Pendant la période en question, la Syrie a été le théâtre de deux moments charnières marquants : d’abord avec l’accession d’Al-Assad père à la présidence (son remplacement par Al-Assad fils n’ayant guère été plus qu’un goupillage interne au sein du régime Assad, ininterrompu entre 1970 et 2024), puis avec l’arrivée d’Al-Charaa à Damas. Lors de ces deux moments charnières, les Syriens n’ont pas eu voix au chapitre et se sont retrouvés dans un tel état d’impuissance qu’ils en sont venus à nourrir des espoirs à l’endroit de celui qu’ils n’avaient pas choisi, mais ne s’estimaient pas néanmoins en mesure de refuser. A deux reprises, avec la bonté qui les caractérise, les Syriens ont réservé un accueil favorable au nouveau président pour être finalement floués par celui-ci.
A la suite du coup d’Etat du seize novembre 1970, Hafez Al-Assad avait bénéficié en Syrie d’une approbation franche et générale, en tous points semblable à celle accordée à Al-Charaa dès son arrivée à Damas au terme de l’opération militaire nommée « Dissuasion de l’agression », qui a balayé le régime Assad après que celui-ci s’était transformé en châtiment sanglant touchant l’ensemble des Syriens. Dans le premier cas comme dans le second, cette popularité était basée sur les défauts du régime précédent, bien qu’il soit criminel de comparer le régime de Salah Jedid avec celui des Assad qui lui a succédé. Les Syriens ont accueilli Al-Assad, et plus tard Al-Charaa avant de savoir, ou plutôt avant que ne se déploient sur leurs yeux les politiques qu’adopterait le nouveau régime. Dans les deux cas, l’accueil favorable des Syriens trouvait son origine dans leur entrain à tourner une page délétère de leur histoire et dans l’espoir qu’ils plaçaient dans ce renouveau les délivrant de la détresse dont ils étaient gorgés.
Le journaliste britannique Patrick Seale, expert sur les questions syriennes, a souligné qu’Al-Assad « détenait un atout non négligeable au moment de prendre le pouvoir en Syrie, le régime qu’il avait renversé étant si méprisé que n’importe quelle option alternative à celui-ci était perçue comme un soulagement. Durant les premiers jours, il est resté debout du matin au soir pour recevoir des délégations venues des quatre coins du pays féliciter (le général) qui les avait sauvés de l’adversité et de leurs tourments. Des villages entiers venaient le saluer, dans un contraste singulier avec l’indifférence austère et mélancolique, teintée de résignation, à laquelle s’étaient heurtés précédemment les coups d’État et contre-coups d’État dans la capitale. Cette fois-ci, on avait réellement le sentiment d’être face à un nouveau départ. »
Nul besoin de preuves pour que le lecteur se convainque du parallèle avec Al-Charaa, à l’avènement duquel les Syriens ont été les témoins de scènes de liesse diverses et variées à la mesure de l’affliction qui était la leur et de leur regain d’espérance.
Les Syriens ont accueilli Hafez Al-Assad en feignant d’ignorer qu’il était un élément clé du régime qui l’avait précédé, puisqu’il était ministre de la défense lors de l’humiliante défaite de l’été 1967 face à Israël, dont il était dès lors en grande partie responsable. Ils ont fermé les yeux sur son appartenance à une minorité religieuse, brisant par là une tradition bien ancrée en Syrie et dans la région. De la même manière qu’ils ont accueilli Ahmed Al-Charaa en mettant de côté son passé et ses liens antérieurs avec des organisations terroristes, le considérant comme leur sauveur.
Face à un peuple qui l’accueille avec tant de ferveur, on peut s’interroger sur le sentiment qui se fait jour chez le président, conscient que ce peuple ne l’a pas choisi tout en n’ayant pas non plus la possibilité de le refuser. Il ne paraît pas logique que cet « individu » ressente une quelconque gratitude susceptible de lui faire prendre sérieusement en compte l’intérêt de ceux qui lui sont favorables et d’y accorder la priorité sur sa soif de présidence éternelle.
