L’indépendance de l’Inde en 1947 a marqué un tournant majeur dans l’histoire contemporaine, car elle a signifié la fin de près de deux siècles de domination coloniale britannique, la plus importante de la planète. Cet événement ne peut être réduit à une simple victoire politique pour une nation, mais doit être considéré comme s’inscrivant dans le cadre plus large du conflit mondial entre les puissances impérialistes et les nations opprimées, façonné par la relation entre la lutte des classes et le développement des forces productives. Le mouvement d’indépendance a suscité de grands espoirs d’émancipation sociale, mais ce rêve est resté largement insaisissable.
L’Inde britannique était une colonie dépendante de l’économie capitaliste mondiale. Vers la fin du XVIIIᵉ siècle, l’économie du sous-continent a été transformée pour répondre aux besoins des entreprises britanniques. Elle constituait un vaste marché pour les produits manufacturés britanniques et une source de matières premières et de produits agricoles, notamment le coton, le jute et le thé. La politique coloniale a systématiquement affaibli les industries locales. Selon Karl Marx, « l’Angleterre commença par évincer les cotonnades indiennes du marché européen, puis elle se mit à exporter en Hindoustan le filé et enfin inonda de cotonnades la patrie des cotonnades », ce qui a nui à l’autosuffisance de l’économie locale, la rendant dépendante du capitalisme britannique. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une conséquence involontaire de la gouvernance britannique, mais d’une reconfiguration délibérée de la dynamique économique de l’Inde afin de l’aligner sur les objectifs capitalistes métropolitains.
Les forces de classe au sein du mouvement nationaliste indien
La lutte interminable pour l’indépendance de l’Inde n’était pas un mouvement unique, mais une coalition de personnes de différentes classes et origines ayant des objectifs différents. Le Congrès national indien a été fondé en 1885, et la plupart de ses dirigeants étaient issus de la bourgeoisie indigène et de la classe terrienne. Leur objectif principal était de créer un État indépendant qui conserve des droits de propriété capitalistes solides et un marché national qui ne soit pas contrôlé par les Britanniques.
Dans les années 1920, la classe capitaliste indienne, un groupe restreint mais influent composé d’industriels, de commerçants, de banquiers et de propriétaires d’usines, avait accumulé un pouvoir économique considérable au sein de l’économie coloniale. Cette consolidation était le résultat de trois développements historiques clés : les changements dans la politique coloniale, l’émergence d’intérêts capitalistes organisés et la montée du capitalisme nationaliste.
La Première Guerre mondiale (1914-1918) a offert deux opportunités majeures à la classe capitaliste indienne. Elle a perturbé les importations britanniques en Inde, créant ainsi un espace pour la croissance industrielle locale, en particulier dans les secteurs du textile, du jute, du fer et de l’acier. La guerre a également stimulé la demande en fournitures militaires, permettant aux capitalistes indiens d’accumuler des profits sans précédent. Selon l’historien Bipan Chandra, « la perturbation des échanges commerciaux normaux pendant la guerre a augmenté les exportations indiennes de matières premières et de denrées alimentaires ». Les Britanniques, bien que réticents, ont dû s’appuyer davantage sur les entreprises indiennes en raison des pénuries liées à la guerre.
Dans le même temps, la bourgeoisie indienne s’est organisée de diverses manières, notamment par le biais de la Chambre des marchands indiens (1907) et, plus tard, de la Fédération des chambres de commerce et d’industrie indiennes (FICCI) (1927). Cela a donné à la bourgeoisie une voix institutionnelle pour faire pression en faveur de droits de douane, d’une politique industrielle et d’une participation accrue à la gouvernance. De colossaux industriels indiens tels que G. D. Birla, Jamnalal Bajaj et Purshottamdas Thakurdas devinrent des personnalités influentes tant sur le plan économique que politique.
La bourgeoisie indienne s’est alignée sur le Congrès national indien (INC), en particulier pendant le mouvement de renom de non-coopération (1920-1922), soutenant le swadeshi (utilisation de produits indiens) en même temps comme politique nationaliste et comme politique axée sur le profit. Bien que la bourgeoisie indigène fût politiquement soumise aux Britanniques, elle a établi une domination manifeste dans certains secteurs. Vers les années 1920, les usines indiennes dominaient le secteur du coton à Bombay et Ahmedabad et se développaient dans le domaine du jute au Bengale, auparavant dominé par le capital britannique. L’aciérie créée par les Tata à Jamshedpur (Tata Iron and Steel Company) en 1907 est devenue un symbole de l’autosuffisance industrielle et était la plus imposante aciérie de l’Empire britannique au milieu des années 1920. Tous ces développements ont facilité leur influence sur les politiques commerciales, la bourgeoisie indienne ayant réussi à faire adopter des droits de douane protecteurs (par exemple, les droits sur le coton en 1923) afin de protéger l’industrie nationale des importations britanniques.
