L’été vient à peine de commencer et les températures caniculaires s’installent à nouveau pour plusieurs jours en France. Quatorze départements ont été placés en vigilance canicule, avec des pics qui pourraient avoisiner les 40 °C près de la Méditerranée. Nos villes, telles qu’elles sont construites, peuvent-elles rester vivables sans recourir au tout-climatisation ?
Malgré l’évident confort qu’elle procure, la « clim’ » est un gouffre énergétique qui, en plus de contribuer au dérèglement climatique, renforce localement les îlots de chaleur. Professeure associée de sociologie à l’université de Genève, Marlyne Sahakian travaille sur les consommations durables et l’adaptation des modes de vie urbains aux très fortes chaleurs.
Après un terrain en Asie, notamment aux Philippines, où la clim’ poussée à fond est devenue un « marqueur du statut social », elle développe ses recherches sur les manières de s’adapter à un monde qui se réchauffe, notamment en partenariat avec la ville de Genève.
Dans des villes où le béton et le verre se sont généralisés, avec des formes architecturales pensées avec la climatisation, il faudrait, explique-t-elle, apprendre à « rafraîchir nos corps plutôt que les espaces ». Ces sujets ne peuvent être abordés sans penser une forme de « justice thermique ». En clair, qui a le droit ou pas aujourd’hui de vivre avec un certain confort pendant les vagues de chaleur ?

La sociologue Marlyne Sahakian. © DR
Mediapart : La préoccupation politique pour la précarité énergétique s’est essentiellement développée autour du froid et des manières d’y remédier. L’adaptation aux fortes chaleurs est encore une question très émergente. Comment expliquez-vous cela ?
Marlyne Sahakian : Si nous avons effectivement appris depuis longtemps comment garder nos corps et nos espaces chauds lorsqu’il fait froid, nous savons beaucoup moins comment nous adapter à des pics de chaleur, qui vont pourtant devenir de plus en plus fréquents et de plus en plus intenses avec le dérèglement climatique.
Ce qui a aussi changé, c’est que la majorité des personnes sur cette planète vivent désormais en milieu urbain, où il y a des effets d’îlot de chaleur liés au bétonnage, aux voitures qui circulent en émettant pas mal de chaleur et à l’absence de végétation. En ville, il fait en moyenne plusieurs degrés de plus qu’ailleurs.
Avec l’augmentation des températures, une grande partie de nos logements deviennent complètement inhabitables plusieurs mois de l’année. Ce qui pose des problèmes de santé publique majeurs.
Les grandes tendances de l’architecture « moderne » de ces dernières décennies – avec le recours massif au béton et au verre – ont complètement négligé ce sujet des fortes chaleurs.
Dans nos pays tempérés, et dans la période récente tout au moins, on ne s’est pas beaucoup posé la question de la protection qu’offraient les bâtiments aux pics de chaleur. Je pense à des immeubles sans volets, sans ventilation naturelle dite passive.
On sait que certaines formes architecturales – les tours de béton et de verre – ne sont plus soutenables avec les prévisions de réchauffement climatique et une énergie toujours plus chère.
Or c’est pourtant un modèle qui s’est imposé dans une grande partie du monde, y compris là où l’on avait un savoir-faire grâce notamment à une architecture traditionnelle qui savait comment lutter contre la chaleur.
La généralisation de la clim’ contribue, de fait, à rendre les villes de moins en moins vivables.
Lors de mon travail de terrain aux Philippines – mais c’est aussi le cas dans de nombreux pays du Sud –, j’ai observé comment l’imaginaire d’une modernité incarnée par des tours en verre a conduit à développer une architecture entièrement dépendante de la clim’ dans les grandes villes. L’idée que tout ce qui venait de l’Occident était meilleur a conduit à construire des bâtiments extrêmement énergivores, où il n’y a aucune possibilité de recourir à de la ventilation naturelle, par exemple.