L’approbation générale recueillie par Al-Assad, puis par Al-Charaa, aurait pu constituer le point de départ d’une construction nationale solidaire fondée sur un sentiment d’égalité et de justice acceptable pour les Syriens et sur leur perception commune d’un État appartenant à tous et respectant les droits de chacun suivant des lois décentes. Dans le cas d’Al-Assad, il y avait là une opportunité de renforcer chez les Syriens le sentiment national et l’idée que les origines du président comptaient moins que ses compétences et sa capacité à servir l’intérêt général. Mais Hafez Al-Assad a mis à profit cette popularité, et l’élan qu’il avait acquis durant ses premières années de présidence, pour renforcer sa mainmise sur l’État et imprimer au pouvoir une dimension fanatique communautaire en flattant le sentiment de domination des Alaouites afin de s’assurer leur loyauté sans faille.
Il est bien connu que le désir de domination d’un groupe est d’autant plus fort qu’il a été précédé chez lui d’un sentiment d’injustice. Voilà qui garantissait à Al-Assad un fanatisme tenace, favorable au maintien de son pouvoir, mais destructeur pour le sentiment national et la confiance mutuelle entre les Syriens – notamment lorsque ses tendances autoritaires le pousseraient, comme c’est toujours le cas, à recourir à la brutalité et à commettre des massacres. Par la suite, il est devenu impossible pour le régime Assad de retrouver la popularité qui était la sienne au début de son ère ; c’est ainsi que sa chute s’est retrouvée à l’ordre du jour de l’Histoire. Comme on l’a vu, le renversement d’un tel régime coûte cher à un pays. Quant au mot qui qualifie le mieux l’exploitation des fanatismes non patriotiques dans l’objectif de perpétuer un régime et de s’accaparer le pouvoir, c’est la trahison - la trahison de la confiance que les citoyens avaient placée dans le président à ses débuts. L’arrivée au pouvoir d’Al-Assad, issu d’une minorité, était une occasion rêvée de démontrer la primauté de l’appartenance nationale chez un dirigeant – occasion qu’il a gâchée en vue de satisfaire aux exigences d’une dérive autoritaire dynastique.
« Nous avons demandé à Dieu de nous secourir, et il nous a envoyé Hafez Al-Assad. » A cette formule brandie par d’aucuns au départ en a succédé une autre, celle des hommes de main du régime : « Al-Assad ou personne ». Et c‘est ainsi que les Syriens, qui avaient d’abord vu en Al-Assad une bénédiction, ont fini par le considérer comme une malédiction campée sur un trône serti de motifs de guerre civile.
Al-Charaa reproduit aujourd’hui ce qu’a fait Al-Assad, mais avec une rapidité qui lui a permis, en l’espace de quelques mois à peine, de perpétrer des massacres auxquels Al-Assad n’est arrivé qu’au bout de plusieurs années. Il est aisé de noter la ressemblance entre le regard que portent les Sunnites sur Al-Charaa aujourd’hui en Syrie, et celui porté hier par les Alaouites sur Al-Assad père. Dans un cas comme dans l’autre, le président a alimenté chez les civils de son clan le sentiment qu’il était « à eux », et que le discours officiel sur l’égalité et la justice n’était qu’un baratin nécessaire à l’établissement d’un régime autoritaire fondé sur la discrimination. L’obstacle auquel se heurte peut-être toutefois Al-Charaa est la difficulté à convertir la majorité sunnite syrienne en communauté unie comparable à celles formées par les minorités du pays.
Il est intéressant de constater qu’au cours des célébrations marquant l’arrivée au pouvoir d’Al-Charaa en Syrie ont été détruites des statues d’Al-Assad, lui aussi célébré par le passé. N’est-ce pas là le signe d’un temps qui tourne à vide, où nous entérinons notre retard et nous enfonçons, d’un cycle à l’autre, toujours plus loin dans le malheur ? Quoi qu’il en soit, on ne peut attribuer aux politiques la responsabilité intégrale du cours dévastateur qu’ils font prendre à leur pays ; cette responsabilité incombe également aux gouvernés, qui n’ont pas su jouer de rôle actif pour s’opposer à la voie erronée empruntée par leurs dirigeants.
Rateb Shabo, 22 août 2025
Europe Solidaire Sans Frontières


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