Leur alliance avec la politique nationaliste et leur soutien au Congrès leur ont donné un poids politique leur permettant d’influencer l’orientation du mouvement d’indépendance vers des objectifs servant les intérêts capitalistes plutôt que la révolution socialiste. L’hégémonie de la bourgeoisie indienne était un projet de classe, et cela ne se reflétait nulle part mieux que dans le programme économique du Congrès, qui visait l’indépendance nationale sous le capitalisme. Ainsi, la puissance économique de la bourgeoisie indienne a créé son hégémonie politique, lui permettant de devenir la classe dirigeante du mouvement national et de marginaliser les revendications plus radicales des ouvriers et des paysans. Son leadership a permis de garantir que les luttes anti-impérialistes ne dépassent pas les limites et ne menacent pas les relations de propriété capitalistes. Il est également avéré qu’elle a parfois coopéré avec certaines sections de l’État colonial lorsque cela servait ses intérêts, par exemple en acceptant des capitaux britanniques dans des coentreprises et en réprimant les mouvements sociaux militants.
Malgré sa domination économique croissante, la bourgeoisie indigène avait encore du chemin à parcourir. Elle était toujours soumise à des contraintes structurelles, car le capital britannique conservait le contrôle des finances, du transport maritime, des plantations et de nombreux secteurs très rentables, notamment les assurances et les banques. De plus, l’État colonial était fondamentalement conçu pour protéger les intérêts impériaux, et les concessions accordées aux capitalistes indiens n’étaient que tactiques et n’ont jamais été transformatrices.
En résumé, dans les années 1920, la bourgeoisie indienne avait atteint une domination sectorielle dans des industries clés (textile, acier). Sa puissance économique lui a permis d’exercer une hégémonie sur la politique nationaliste, qu’elle a habilement utilisée pour faire avancer ses intérêts de classe, orientant ainsi le programme économique du mouvement indépendantiste vers le développement capitaliste. En raison de leur position hégémonique au sein du bloc anticolonial, les alternatives socialistes et ouvrières ont été explicitement mises à l’écart.
La situation créée autour de la Première Guerre mondiale a été une précieuse leçon pour la bourgeoisie indienne. Elle a compris qu’elle pouvait équitablement rivaliser avec le capital britannique lorsqu’elle bénéficiait d’une protection, et que le pouvoir politique était la clé pour garantir cette protection de manière permanente.
Au-delà du discours bourgeois
Les récits officiels nous rappellent que le Congrès national indien a mené la lutte pour la liberté et l’a remportée en 1947. Cependant, ils ne précisent pas pour qui cette liberté a été obtenue. Qu’est-il advenu des ouvriers des usines, des paysans écrasés par les loyers et les dettes, ou des masses laborieuses qui ont versé leur sang dans les rues ?
Pendant ce temps, la révolution russe a changé le cours de l’histoire humaine. Elle a prouvé que même un pays vaste et arriéré pouvait vaincre sa classe dirigeante et ses chaînes impérialistes grâce à la puissance unie des ouvriers et des paysans. Elle a inspiré des millions de personnes à travers le monde et, en Inde, quelques années plus tard, les communistes et les socialistes ont pris leur rôle d’aile consciente de la lutte pour la liberté. Ils ont lié la lutte anti-impérialiste à la lutte pour renverser le capitalisme et le féodalisme. Cependant, bien avant l’existence du Parti communiste, les révolutionnaires indiens à l’étranger – les Ghadarites – ont brandi la bannière de la rébellion armée contre les Britanniques. Bien qu’ils ne fussent pas encore marxistes, ils partageaient avec les communistes une haine de l’exploitation coloniale et une croyance en la solidarité internationale de la classe ouvrière.
Le Parti communiste indien (CPI) a été officiellement créé en 1925 à Kanpur. Dès le début, il s’est enraciné dans les luttes des ouvriers et des paysans. Il a mené des grèves dans les usines textiles de Bombay et les usines de jute du Bengale, organisé les cheminots en syndicats militants et diffusé la littérature marxiste malgré la répression coloniale brutale. Dès le début, les communistes ont explicitement indiqué que l’indépendance sous le capitalisme ne mettrait pas fin à l’exploitation. Leur objectif était une république ouvrière et paysanne.
