La véracité et la gravité des faits que nous avons révélés (un chantage à la sextape), tout comme la légitimité de les exposer (ils ne pouvaient être cachés plus longtemps aux citoyen·nes), n’ont pas fait débat, jusque dans le clan du maire, Gaël Perdriau. La procureure a d’ailleurs tenu à le souligner pendant ses réquisitions : « Il faut rendre hommage au travail du journaliste Antton Rouget. »
Notre journal s’est cependant retrouvé au centre des débats : les avocats de Gaël Perdriau ont voulu démontrer que Mediapart, tout en révélant un véritable chantage, avait biaisé les faits de façon à incriminer le maire lui-même. En d’autres termes, pour avoir plus d’impact et impliquer un élu connu, nous aurions organisé une concertation entre les différents protagonistes de l’affaire.
Pour tenter d’appuyer cette démonstration, ces avocats ont fait une recherche rare. Au cours de l’enquête judiciaire, les téléphones de l’ensemble des protagonistes (victime comprise) avaient été examinés. Les policiers n’ont consigné dans la procédure que ce qui relevait de possibles délits. Mais les avocats de Perdriau ont demandé à avoir accès aux scellés, dans lesquels figure l’ensemble des échanges, et notamment les messages entre Antton Rouget et les mis en cause, des personnalités publiques de Saint-Étienne, ses sources, etc.
« Heureusement que j’ai respecté les principes fondamentaux d’une enquête journalistique : ne jamais dire à personne les éléments dont on dispose déjà et les personnes avec qui on a déjà échangé. Il faut tout cloisonner. » Les avocats de Perdriau ont en effet insinué que Mediapart avait écrit par avance un récit de l’affaire impliquant le maire, demandant aux différents protagonistes de s’inscrire dans ce récit coordonné, mettant en relation certaines personnes. Mediapart aurait même encouragé l’un des protagonistes à enregistrer le maire !
« C’était plutôt perturbant de se retrouver au cœur des interventions des avocats, auxquelles je ne pouvais pas répondre », relate Antton Rouget, qui a chroniqué le procès. S’est aussi posée la question de la protection des sources. « Cela m’a d’abord heurté que l’on évoque comme cela des échanges que j’ai pu avoir avec des acteurs du dossier. Mais, au fur et à mesure, j’ai aussi intégré l’idée que le tribunal avait besoin d’entrer dans les coulisses pour comprendre les motivations des différents acteurs du dossier avant la publication du premier article. »
La thèse des avocats de Perdriau s’est vite écroulée, puisqu’aucun des messages retrouvés dans les scellés n’allait dans le sens d’une concertation, et que toutes les personnes interrogées à la barre ont balayé cette hypothèse.
Ce n’est pas la seule fois du procès où l’enquête de Mediapart s’est retrouvée au centre des débats. La phase du contradictoire (le moment où le journaliste envoie ses questions aux personnes mises en cause par son enquête) s’est en effet révélée riche d’enseignements pour l’enquête judiciaire.
Antton Rouget a envoyé ses questions un lundi. L’article a été publié le vendredi. Or les policiers chargés de l’enquête ont retrouvé des échanges suspects entre les différents protagonistes dans ce laps de temps. Le maire a par exemple créé un groupe de trois personnes sur la messagerie chiffrée Signal, baptisé « Contre-attaque », avec son directeur de cabinet et son adjoint à l’éducation, tous deux lourdement mis en cause.
Pour quelqu’un qui n’aurait rien su de toute cette affaire, c’est pour le moins étrange. De même, ses premières réponses à Mediapart, « Je ne pas de quoi vous me parlez », figées noir sur blanc, ont considérablement nui par la suite à la démonstration de la sincérité de son propos.
« On a bien fait de laisser du temps pour répondre. Ils se sont piégés tout seuls en se concertant et en en laissant des traces », sourit Antton Rouget tout en expliquant qu’il ne faut pas en faire une règle absolue : « Parfois, on se met à plusieurs en même temps pour appeler différents acteurs d’une affaire, pour justement qu’ils nous répondent simultanément, et avant d’avoir pu élaborer une version commune. »
En l’espèce, ces éléments surgis grâce à l’enquête journalistique ont lourdement pesé dans le réquisitoire de la procureure, qui a demandé une peine de cinq ans de prison dont trois ans ferme – le tribunal rendra son jugement le 1er décembre.
Après avoir rendu hommage au travail d’Antton Rouget, la procureure a cependant ajouté : « Même si j’aurais préféré que l’affaire sorte par une plainte. » Ce faisant, elle fait fi d’un élément essentiel du dossier : il était impossible que la victime, le premier adjoint Gilles Artigues, dépose plainte, puisque cette hypothèse faisait partie intégrante du chantage : ses maîtres chanteurs l’avaient menacé d’envoyer la sextape aux parents d’élèves de l’école de ses enfants s’il prévenait l’autorité judiciaire. « Ce ne serait plus du chantage mais une exécution », explicitait même le maire.
Seule la presse pouvait donc révéler les faits.
Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête.
enquete mediapart.fr

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