L’enquête de l’inspection du travail à Renault Cléon, rendue publique par la CGT et largement reprise dans les médias, montre que la dissimulation des accidents du travail est systématisée et que les méthodes des grandes entreprises ne valent pas mieux que celles des PME. Cette enquête a porté sur 60 accidents du travail déclarés, qui n’avaient pas entraîné d’arrêts de travail, les victimes ayant toutes été transportées en dehors de l’infirmerie implantée dans l’usine. Pour 26 salariés ayant fait l’objet d’un arrêt de travail, 22 se sont vu proposer, le jour même ou dans la semaine de leur accident, un poste aménagé afin de renoncer à leur arrêt de travail, malgré une prescription médicale. Dix-sept ont accepté de renoncer à tout ou partie de leur arrêt de travail, du fait de l’insistance de leur chef d’unité ou de leur chef d’atelier. Cinq salariés seulement, dont trois représentants du personnel, ont refusé le poste aménagé.
Les pressions sur les salariés sont bien organisées. Un document de la direction précise comment « éviter que des accidents bénins ne donnent lieu à des arrêts », car « les résultats sur les indicateurs F2 et G1 sont liés aussi à la mobilisation et à la qualité de l’accompagnement des événements accidentels par la ligne hiérarchique ». Il y est prévu que « le CU [chef d’unité, NDLR] accompagne toutes les personnes qui vont à l’infirmerie pour un AT [accident du travail, NDLR], et que « si des soins à l’extérieur sont nécessaires ou sont demandés par la personne, avant que le déclarant ne parte, le CU convient et formalise avec lui un RDV, au plus tard dans les 48h, avec le médecin du travail et le CA [chef d’atelier, NDLR] [...] [pour] rechercher avec lui, et en accord avec le médecin, les conditions d’une reprise d’une activité dans les meilleurs délais ». Pour augmenter la pression, en cas de « non-arrêt volontaire suite à cet accident, le salarié peut être en absence autorisée pendant la recherche de postes, cette recherche est possible pendant trois jours maximum ».
Pressions
La médecine du travail de l’usine participe à la pression en faisant remplir un questionnaire (appelé « Rati » dans l’usine) sur les motifs pour lesquels les salariés acceptent de ne pas déclarer leurs accidents du travail (lire ci-contre). Dans ce document (sous couvert du secret médical), on trouve des réponses comme « mon CU (chef d’unité) me l’a demandé », « je crains les remarques du CA (chef d’atelier) », « pensez-vous que votre lésion nécessite un poste aménagé pour faciliter votre maintien au travail ? », « je crains des représailles (sur augmentation, promo...) », etc. Les représailles, dans l’usine, sont connues des salariés : lors des débrayages, certains grévistes sont convoqués par leur hiérarchie pour expliquer pourquoi ils ont fait grève.
Pour que les salariés prennent ces postes aménagés et ne fassent pas l’objet d’un arrêt de travail, les pressions sont très fortes : appel téléphonique au domicile ou sur le portable du blessé, proposition de « rester assis dans son bureau ou encore allongé à l’infirmerie », rendez-vous pris d’office avec le médecin du travail, envoi de taxi à domicile pour transporter le blessé, lettre du médecin du travail au médecin traitant, chantage à l’affectation sur des postes moins bien rémunérés, chantage à la sanction pour non-respect des mesures de sécurité. De ce fait, il arrive que des salariés posent des jours de congé pendant cet arrêt, ou en attendant un « poste aménagé ».
La réaction - arrogante - de la direction de l’usine aux multiples articles de presse est à la mesure du système mis en place. « Média », la feuille d’information au personnel, récuse ces accusations, en expliquant que la fréquence et la gravité des accidents sont respectivement 40 et 10 fois plus faibles que la moyenne du département, et qu’on n’a pas à lui chercher noise. Mais si ces chiffres sont si bas, c’est que leurs magouilles fonctionnent ! D’une part, les travaux les plus dangereux sont externalisés et les accidents sont comptabilisés sur les entreprises extérieures. D’autre part, les chiffres de Renault sont très largement faussés. L’enquête concerne les salariés ayant été transportés hors de l’usine : 17 sur 26 ont accepté un poste aménagé. Ce qui veut dire que deux tiers de ces accidentés ne rentrent pas dans les statistiques. Mais qu’en est-il des accidentés qui sont soignés directement à l’infirmerie, lorsqu’on sait que le salarié qui s’y rend pour recevoir des soins doit obligatoirement être accompagné de sa hiérarchie ? Sans le connaître, on peut facilement penser que le pourcentage d’accidents non déclarés est très important.
Arnaque à la Sécu
Ces falsifications sont insupportables, tant chez Renault que dans toutes les entreprises dans lesquelles elles sont monnaie courante. C’est d’abord un mépris absolu pour la victime. Le salarié qui se blesse au travail est meurtri, physiquement bien sûr, mais aussi moralement, car il lui faudra reprendre son poste, et être de nouveau exposé au risque d’accident. Ce sont l’organisation du travail établie par l’entreprise, les moyens de production, la pression au rendement qui sont responsables des accidents. Ce système tend à inverser les choses et à culpabiliser le salarié. Au lieu d’exercer une pression sur l’organisation du travail pour interdire le retour de tels accidents par une amélioration des conditions de travail, la direction de l’entreprise exerce une pression sur la victime afin que l’accident ne lui coûte rien.
Dans ces conditions, le recours à des postes aménagés est indigne, quand on connaît le cynisme avec lequel les patrons licencient tous ceux qui ne peuvent plus tenir leurs postes, les plus âgés, ainsi que toutes celles et tous ceux qui sont usés par le travail. Dans ces cas-là, les patrons ne trouvent pas de postes aménagés pour leur permettre de garder leur travail. Le recours à des transports en taxi est insultant, quand on connaît le refus récurrent des patrons de financer les transports de salariés. Cette arnaque pénalise financièrement les salariés, puisqu’à la différence des salaires, les indemnités journalières versées à l’occasion des accidents ne sont pas imposables.