Ces modèles se sont imposés en effaçant les savoirs vernaculaires sur la ventilation intérieure – à l’image des tours des vents dans les anciennes maisons d’Iran. Ils ont aussi tourné le dos aux matériaux des constructions traditionnelles comme le bambou aux Philippines. Le bambou a inspiré les premières tours aux États Unis ; même si utiliser ce matériel aujourd’hui semblerait impossible, il y a des bonnes pratiques à mettre en œuvre, telles que des brise-soleil ou des tunnels de ventilation.
Aujourd’hui, on voit de plus en plus d’architectes célébrés pour avoir renoué avec des matériaux ou des modes de construction plus adaptés au dérèglement climatique. C’est très intéressant, mais nous devons aussi faire avec nos villes telles qu’elles existent et que nous n’allons pas reconstruire… Peut-on aujourd’hui, avec l’existant, échapper au tout-clim’ l’été ?
La banalisation de la climatisation est une préoccupation majeure car non seulement celle-ci pose des enjeux au niveau de la consommation énergétique, mais elle va aussi émettre de la chaleur dans les espaces extérieurs. La généralisation de la clim’ contribue, de fait, à rendre les villes de moins en moins vivables.
Si, dans certains cadres et contextes, la climatisation est tout à fait acceptable, on doit autant que possible apprendre les bonnes pratiques qui permettent de s’en passer. Il est très pratique d’appuyer sur le bouton d’un boîtier et de faire passer en quelques minutes la température de 35 à 18 degrés. La climatisation propose un confort certain, il faut le reconnaître.
Or on peut aussi rappeler que ce confort n’est pas toujours bon pour la santé. Dans un monde où la climatisation est généralisée, on fait subir au corps des différences de température énormes qui sont néfastes.
Dans certaines constructions, la climatisation est ce qu’on appelle en anglais un lock-in, c’est-à-dire une nécessité technologique sans laquelle ces espaces deviendraient invivables. Sur ces bâtiments, si l’on veut essayer de se passer de la clim’, il faut des interventions structurelles lourdes.
Mais pour beaucoup de bâtiments, il y a pas mal de rénovations qui peuvent être apportées simplement, avec la pose de stores extérieurs, et qui peuvent améliorer sensiblement la situation.
Des climatiseurs sur une tour de Manille, Philippines, en novembre 2023. © Photo Thomas Hubert
Un bon aménagement urbain est aussi essentiel pour supporter au mieux la chaleur.
On peut penser à des installations autour du bâti pour créer des ombrages, planter des arbres, de la végétation. Réduire le nombre de voitures en centre-ville aide aussi à faire baisser significativement les températures. Il faut également développer des points d’accès à l’eau. C’est ce que fait la ville de Genève, qui crée des micro-oasis avec des brumisateurs à grande échelle, sur plusieurs mètres carrés, qui permettent de se rafraîchir. Avoir des espaces conviviaux à l’extérieur est important et peut nous mener à moins consommer de l’énergie au sein des ménages pour faire tourner les ventilateurs.
Pour vous, avant de penser à l’échelle des logements ou de la ville, il faut penser aux corps. Pourquoi ?
Pour des questions évidentes d’économie d’énergie. Comme en hiver, on enfile un pull quand il fait froid avant de pousser le chauffage à fond. Eh bien, en été, il faut aussi penser à rafraîchir les corps et non prioritairement les espaces.
À Manille, dans le centre commercial des élites, il y fait 13 degrés.
Cet été, nous avons développé un programme avec la ville de Genève et d’autres partenaires, dans le quartier de la Jonction, pour distribuer de petits équipements de rafraîchissement : des éventails, des brumisateurs, des petites serviettes qui sont faites pour être mouillées et mises autour du cou. Les poignets et le cou sont les points du corps par lesquels on peut se rafraîchir très rapidement. Nous travaillons également avec le musée d’Ethnographie, qui est climatisé et permet aux gens de venir dans ses espaces en été, pour se rafraîchir.
