
D’abord ce qui n’est pas au centre de ce numéro spécial de Soutien à l’Ukraine résistante, mais demeure la réalité quotidienne de la population ukrainienne : l’occupation militaire du pays, les attaques meurtrières de l’armée russe, la déportation d’enfants vers la Russie. Tout cela continue. Et c’est à cela que la résistance populaire ukrainienne continue de résister. Il n’est pas inutile de le rappeler et ce rappel vaut pour le soutien, pour la solidarité, pour l’internationalisme, qui doivent continuer à se traduire en actes concrets, pour être aux côtés des organisations syndicales, associatives, féministes, politiques qui mènent depuis des années une lutte anti-impérialiste et pour la liberté.
La mobilisation populaire contre la loi limitant les prérogatives des institutions anticorruption démontre, une nouvelle fois, la vivacité des mouvements sociaux en Ukraine. Au travers des quarante numéros parus depuis mars 2022, les Brigades éditoriales de solidarité ont maintes fois fait connaître les initiatives des syndicats indépendants, des collectifs féministes, LGBTQI+, de soldats, de locataires, écologistes, etc. C’est ce terreau démocratique qui permet des réactions populaires comme celles des journées de juillet.
Elles marquent aussi une différence fondamentale entre les régimes au pouvoir en Ukraine d’une part, en Russie d’autre part. Ce n’est pas une révélation pour nos lectrices et lecteurs, mais c’est une illustration concrète de cette évidence que nient trop de prétendu·es progressistes qui tracent un trait d’égalité entre démocratie bourgeoise capitaliste et dictature. L’Ukraine est sous le régime des lois martiales, oui. Mais, d’une part, elle l’est à la suite de l’invasion russe ; d’autre part, ces lois martiales, qui entravent les libertés – il ne s’agit pas ici de le nier – n’empêchent pas que l’autonomie et la force de mouvements sociaux aboutissent à des grèves, des manifestations, des rassemblements… « interdits ».
En Russie, en revanche, les quelques collectifs réfractaires à la guerre sont soumis à une répression intense ; ainsi, le mouvement syndical officiel, notamment la FPU, est au service du pouvoir en place, et les quelques expressions opposées à la guerre, plutôt via la KTR, sont depuis longtemps inaudibles. C’est aussi ce régime que tente d’imposer l’État russe dans les zones occupées. En témoignent les exemples des prisonniers politiques ukrainiens issus de ces territoires : d’Oleksandr Koltchenko, arrêté et déporté en 2014, libéré en 2019 (et sur le front depuis 2022) à Denys Matsola et Vladislav Juravlev, capturés lors de la défense de Marioupol en 2022 ; et bien d’autres, bien sûr.
Revenons en Ukraine : la loi dénoncée par la rue a été en partie annulée par une nouvelle loi, décidée par le gouvernement qui était à l’origine de la première. Signe d’une démocratie réelle ? Oui, surtout si on compare à la Russie. Mais pas seulement. Le recul du pouvoir ukrainien est aussi lié aux pressions des pays « alliés », soucieux que l’Ukraine remplisse les conditions d’intégration à l’Union européenne. Cela dit, ces mêmes pouvoirs en place dans les pays en question se seraient sans doute accommodés sans souci de la situation, si les manifestations populaires n’avaient mis le sujet en exergue.
Un autre point doit être évoqué dans cette esquisse de bilan de ces journées de juillet ukrainiennes : une partie des mouvements qui se sont impliqués dans les manifestations populaires l’ont fait tout en expliquant que les institutions étatiques anticorruption auxquelles le pouvoir ukrainien s’attaquait n’avaient, en réalité, guère contribué à la lutte anticorruption, car à mille lieues de toute remise en cause du capitalisme en place et du système qui le fait tenir en Ukraine.
Une autre limite de l’acquis de la nouvelle loi est pointée par celles et ceux qui, à l’image de Vitali Shabunin, directeur du Centre d’action anticorruption (organisation non gouvernementale), considèrent que « Zelensky a révélé ses véritables objectifs (et valeurs) lorsqu’il a démantelé le NABU/SAP, et non lorsqu’il a corrigé ses actions (sous la pression de la société et de l’Occident) ». Shabunin énumère ensuite les arguments qui étayent son affirmation :
Deux inspecteurs du NABU sont toujours détenus en détention provisoire. L’un d’eux joue un rôle clé dans l’enquête sur Mindich. Le père de cet enquêteur, âgé de 70 ans, est également en détention. Aucun des hommes de main de Zelensky n’a été puni pour ses actions clairement illégales. Chuhachov (SBU), Kravchenko (SBU) et Malyuk (la branche politique du SBU) restent à leur poste. Yermak (chef de cabinet de Zelensky) est le principal organisateur du démantèlement de la NABU/SAP et de l’offensive contre la démocratie. Ruvin, le maître le plus odieux de la falsification des procédures pénales, est devenu conseiller du ministre de la justice de Zelensky.
Terminons ce court tour d’horizon en mettant en avant les étudiants et étudiantes du syndicat Priama Diia : depuis la relance de cette organisation syndicale, elles et ils sont un des exemples de la double tâche du mouvement social ukrainien indépendant : participer et soutenir la résistance armée et non armée à l’invasion russe et défendre les droits des travailleurs et travailleuses, des étudiantes et étudiants, de la population en Ukraine, face aux capitalistes, aux oligarques, au pouvoir en place, dans une perspective de transformation sociale radicale. Elles et ils le font dans une démarche internationaliste, qui les a conduits, par exemple, à rejoindre leRéseau syndical international de solidarité et de luttes, à participer à la coalition Universités en guerre, à soutenir et populariser des luttes étudiantes en Pologne, aux États-Unis ou en France.
Ces syndicalistes se sont pleinement investi·es dans les manifestations de juillet, les ont fait connaître à travers leurs réseaux de communication et y ont participé avec des slogans, des pancartes, des banderoles dont les mots d’ordre s’inscrivaient dans le mouvement de masse en cours, tout en ouvrant vers des alternatives anticapitalistes autogestionnaires. En fait, quel meilleur résumé que cet extrait d’une des dernières communications de Priama Diia :
Bien que l’indépendance des organes anticorruption ait été rétablie au niveau législatif et que les revendications des manifestations aient été officiellement satisfaites, des changements plus importants ont eu lieu, qui ne peuvent plus être facilement annulés : les manifestations de masse ont perdu leur statut de tabou, ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour la poursuite de la lutte, notamment pour les revendications sociales des étudiant·es et des travailleur·euses. Ce n’est donc pas la fin, mais seulement le début d’une nouvelle réalité de la vie sociale [« Révoltez-vous, aimez, combattez la corruption ! », 3 août 2025.].
Christian Mahieux, membre de l’Union syndicale Solidaires (FR), du Comité français du RESU et des Brigades éditoriales de solidarité.
Europe Solidaire Sans Frontières


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