En finir avec l’impunité
C’est aussi une gigantesque arnaque à la Sécurité sociale. D’abord, parce que l’employeur a l’obligation de déclarer tous les accidents du travail dont il a connaissance. Ensuite, et principalement, parce que, lorsque les salariés sont en arrêt pour accident de travail, la charge financière est directement assumée par l’employeur, qui voit ses cotisations spécifiques augmenter. La dissimulation d’arrêts de travail réduit d’autant la participation financière des entreprises au financement de la branche accidents du travail/maladies professionnelles de l’assurance maladie. À l’heure où le gouvernement et les patrons se lamentent sur le « trou de la Sécu », qui n’existe que dans leur esprit, voilà une nouvelle source de financement toute trouvée : obliger les patrons à déclarer tous les accidents du travail, à payer sur leurs profits les frais qu’engendrent les accidents du travail, et à réparer intégralement les victimes !
Le système d’indemnisation des accidents du travail, mis en place il y a un siècle, a des limites importantes. L’employeur adhère à une sorte d’assurance, aujourd’hui la branche accidents du travail/maladies professionnelles de l’assurance maladie, qui rembourse forfaitairement le salaire et les soins des victimes. Mais il n’y a pas d’indemnisation intégrale des victimes, sauf lorsque celles-ci arrivent à faire reconnaître la faute inexcusable de l’employeur.
Les salariés victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles sont des victimes de l’exploitation capitaliste. Ce sont eux qui sont exposés aux produits dangereux, cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction. Ce sont eux qui subissent par millions des troubles musculo-squelettiques. Ce sont eux qui risquent leur vie en travaillant pour vivre. Il faut mettre fin à l’impunité des capitalistes, qui mettent en danger la vie de millions de salariés afin d’augmenter leurs profits.
À l’heure où Sarkozy et son gouvernement veulent culpabiliser et taxer les malades avec les franchises médicales, il faut en finir avec le travail qui nuit gravement à la santé : les employeurs doivent porter l’entière responsabilité financière et pénale des accidents du travail et des maladies professionnelles.
Encarts
Extraits de témoignages de salariés cités dans le rapport de l’inspection du travail
« [...] Arrêt de huit jours environ. En revenant à l’usine prendre mes affaires, mon chef d’unité m’a dit que le chef d’atelier aimerait bien me rencontrer dans son bureau. Je suis allé voir le chef d’atelier qui m’a dit que, comme je n’étais pas estropié et que je pouvais marcher, il pouvait me proposer un poste aménagé. Il m’a demandé de déchirer mon arrêt de travail, car prendre l’arrêt de travail ne serait pas bon pour ma carrière. Il m’a précisé que les accidents du travail coûtent cher à l’entreprise, environ 600 euros par jour. »
« [Ils m’ont] diagnostiqué une fracture de la malléole et m’ont délivré un arrêt de travail d’environ cinq semaines. [...] Mon CU [chef d’unité, NDLR] et mon CA [chef d’atelier, NDLR] sont venus à mon domicile avec un ordinateur portable pour que je fasse de la recherche de codification de pièces... Je me souviens avoir vu le médecin du travail dans les dix jours de l’accident qui m’a mis apte au télétravail, c’était mon CU qui était venu me chercher et me ramener à mon domicile en voiture. Après avoir été déplâtré, j’ai revu le médecin du travail et j’ai repris en poste aménagé lorsque je n’avais plus qu’une béquille. »
« Suite à mon refus de poste doux [réaménagé], mon chef d’unité m’a informé que le chef d’atelier refusait que je prenne six semaines de congés cet été, dans le cadre de mon compte épargne temps, alors que j’avais un accord de principe. »
Questionnaire utilisé par les médecins du travail de Renault Cléon
(Document systématiquement adressé aux accidentés du travail de l’entreprise)
Vous ne voulez pas que votre AT [accident du travail, NDLR] soit enregistré, et nous avons pour principe de respecter les droits du patient. Nous vous rappelons que vous avez deux ans pour déclarer votre AT, que votre passage est enregistré et qu’il peut servir à valider votre accident au titre de « première personne avisée ». Nous faisons une étude sur les refus, et nous aimerions connaître vos raisons sous couvert du secret médical.
Je ne souhaite pas que mon AT soit enregistré parce que : (plusieurs réponses possibles)
– Ça prend trop de temps
– Ça ne vaut pas la peine
– Mon CU [chef d’unité, NDLR] me l’a demandé
– Je crains les remarques du CU
– Je crains les remarques du CA [chef d’atelier]
– J’ai fait une erreur
– Je ne portais pas les EPI [équipements de protection individuelle, NDLR]
– J’ai déjà eu d’autres AT
– Je crains les critiques des collègues
– C’est beaucoup de paperasses pour peu de chose
– La lésion n’est pas importante
– Mon CU me l’a fortement recommandé
– Je n’ai pas envie que mon CU soit au courant
– Je n’ai pas envie que le CU ait des ennuis à cause de moi
– J’ai une part de responsabilité
– Je crains des représailles (sur augmentation, promo...)
– J’ai déjà eu des reproches pour d’autres AT
– Autre motif (précisez)
NOTA BENE :
Pensez-vous que votre lésion nécessite un poste aménagé pour faciliter votre maintien au travail ? (oui ; non)
Si oui, avant que vous veniez au service médical, votre CU vous l’a-t-il proposé ? (oui ; non)
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