Nous l’avons toujours dit : le travail journalistique ne doit pas être jugé à l’aune des décisions judiciaires. Chacun son métier : nous révélons des faits. Si la justice estime qu’ils valent à leurs auteurs des investigations judiciaires et in fine une condamnation pénale, ce n’est pas notre affaire.
Voilà pour la théorie, les beaux discours. Et puis il y a la pratique. La réalité des sentiments. L’appréhension, le stress que nous avons ressentis depuis des semaines et particulièrement les dernières heures, en attendant le jugement Sarkozy. Quel torrent de boue allions-nous prendre dans la figure s’il était relaxé ? Que dirait-on de nos quatorze années d’enquête ? Qui, à part nos fidèles abonné·es, serait encore prêt·e à entendre que, non, nous ne retirerions pas pour autant une virgule de nos écrits, et que d’ailleurs, nous n’avions jamais perdu les procès qui nous avaient été intentés dans cette affaire.
Nous savions que, quelle que soit la décision, la justice, elle, aurait tort. Relaxé ? Le clan Sarkozy et ses soutiens auraient allumé le parquet national financier et les juges d’instruction, pour avoir voulu faire chuter pendant tant d’années, aux frais du contribuable et en dépit d’un dossier vide, un homme admirable. Condamné ? La preuve que les magistrats sont de dangereux gauchistes, qui avaient de toute façon décidé de se faire l’ancien président. Pile, je gagne. Face, tu perds.
Mais ce à quoi on ne s’attendait pas, c’était à faire face à une telle adversité dans beaucoup de médias en dépit d’une condamnation. « C’est fou, résume Fabrice Arfi, auteur de l’enquête avec Karl Laske. Sarkozy est condamné et Mediapart est accusé ! »
Un paragraphe extrait d’un jugement de 400 pages, remettant en cause l’authenticité de la note Moussa Koussa en dépit des décisions de justice antérieures, a suffi à alimenter des heures de parlotte sur les plateaux, dans le seul but de décrédibiliser Mediapart. « C’est comme si, pour masquer la gravité exceptionnelle des faits, il fallait des boucs-émissaires, commente Fabrice Arfi. Et avec ça, ils ont un truc à se mettre sous la dent. Peu importe ce qu’on explique, ce ne sera pas entendu. »
La justice a établi un fait incroyable qui était contesté depuis des années : oui, le candidat Nicolas Sarkozy a voulu se faire financer sa campagne électorale par un dictateur sanguinaire. Pour ce faire, deux ministres, ses lieutenants les plus proches, ont pactisé avec un des pires terroristes du XXe siècle. Des millions d’euros ont bien été versés par la Libye dans l’espoir d’obtenir des contreparties de l’État français.
Cette information, qui rentrera dans les livres d’histoire quelles que soient les décisions ultérieures, devrait tout écraser. Mais pendant des heures, des éditorialistes préfèrent parler de chefs d’accusation qui n’ont finalement pas été retenus par le tribunal. Ou trouver que la peine est bien lourde : est-ce qu’on n’exige pas un peu trop d’exemplarité de la part de nos élus, quand même ? L’attentat du terroriste en question n’a jamais fait que 170 morts.
Lassés, les journalistes de Mediapart ont décidé de limiter leurs interventions sur les plateaux télé. « Tenter de répondre, et d’expliquer ce jugement, nous met à une place qui n’est pas la nôtre, juge Karl Laske. Lors de cette enquête, lorsque les juges et les policiers étaient à l’initiative, Nicolas Sarkozy a riposté en accusant Mediapart et en nous désignant comme si nous tirions des ficelles. Et cette fois c’est la même chose. Plutôt que d’argumenter juridiquement, les sarkozystes cherchent à faire de la politique, et la polémique sur notre dos. On comprend pourquoi : rendre des comptes, en plateau, sur les deals officiels et les accords secrets avec la dictature libyenne est pour eux plus compliqué. »
Parfois, des journalistes d’autres médias ayant suivi le procès (plus courageux ? plus inconscients ?) ont essayé de remettre un peu de rationalité dans les débats. Mais est-ce vraiment notre rôle ?
Où sont les magistrats qui ont rendu cette décision ? Pourquoi n’expliquent-ils pas les raisons de la condamnation (et de certaines relaxes) ? Pourquoi n’y a-t-il pas une grande conférence de presse des porte-parole du tribunal ?
Fabrice Arfi a bien accepté quelques invitations. Mais cela ne compense pas le rouleau compresseur médiatique. Le journaliste commente : « On prend la place d’un vide. On est là à faire la pédagogie des jugements mais ce n’est pas notre rôle. D’autant que ce n’est pas bon : cela alimente la confusion journalistes-magistrats. Et puis nous aussi on est parfois critiques d’abus de l’autorité judiciaire. »
Selon lui, « la magistrature a peur de personnaliser les débats. Elle craint d’entrer dans l’arène alors que les magistrat·es voudraient rester au-dessus de la mêlée. D’accord. Mais en attendant, un pilier de la démocratie se fait rouler dessus, notamment par des politiques. Et le vide crée du chaos. »
Difficile de mesurer l’impact ce ces débats et de ces paroles déconnectées tant ils jurent avec les milliers de messages de soutien, d’encouragement et d’abonnements reçus au journal depuis quelques jours. Témoignages de deux mondes qui ne se rencontrent plus.
Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête.
enquete mediapart.fr

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