Hanoï. Le président vietnamien To Lam a déclaré que le dirigeant russe « avait contribué à la paix, à la stabilité et au développement de la région Asie-Pacifique », annonçant son intention de renforcer la coopération dans les domaines de la défense et de la sécurité. Les deux pays ont signé plus d’une douzaine d’accords bilatéraux, allant de l’énergie à la technologie nucléaire, tandis que la Russie continue d’avoir accès à la base navale de Cam Ranh Bay, essentielle pour projeter sa présence en mer de Chine méridionale.
Les relations avec l’Inde sont encore plus significatives. Lors du sommet Inde-Russie de juillet 2024, Modi a rencontré Poutine pour la deuxième fois en quelques mois, le qualifiant de « cher ami » et soulignant que leur lien « a été mis à l’épreuve à plusieurs reprises, et en est toujours sorti renforcé ». L’Inde a continué d’augmenter ses importations de pétrole russe, qui représentaient 40 % du total en 2023, et a mis en place des systèmes de paiement alternatifs pour contourner les sanctions occidentales. Dans le même temps, New Delhi reste fortement dépendante des livraisons militaires russes, qui représentent depuis plus de vingt ans plus de 65 % de ses importations d’armes, même si l’Inde diversifie actuellement ses sources d’approvisionnement.
Cette double approche, qualifiée par les analystes de « balancing-hedging » (c’est-à-dire un équilibre entre l’alignement stratégique avec une puissance et la prudence dans le maintien de relations avec ses rivaux), n’est pas le fruit du hasard. À l’échelle mondiale, la Russie s’appuie de plus en plus sur la Chine comme partenaire économique, militaire et politique pour contrebalancer l’influence des États-Unis. Au niveau régional, cependant, Moscou adopte une stratégie de diversification, évitant de prendre position en faveur de Pékin dans les différends territoriaux et maintenant des canaux de communication ouverts même avec les pays qui sont en concurrence avec elle. La position russe sur la question de la mer de Chine méridionale est particulièrement révélatrice. Moscou n’a jamais critiqué ouvertement la Chine ni remis en cause publiquement la « ligne des neuf traits », avec laquelle Pékin revendique la quasi-totalité de la zone maritime. Dans le même temps, elle ne soutient pas clairement et directement ses revendications. Lorsque, en 2016, le tribunal de La Haye s’est prononcé contre les prétentions chinoises, Poutine a défendu le choix de la Chine de ne pas reconnaître le verdict, mais uniquement parce que Pékin n’avait pas participé à la procédure, sans entrer dans le fond du litige.
La position de la Russie repose sur une logique stratégique bien calibrée. Bien que Pékin ait conscience des relations de Moscou avec ses rivaux régionaux, la Chine accepte tacitement cette ligne de conduite, reconnaissant qu’un éventuel désengagement russe pousserait des pays comme le Vietnam et l’Inde vers un rapprochement avec Washington. Comme l’a fait remarquer un expert des relations sino-russes, la Chine préfère que ses voisins s’appuient sur la Russie plutôt que sur les États-Unis. De plus, les tensions croissantes avec Washington rendent encore plus important pour Pékin de renforcer son entente avec Moscou, considérée comme son seul grand allié possible dans sa confrontation à long terme avec les États-Unis.
L’énergie nucléaire comme instrument d’influenceà longue échéance
L’énergie nucléaire est devenue l’élément le plus sophistiqué de la stratégie russe de pénétration en Asie, un domaine dans lequel Moscou parvient encore à rivaliser à armes presque égales avec les puissances occidentales, malgré les sanctions. Rosatom, la société nucléaire d’État russe, contrôle 88 % du marché mondial des centrales nucléaires et a enregistré en 2024 un chiffre d’affaires à l’étranger supérieur à 18 milliards de dollars. Mais derrière ces chiffres se profile une stratégie géopolitique à long terme, dans laquelle la coopération nucléaire, une fois mise en place, crée des dépendances structurelles durables en matière de maintenance des installations, d’approvisionnement en combustible et de gestion des déchets. Le cas du Vietnam est particulièrement révélateur. Le projet de centrale nucléaire de Ninh Thuận-1, suspendu en 2016, a été relancé en janvier 2025 avec la signature d’un nouveau protocole d’accord entre Rosatom et Vietnam Electricity. Pendant les neuf années où le projet a été suspendu, la Russie a continué à investir dans le pays. Selon le PDG de Rosatom, Alexeï Likhachev, entre 2019 et 2025, l’entreprise a formé environ 400 techniciens vietnamiens qui ont été employés dans ses programmes à l’étranger. Aujourd’hui, en plus de la reprise des travaux à Ninh Thuận-1, la Russie prévoit également la construction d’un nouveau réacteur de recherche dont le chantier devrait démarrer en 2027.
