ACOR SOS Racisme organise à Lausanne un débat contradictoire entre Jean-Michel Dolivo et Oskar Freysinger. Ce choix a suscité des objections à gauche. Qu’en penses-tu ?
Pour expliquer ce choix, j’aimerais commencer par rappeler deux points importants. Le premier renvoie à un paradoxe : la présence du racisme constitue en Suisse aujourd’hui une question centrale, mais son actualité reste pourtant largement ignorée. Le deuxième met en évidence l’urgence de ce débat contradictoire : le choc et le désarroi qu’a causés l’agression raciste de l’UDC de ces dernières semaines.
Une remarque s’impose. L’UDC a si largement choqué parce que sa violente provocation ouvrait la campagne électorale. Des raisons électorales expliquent-elles aussi qu’elle n’a pas provoqué de réaction politique commune ? Pourquoi tant de muets parmi celles et ceux qui soutenaient encore en 1994, que « le racisme menace la démocratie », lorsqu’ils appelaient à adopter la norme pénale contre le racisme et à ratifier la Convention internationale de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ? Cet été, la provocation de l’UDC a choqué la société civile, les personnes concernées par le racisme, tandis que la classe politique, dans une très large mesure, se contentait de manouevres politiciennes. Le fait que l’UDC ait choisi une vignette raciste comme drapeau de sa campagne électorale a radicalisé une situation que la politique ne veut pas voir. La recherche du consensus décontenance-t-elle lorsqu’il faut dire non ? La politique suisse des étrangers exclut les « ressortissants des pays qui n’ont pas les idées européennes (au sens large) », voilà qui ne facilite pas la perception des limites à ne pas dépasser.
Pourquoi le racisme s’affiche-t-il avec une telle force aujourd’hui en Suisse ?
Il faut d’abord préciser que ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas ce racisme à bas bruit, cette xénophobie qu’une vieille mystification présente comme la réaction normale d’un petit pays au cœur de sa couronne de montagnes. En réalité, le Conseil fédéral a créé en novembre 1917 l’Office fédéral central des étrangers avec une mission ressemblant à celle que Sarkozy assigne aujourd’hui à son nouveau Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Il fallait susciter en Suisse une peur de l’ Überfremdung (altération excessive de l’identité nationale). En 1924, le Conseil fédéral exposait clairement pourquoi supprimer les droits dont disposaient les « étrangers » aidait à la lutte contre leur « envahissement » : « Il est évident qu’on ne peut concilier le droit à l’établissement avec la lutte contre l’envahissement des étrangers » car « (le) point principal de la lutte contre la surpopulation étrangère (réside) dans l’aggravation (de leurs) conditions (...). »
Ceci dit, la campagne que mène impunément l’UDC est raciste et non pas xénophobe, même si ce parti recourt aux traditions xénophobes que la lutte contre la prétendue menace d’ Überfremdung a profondément enkystées dans ce pays. Le xénophobe craint l’étranger. Le raciste disqualifie, dénigre, méprise, appelle à la haine : voilà ce que fait l’UDC. Sa batterie d’initiatives anti-étrangers dont l’affiche des moutons est le drapeau déploie un programme raciste cohérent. Pour l’UDC, l’étranger c’est le crime, dont il faut protéger l’identité suisse. Pour expulser l’anti-Suisse, le mal absolu, il faut récrire le droit de la nationalité, le droit pénal, le droit des étrangers, le droit de la famille. Le 4 septembre, Christoph Blocher expliquait à Infrarouge que, puisque l’affiche des moutons illustre un proverbe connu dans toutes les langues, elle ne peut pas être raciste. Le sens du proverbe ? Il faut expulser les mauvais, c’est-à-dire les étranger-e-s, puisqu’on ne peut pas expulser les Suisses. Le 25 août il avait développé cette idée dans le Matin : « quand c’est un Suisse (qui commet un délit), le peuple se demande tout de suite : ‘Mais depuis combien d’années il est Suisse ?’ On constate alors souvent que l’auteur du délit est issu de l’immigration. »
Comment envisagez-vous de développer une campagne antiraciste de longue haleine dont le débat contradictoire de Lausanne représente une étape ?