En 1934, le Parti socialiste du Congrès (CSP) a été fondé par Jayaprakash Narayan, Acharya Narendra Deva et d’autres. Ils ont tenté de pousser le Congrès vers des réformes agraires radicales, une industrialisation dirigée par l’État et également une action directe contre l’impérialisme. Si le CSP a souvent collaboré avec les communistes dans le cadre de grèves et de luttes paysannes, sa position au sein du Congrès lui a souvent lié les mains lorsque la direction a fait des compromis avec les Britanniques ou la bourgeoisie.
Les communistes et les socialistes ont créé des organisations de masse qui ont donné à la lutte pour la liberté une dimension militante et ouvrière. Les grèves menées par l’All India Trade Union Congress (AITUC) ont secoué Bombay, Calcutta et les lignes ferroviaires à travers le pays. Sous la direction de l’All India Kisan Sabha (AIKS), des millions de paysans se sont soulevés contre le système foncier, déclenchant des mouvements tels que Tebhaga au Bengale, la lutte armée au Telangana et d’autres. Il ne s’agissait pas de protestations symboliques, mais de défis directs au pouvoir colonial et capitaliste foncier.
Les communistes indiens ont en effet été parmi les premiers à réclamer ouvertement et sans relâche l’indépendance totale (purna swaraj) vis-à-vis de la domination britannique. Ce faisant, ils ont marqué leur temps, à une époque où les dirigeants bourgeois indiens du Congrès hésitaient encore entre une réforme constitutionnelle modérée et le statut de dominion au sein de l’Empire britannique. Jusqu’à la fin des années 1920, la direction dominante du Congrès (dominée par les modérés, puis par l’aile du « programme constructif » de Gandhi) n’exigeait pas la séparation complète de l’Empire britannique. Ses revendications portaient généralement sur une plus vaste représentation de l’Inde au sein du pouvoir législatif et sur le statut de dominion, c’est-à-dire l’autonomie gouvernementale au sein de l’Empire, à l’instar du Canada ou de l’Australie. La bourgeoisie craignait qu’une rupture totale ne provoque des soulèvements de masse incontrôlables qui pourraient également menacer ses propres relations de propriété. Même dans le rapport Nehru de 1928, le statut de dominion était l’objectif officiel, malgré l’agitation croissante des jeunes et de la gauche en faveur d’une indépendance totale.
Les années de guerre et les contradictions de classe
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, les communistes s’y opposèrent initialement en tant que guerre interimpérialiste, c’est-à-dire un conflit entre puissances coloniales rivales pour des marchés et des territoires. Ils s’opposèrent aux efforts de guerre britanniques en Inde, appelèrent à des luttes militantes et s’alignèrent avec d’autres forces anticolonialistes dans des grèves, des soulèvements paysans et des manifestations. Cela créa des communistes une partie de la coalition antibritannique plus large, malgré leur taille encore limitée.
Cependant, la situation a changé après l’invasion de l’Union soviétique par Hitler en 1941. La ligne du Komintern s’est orientée vers une guerre populaire, soutenant les Alliés contre le fascisme. Cela a conduit le CPI à s’abstenir du mouvement Quit India en 1942. Cette action a créé des divisions entre les communistes et les autres forces anti-impérialistes.
Pour les communistes du monde entier, la défaite du fascisme devint la tâche principale ; les luttes anticoloniales devaient désormais être subordonnées à l’effort de guerre des Alliés. Ce fut la « capitulation » du PCI dans le contexte indien. Dans la pratique, il soutint l’effort de guerre des Alliés (britanniques) en Inde, exhortant les travailleurs à éviter les grèves qui pourraient entraver la production pour la guerre. Il œuvra même au maintien de la paix industrielle, une position qui aida objectivement l’impérialisme britannique. Lors du mouvement Quit India d’août 1942, le plus vaste soulèvement populaire contre la domination britannique depuis 1857, le CPI s’y opposa, le qualifiant de perturbateur pour la lutte contre le fascisme.

Le mouvement Quit India
Quit India était principalement dirigée par le Congrès et par une action spontanée des masses populaires. En refusant d’y participer — et dans certains cas en décourageant activement les grèves et les manifestations —, le CPI s’est aliéné une portion considérable des masses anti-impérialistes. Cette décision a été considérée par de nombreux nationalistes comme une « trahison » ou une « collaboration » avec les Britanniques.