L’Indonésie apparaît comme le banc d’essai le plus ambitieux pour cette stratégie. Rosatom a présenté à Jakarta un modèle de développement modulable, conçu pour s’adapter à la configuration géographique de l’archipel. La première phase comprend des centrales nucléaires flottantes, qui seront suivies par des centrales à haute puissance construites sur la terre ferme. Le vice-PDG de Rosatom, Andrei Nikipelov, a souligné que les unités flottantes constituent un moyen rapide d’accéder à l’énergie nucléaire et entraînent des coûts minimes pour l’Indonésie puisque le remplacement du combustible serait géré par les installations russes. Cette proposition s’inscrit parfaitement dans les plans de développement énergétique du pays, qui prévoient la mise en service de 250 MW d’énergie nucléaire d’ici 2032, 7 GW d’ici 2040 et 35 GW d’ici 2060.
Outre le Vietnam et l’Indonésie, l’expansionnisme nucléaire russe concerne un nombre croissant de pays d’Asie du Sud-Est. Parmi ceux-ci, la Malaisie a manifesté un intérêt croissant pour les technologies proposées par Moscou. Lors d’une réunion qui s’est tenue en juin 2025 entre le PDG de Rosatom, Aleksey Likhachev, et le vice-Premier ministre malaisien Fadillah Yusuf, Kuala Lumpur a exprimé un intérêt particulier pour les centrales nucléaires flottantes de 100 mégawatts. Même des pays aux capacités technologiques plus limitées, comme le Cambodge et le Laos, explorent la possibilité d’une coopération avec la Russie dans ce domaine. Tous deux ont signé des accords préliminaires pour l’utilisation civile de l’énergie atomique et Moscou a propose des programmes de formation destinés au développement des compétences locales. L’objectif à long terme est de créer un réseau de dépendances technologiques qui rendrait beaucoup plus difficiles d’éventuelles sanctions occidentales contre Rosatom. Selon Rafael Grossi, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, sanctionner l’entreprise pourrait avoir des répercussions négatives sur la sécurité mondiale, car Rosatom fournit du combustible et des services à de nombreux pays.
Le Myanmar, laboratoire de l’alliance russo-chinoise
Le Myanmar, gouverné par une junte militaire qui a pris le pouvoir lors d’un coup d’État et qui est aujourd’hui engagé dans une guerre civile, est devenu le laboratoire le plus avancé de la coopération russo-chinoise en Asie, un cadre dans lequel Moscou et Pékin expérimentent une division des rôles qui pourrait préfigurer les dynamiques régionales de demain. La Chine investit des milliards de dollars dans le Corridor économique Chine-Myanmar et dans de grands projets d’infrastructure, tandis que la Russie se concentre sur le transfert de technologies militaires avancées, la coopération spatiale et le nucléaire. Il en résulte une forme de partenariat complémentaire, développé dans un contexte d’isolement international total des forces rebelles.
La création de l’Agence spatiale du Myanmar en juin 2024 est un signe fort de cette stratégie. L’agence a été placée sous le contrôle direct du chef de la junte, Min Aung Hlaing, et a vu le jour trois mois après sa visite à Moscou, au cours de laquelle plusieurs protocoles d’accord ont été signés avec la Russie, dont un sur l’exploration et l’utilisation pacifique de l’espace. Poutine a confirmé qu’un centre de traitement des données satellitaires est déjà opérationnel en Birmanie avec le soutien de Moscou, tandis que Min Aung Hlaing a déclaré avoir beaucoup appris lors de sa visite à Samara, une région russe réputée pour la production de vaisseaux spatiaux et de satellites.