Le droit d’initiative, le droit de référendum permettent d’exprimer des attentes, des besoins que le parlement n’a pas révélés. Cette année, l’UDC se présente aux élections nationales flanquée d’initiatives qu’elle se donne le moyen d’imposer à la vie politique suisse, quel que soit le résultat des élections. Début août, le vice-Président des Verts, Ueli Leuenberger, a exprimé le sentiment que beaucoup éprouvent lorsqu’il a déclaré qu’on ne devait pas réélire Blocher au Conseil fédéral car il ne devait pas pouvoir devenir Président de la Confédération. On a pu voir que la complexité des calculs politiques ne facilite pas la formulation d’une telle réaction. La majorité de la classe politique ne sait pas comment réagir ou ne veut pas réagir à cette sorte de « putsch idéologique ».
Certains de ceux qui déplorent qu’ACOR SOS Racisme ait choisi d’organiser un débat avec l’UDC avant la fin de la campagne électorale ressentent-ils une telle hésitation ? Politiquement indépendante et laïque, notre association ne dépend évidemment pas de telles évaluations. C’est précisément parce que l’UDC engageait le combat devant l’opinion publique tout entière, en pleine campagne électorale, qu’il était inconcevable de ne pas engager le débat. Ce débat, il faut le préciser, ne comporte pas seulement la rencontre entre Jean-Michel Dolivo et Oskar Freysinger mais un manifeste, Le racisme ne passera pas par moi (voir encart), et la manifestation de rue du 18 septembre à Lausanne pour protester contre la politique et les discours racistes de l’UDC et de Christoph Blocher, invité au Comptoir suisse ce jour-là, et pour marquer notre solidarité avec toutes celles et tous ceux qui subissent le racisme [1].
A plus long terme trois axes sont indispensables au développement d’un véritable mouvement social contre le racisme : la défense au quotidien des personnes qui le subissent ; une revendication qui unisse toutes les composantes du mouvement, celle d’une véritable loi pour l’égalité de traitement ; une contribution crédible au débat politique, c’est-à-dire ouverte au dialogue.
Personne ne conteste l’importance des manifestations de rue ou du lancement d’un manifeste, mais fallait-il dialoguer avec un représentant de l’UDC ?
L’UDC développe une propagande raciste, mais attire un large électorat populaire et élit des représentant-e-s dans les parlements communaux, cantonaux et fédéral, dans les gouvernements communaux, cantonaux et fédéral. Appelons-nous à les déserter ou à les combattre sous prétexte qu’ils y siègent ?
ACOR SOS Racisme consacre l’essentiel de ses moyens à la défense des personnes concernées par le racisme, dans les entreprises, les quartiers, l’espace public et l’administration. Ses observations montrent une montée de la violence. Il n’y a pas si longtemps nous entendions souvent : « Je ne suis pas raciste, mais… ». Aujourd’hui, les agresseurs soutiennent fréquemment qu’ils sont eux des victimes et que les racistes sont les Noirs, les musulmans, etc. Des personnes, et pas des militant-e-s néoracistes, affirment même que « les racistes sont les Noirs, parce qu’ils viennent chez nous qui sommes blancs et qu’ils font tache ». N’est-ce pas cela que signifie l’affiche de l’UDC : les Suisses sont blancs et ils expulsent les Noirs ? L’UDC intoxique nos collègues, nos voisins, leur fait croire que leurs difficultés sont dues aux délinquant-e-s étrangers et à la gauche qui les méprise et les persécute en les accusant d’être racistes. Voilà le racisme que nous devons combattre. Comment le faire sans en débattre publiquement ?
Oskar Freysinger n’est-il pas un fasciste ? Peut-on discuter avec un fasciste ?