Avant 1941, les communistes gagnaient en influence grâce à des grèves militantes et des actions paysannes. La nouvelle ligne a refroidi cette militance, rompant le lien entre le CPI et les courants anti-britanniques les plus militants pendant près de trois ans. Ce changement a signifié que le CPI a cédé le leadership du mouvement de masse au Congrès nationaliste bourgeois. La chance de positionner la classe ouvrière comme l’avant-garde de la lutte pour l’indépendance a été perdue, du moins temporairement.
Du point de vue du PCI, cette politique était une question de loyauté internationaliste envers l’Union soviétique, qui était menacée dans son existence même. Mais en Inde, elle signifiait donner la priorité aux besoins de guerre de l’Empire britannique plutôt qu’à la libération immédiate. Si cela pouvait se défendre d’un point de vue antifasciste mondial, cela affaiblit la crédibilité anti-impérialiste du PCI au niveau national et sa capacité à contester le leadership bourgeois après 1945.
Après la guerre, le CPI a tenté de retrouver son élan révolutionnaire avec la lutte armée du Telangana, le mouvement Tebhaga et des grèves militantes, mais à ce moment-là, le Congrès s’était déjà réaffirmé comme la principale force nationaliste. La « capitulation » communiste de 1941-1945 a sans doute compromis la possibilité d’une indépendance menée par la gauche en Inde. Les marxistes comme R. Palme Dutt défendent la décision du PCI comme étant historiquement nécessaire pour vaincre le fascisme, tandis que d’autres – y compris certains membres de la gauche indienne – affirment qu’il s’agissait d’une subordination sectaire aux ordres du Komintern qui a rompu le lien organique entre les communistes et le soulèvement anticolonialiste de masse en Inde.
Il est crucial de reconnaître que les organisations populaires de gauche, en particulier les syndicats, ont contribué de manière significative au mouvement Quit India. Les factions de gauche issues de traditions non communistes, telles que le RSP, le RCPI, le BLPI, entre autres, se sont engagées dans le mouvement avec un enthousiasme considérable. De plus, les socialistes du CSP sont entrés dans la clandestinité pour lutter, et après 1945, les communistes sont revenus à l’action militante de masse, menant des grèves, des mutineries (révolte de la Royal Indian Navy, 1946) et des soulèvements paysans armés.
L’occasion manquée et ses conséquences
Le refus du CPI de rejoindre Quit India a empêché la classe ouvrière et la paysannerie de devenir les leaders organisés et conscients du mouvement d’indépendance à un moment décisif. En conséquence, le nationalisme bourgeois a pu présenter 1947 comme sa victoire, façonnant le nouvel État pour servir l’accumulation capitaliste et préserver le pouvoir des propriétaires terriens.
Le retrait du PCI du front anti-britannique en 1942 a laissé le champ politique ouvert à l’expansion des forces communautaires, même si ce n’était pas la seule cause. Le lien est subtil mais très réel en termes de politique de classe et de vide politique.
Le retrait du PCI n’a pas créé le communautarisme. La politique impériale britannique et les contradictions de classe en Inde l’avaient déjà nourri, mais avec le départ des communistes du front anti-impérialiste, un pôle d’attraction séculaire majeur de la classe ouvrière a été retiré du front. Sans ce pôle, le fossé entre la bourgeoisie et les communautés s’est creusé, et la lutte pour l’indépendance s’est de plus en plus jouée en termes communautaires plutôt qu’en termes de classe. Le sous-continent souffre encore aujourd’hui de cet héritage dévastateur.
En résumé, subordonner une lutte de libération coloniale aux besoins de politique étrangère d’un autre État (même « socialiste ») peut rompre le lien organique entre les révolutionnaires et les masses et rendre l’initiative politique à la bourgeoisie.
La révolution inachevée
En fin de compte, la direction bourgeoise du Congrès a négocié un accord avec l’impérialisme britannique qui a laissé intact le système féodal et protégé la propriété capitaliste. Les communistes et les socialistes, malgré leur héroïsme, n’étaient pas en mesure de prendre le pouvoir national en 1947. La répression, les débats internes et la force politique de la bourgeoisie ont fait que la révolution s’est arrêtée à mi-chemin.
1947 montre que la souveraineté politique peut coexister avec l’exploitation capitaliste.
Soumya Sahin
Europe Solidaire Sans Frontières


Twitter
Facebook