La coopération s’est également intensifiée sur le plan militaire. La Russie a achevé la livraison des six chasseurs Su-30SME commandés en 2018 pour un montant total de 400 millions de dollars. Les deux derniers appareils ont été livrés lors d’une cérémonie qui s’est tenue en décembre 2024 à la base aérienne de Meiktila, où Min Aung Hlaing a fait baptiser les avions avec de l’eau bénite, les qualifiant d’essentiels pour protéger l’intégrité territoriale du pays et faire face aux « menaces terroristes », c’est-à-dire la résistance démocratique armée. Malgré cette supériorité aérienne, la junte a toutefois perdu le contrôle de vastes zones dans les États ethniques et dans le centre du Myanmar, y compris deux centres de commandement régionaux dans le nord de l’État Shan et le quartier général du Commandement occidental dans l’État de Rakhine.
La coopération nucléaire ajoute une dimension stratégique supplémentaire. Rosatom est engagé dans le développement d’un projet de réacteur modulaire au Myanmar sur la base d’un accord intergouvernemental signé en 2023, tandis que des experts russes collaborent avec des institutions locales dans le cadre de programmes de formation et d’initiatives scientifiques visant à renforcer les compétences internes. Dans le même temps, la Chine continue de jouer le rôle de principal investisseur économique. Au cours de cette seule année, Myanmar China Harbour Engineering a signé des protocoles d’accord d’une valeur totale de 61 millions de dollars avec la Fédération du riz du Myanmar et quatre entreprises publiques en vue de construire des infrastructures portuaires destinées à développer les exportations agricoles du pays.
Le cas du Myanmar montre clairement que la Russie et la Chine mettent en œuvre une stratégie de complémentarité qui va au-delà de la simple coopération économique. D’un côté, Pékin garantit la survie du régime grâce à des investissements massifs et à son accès aux marchés. De l’autre, Moscou fournit des technologies à haute valeur stratégique, telles que des satellites, des avions de chasse et des réacteurs nucléaires. Cette répartition des rôles permet aux deux puissances d’étendre leur influence sans entrer en concurrence directe, dessinant ainsi un modèle de pénétration conjointe qui pourrait également être appliqué dans d’autres contextes marqués par des crises ou l’isolement international.
Les limites structurelles et les perspectives d’avenir
Malgré l’expansion apparente de l’influence russe en Asie, les données mettent en évidence des limites structurelles susceptibles de compromettre la viabilité de cette stratégie. Le secteur des ventes d’armes, historiquement le plus rentable pour Moscou dans la région, a connu un effondrement spectaculaire. Il est passé de 1,4 milliard de dollars en 2014 à moins de 100 millions en 2024. Les sanctions occidentales ont remis en question la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur d’armement, poussant de nombreux pays d’Asie du Sud-Est à se tourner non seulement vers des approvisionneurs traditionnels tels que les États-Unis et l’Europe, mais aussi vers de nouveaux acteurs émergents tels que la Corée du Sud et la Turquie.
Les difficultés logistiques constituent un obstacle supplémentaire. La Russie rencontre des problèmes d’accès aux marchés de l’Asie du Sud-Est en raison de l’infrastructure portuaire encore peu développée dans ses régions d’Extrême-Orient et de sa forte dépendance à l’égard des routes commerciales chinoises. Le commerce bilatéral avec le Cambodge, par exemple, est passé de 239 millions de dollars en 2021 à environ 55 millions en 2024, tandis que celui avec le Laos a été réduit à seulement 5 millions. Les autorités russes elles-mêmes ont reconnu les difficultés à pénétrer de nouveaux marchés, comme le montre le cas du projet de recrutement d’un million de travailleurs indiens. Les responsables concernés ont reconnu leur manque d’expérience avec la main-d’œuvre indienne ou sri-lankaise, soulignant les barrières culturelles et linguistiques qui entravent l’expansion. La dépendance de nombreux partenaires asiatiques à l’égard des institutions financières occidentales impose également de fortes limites. Malgré des signes de rapprochement croissant avec Moscou et un volume d’échanges commerciaux qui a atteint 1,3 milliard de dollars en 2024, le Pakistan reste structurellement dépendant du Fonds monétaire international pour faire face à ses problèmes économiques. Cette situation a contraint Islamabad à condamner publiquement l’invasion russe de l’Ukraine. Le projet d’importation de pétrole russe a également été bloqué en raison de l’absence de modernisation des raffineries pakistanaises.