Ça ne veut pas dire qu’on doit laisser de côté les grands changements institutionnels et d’infrastructures, mais je pense qu’on peut aussi apprendre de nouvelles manières de rafraîchir nos corps.
Vous estimez que face aux vagues de chaleurs, il faudra revoir aussi nos rythmes et nos façons de travailler.
Au-delà des questions d’architecture, les pays du Sud nous ont aussi appris que de 12 heures à 14 heures, où la chaleur est la plus forte, c’est l’heure de la sieste. Ici, à Genève, l’école publique ouvre dès la mi-août. Pour moi, c’est un manque de cohérence totale avec le fait qu’on a des étés de plus en plus chauds. Il me semble que s’adapter au dérèglement climatique va impliquer de revoir certaines normes, certains cadres institutionnels.
Au Japon, il y a eu une campagne très efficace qui s’appelait « Cool Biz » qui demandait aux employés de laisser de côté le costume-cravate pour mettre un habit beaucoup plus léger en été, ce qui permet de réduire considérablement la consommation de la climatisation.
La dimension culturelle est très forte sur ces sujets. En Asie, vous avez observé que la clim’ est devenue un marqueur social fort.
La manière dont on a accès ou non à la clim’ exprime votre statut social. À Manille, si vous allez au centre commercial de la classe moyenne, il fait frais. Mais si vous allez dans le centre commercial des élites, il y fait 13 degrés et il vaut mieux prendre un pull avec vous.
Les élites aux Philippines veulent suivre la mode. Elles vont suivre la Fashion Week de Paris ou de Londres, en septembre, octobre, elles aimeraient aussi mettre le pull cachemire, Lanvin ou Chanel donc ; elles vont mettre la clim’ à la maison pour pouvoir aussi être à la mode !
La clim’, tellement l’énergie est chère, est devenue une façon de se distinguer socialement.
À Genève, il y a une législation très stricte qui interdit, sauf exception, l’installation de clim’ individuelle. Mais vous dites que cela ne résout pas la question des inégalités sociales.
À Genève, les personnes qui ont des revenus élevés habitent dans des villas avec jardin, et donc avec plus de fraîcheur. Elles peuvent aussi investir dans des pompes à chaleur qui rafraîchissent l’été. C’est très difficile d’interdire l’accès à la climatisation individuelle aux ménages modestes, qui vivent dans des « bouilloires thermiques » dans ces conditions.
Nous avons ici une politique cantonale pour les personnes âgées où, après quelques jours de canicule, le canton de Genève est en mode d’alerte et la ville leur propose de pouvoir accéder gratuitement aux piscines, aux cinémas, par exemple, pour se rafraîchir. C’est très bien, mais est-ce que ça ne devrait pas s’étendre à d’autres personnes qui en auraient éventuellement aussi besoin : des personnes qui ne peuvent pas quitter la ville pour se mettre « au vert », qui ne peuvent pas se payer des vacances avec leurs enfants, etc. ?
Les politiques publiques en la matière doivent se demander si l’accès au confort thermique est justement distribué.
C’est ce que vous appelez la « justice thermique ». Qu’est-ce que cela recouvre exactement ?
La « justice thermique » met en lumière les inégalités dans la répartition des risques et des bénéfices liés aux conditions thermiques. Il est nécessaire de garantir un accès équitable au confort thermique, en été comme en hiver. C’est bien le défi dans notre partie du monde : nous devons trouver de la fraîcheur en été, mais aussi bien chauffer en hiver. J’aime en outre la notion de « délice thermique », une notion proposée par une architecte à la fin des années 1970 : l’idée qu’on devrait retrouver les plaisirs de diverses expériences thermiques, qu’il n’existe pas une température idéale pour toute personne en tout temps, comme à Singapour où, avec la clim’, les gens essaient de vivre dans un environnement perpétuellement à 20 °C.
Lucie Delaporte
Europe Solidaire Sans Frontières


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