Que nous apporte cette référence au fascisme ? Nous apprend-elle quelque chose pour combattre l’UDC aujourd’hui ? Au cours des années 1920 à 1940 les formations fascistes ont constitué des partis de masse et des armées privées, pour affronter le mouvement ouvrier, le battre physiquement et politiquement et ériger des dictatures qui ont causé la Deuxième Guerre mondiale. Connaissons-nous aujourd’hui une telle situation ?
Pour ma part, je me base sur les expériences que nous avons menées pour assurer la défense de personnes qui ont subi le racisme. En ouvrant la permanence sociale d’ACOR SOS Racisme nous savions que les outils légaux et politiques pour combattre le racisme au quotidien étaient faibles. Que la plupart des personnes qui le subissaient n’y avaient pas accès. Qu’il fallait pourtant chercher à défendre leurs droits, leur dignité, à les aider à faire entendre leurs voix, à contribuer à changer les mentalités pour faire évoluer la politique.
Comment y parvenir sans combattre clairement le racisme au quotidien ou le racisme d’Etat ? Mais comment combattre le racisme sans expliquer, dialoguer, éduquer ? Comment interpeller les personnes qui éprouvent des préjugés en les menaçant de les dénoncer au juge ? Comment les interpeller sans chercher à leur communiquer nos convictions, comment les interpeller sans chercher la rencontre entre ces auteurs et les personnes qu’elles offensent ? Comment les interpeller sans chercher à dialoguer ? Répondre à ces questions ne concerne pas les seuls médias ou les réunions publiques, c’est indispensable à la défense quotidienne des personnes qui subissent le racisme. La prise en compte de cette réalité repose sur une prise de conscience politique qui fait encore défaut.
Quelle différence fais-tu entre le fascisme historique et la montée du racisme aujourd’hui ?
Réduire le racisme à une idéologie criminelle, au fascisme des années 30, renvoie au jugement de l’histoire. A l’armée rouge libérant Berlin, à la Résistance libérant Paris ou l’Italie. Certains, calés sur le jugement de l’histoire, sur la Libération de Paris ou sur le Tribunal de Nuremberg, réduisent ainsi le racisme au fascisme. Cependant, ni Le Pen, ni Haider, ni Blocher n’ont soulevé de bandes armées pour briser des organisations ouvrières en lutte. Les classes dominantes ne leur ont pas concédé le pouvoir d’instaurer des dictatures. C’était cela le fascisme. Le racisme, lui, a été utilisé par le fascisme mais il n’en est pas le produit. Il l’a précédé sous la forme de l’antisémitisme et sous les différentes formes qu’a produites le colonialisme. Il a survécu au fascisme sous toutes ces formes. Et il accompagne aujourd’hui un nationalisme populiste que l’extrême droite ou des fascistes ont été les premiers à utiliser, mais dont des formations politiques bien au-delà de ces cercles ont aujourd’hui reconnu l’intérêt.
Le racisme est utilisé par toutes les formes du discours nationaliste pour réunir des masses populaires défaites et désorientées par le démantèlement des projets sociaux, les rassembler autour d’un imaginaire identitaire et leur présenter un programme antisocial justifié par l’assurance qu’il frapperait prioritairement les étrangers, hommes et femmes, et toutes les catégories d’abuseurs présentées comme antinationales. Les victimes comme les bénéficiaires de ces politiques sont essentialisées et réduites à des stéréotypes et à des préjugés qui légitiment les privilèges et les discriminations. Accepter le mauvais traitement d’un noir pace qu’il est noir, d’un étranger parce qu’il est étranger, c’est ouvrir la voie qui conduit à accepter que le faible soit dominé par le fort, le pauvre par le riche, le dominé par le dominant qui lui serait supérieur. Dans un tel contexte, s’en prendre au fascisme ne nous permet pas de réfléchir aux tâches de l’heure : comment affirmer l’inacceptabilité du racisme, comment renforcer les moyens de le combattre ? Comment se faire entendre ? Comment le faire sans imposer le dialogue ?