Le cas des Philippines sous la présidence de Ferdinand Marcos Jr. montre à quel point les changements politiques peuvent rapidement affecter les équilibres régionaux. Après une phase d’ouverture à l’égard de Moscou sous le mandat de Duterte, Manille a ramené sa politique étrangère vers des positions plus proches de Washington. En conséquence, le commerce bilatéral avec la Russie est passé de 1,16 milliard en 2021 à environ 600 ou 700 millions en 2024. Jusqu’en 2022, plus de 80 % des exportations philippines vers Moscou étaient constituées de produits électroniques. Cependant, les sanctions imposées par les États-Unis en 2023 aux entreprises impliquées dans la chaîne d’approvisionnement de l’industrie russe de la défense ont rendu ces échanges encore plus difficiles.
La Russie ne se limite plus à ses strategies économiques et militaires traditionnelles mais s’essaie également à des opérations visant à infléchir l’opinion publique dans des contextes qui peuvent sembler peu perméables. Le cas du Japon est emblématique. En 2024, l’agence de presse gouvernementale Sputnik a plus que triplé la diffusion de ses contenus sur le compte japonais de la plateforme X, dépassant 1,04 million de partages contre 320 000 l’année précédente. À partir d’octobre 2023, la stratégie s’est affinée. Les heures de publication ont été avancées de la soirée au matin afin de favoriser une plus grande visibilité, et les contenus alternent entre des images apparemment inoffensives, telles que des crabes ou des loutres de mer, et de la propagande anti-ukrainienne et des thèses complotistes. L’objectif n’est pas tant de promouvoir un discours pro-russe que de déstabiliser la société japonaise. Cet objectif est devenu évident lorsque, en pleine campagne électorale pour le renouvellement de la chambre haute du Japon, la chaîne russe en langue locale a donné la parole à un représentant du parti d’extrême droite Sanseito, déjà en forte croissance à l’époque et qui est ensuite passé de 2 à 17 députés lors du scrutin.
Un événement particulièrement significatif a été la rencontre en mai 2024 entre Poutine et Akie Abe, veuve de l’ancien Premier ministre japonais et ancien chef du parti LDP au pouvoir, assassiné en 2022. Les douze articles publiés par Sputnik sur cet événement ont été partagés près de 10 000 fois, atteignant plus de 12 millions de vues. La tentative de légitimer la Russie à travers l’image publique d’une personnalité respectée comme Akie Abe démontre le niveau de sophistication atteint par ces campagnes, ainsi que, bien sûr, la disponibilité de la droite gouvernementale de Tokyo à s’y laisser impliquer. Contrairement à ce qui se passe en Europe et aux États-Unis, le Japon n’a imposé aucune restriction à Sputnik, qui reste en revanche interdit dans l’Union européenne depuis mars 2022.
La confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine pourrait, paradoxalement, élargir ou bien restreindre la marge de manœuvre de la Russie. D’une part, l’incertitude causée par la politique de Trump à l’égard de ses alliés traditionnels pourrait inciter plusieurs pays asiatiques à diversifier leurs alliances, créant ainsi de nouvelles ouvertures pour Moscou. Le fait qu’un nombre croissant de membres de l’ASEAN se rapprochent des BRICS, l’Indonésie y étant désormais pleinement intégrée et la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam y étant associés en tant que partenaires, reflète la volonté d’explorer des alternatives aux canaux occidentaux traditionnels. Cependant, l’intensification de la polarisation mondiale risque de restreindre progressivement l’espace disponible pour la stratégie russe du « double niveau ». Plus la rivalité entre Washington et Pékin s’intensifie, plus les mécanismes d’alignement systématique ont tendance à prévaloir, réduisant ainsi la possibilité pour chaque pays de mener une politique étrangère autonome. Les gouvernements d’Asie du Sud-Est, bien que désireux de préserver leur indépendance stratégique, pourraient être contraints de faire des choix plus clairs. Dans ce scénario, la capacité de la Russie à cultiver des relations avec les rivaux régionaux de la Chine dépendrait non seulement de son habileté diplomatique, mais aussi de la volonté de Pékin de tolérer une certaine ambiguïté stratégique dans un contexte marqué par une confrontation de plus en plus directe avec les États-Unis.
Andrea Ferrario
Europe Solidaire Sans Frontières


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