KARACHI ENVOYÉ SPÉCIAL
Liaquatabad est une banlieue de Karachi qui sent le souffre. Il y a ces façades pouilleuses, ces tas d’immondices, ces carcasses de véhicules calcinés au bord de la grand-route. Ambiance de quartier sinistré... Il y a surtout ces civils armés de bâton qui règlent une circulation chaotique où se mêlent, noyés dans le gaz carbonique, bus surchargés et touktouks (vélomoteurs-taxis) pétaradants. Quand le flux ne leur plaît pas, les vigiles écrasent leur gourdin sur les carrosseries, et personne ne daigne protester. Ces étranges miliciens sont des militants du Muttahida Quami Movement (MQM), le parti qui dirige Karachi d’une main de fer et dont Liaqatabad est l’une des places fortes. Officiellement, les militants du MQM sont censés « aider » la police. La vérité est qu’ils s’y substituent.
Puis, à l’approche du siège du MQM, la géographie se fait différente. On quitte les grands axes et ses bazars surpeuplés. On pénètre au cœur d’un pâté de maisons à étages et balcons, d’où tombe une fraîche verdure. L’endroit évoque un havre de classe moyenne. Mais les postes de contrôle tenus par des vigiles - coiffés d’une casquette rouge - ou de policiers armés d’AK-47 rappellent que le MQM est un mouvement très spécial.
Le parti est redouté pour ses méthodes musclées et, depuis qu’il joue les nervis du pouvoir, ses ennemis sont légion. Le 12 mai, le MQM a rendu un fier service au gouvernement d’Islamabad en empêchant le juge Iftikhar Chaudhry, héros du camp démocrate, de débarquer à Karachi. Routes bloquées, militants armés, fusillades avec des groupes de l’opposition : le chaos dans la ville a laissé une cinquantaine de morts. La puissante vague hostile au président Pervez Musharraf, qui avait déferlé au printemps, d’Islamabad à Lahore, s’est brisée là, sur la forteresse du MQM. Le scénario se répétera-t-il si le chef de l’Etat, candidat à sa succession au scrutin présidentiel du 6 octobre, devait à nouveau être déstabilisé ?
Le MQM est un parti atypique. Il est le porte-drapeau des Mohajirs, ces musulmans qui avaient fui l’Inde pour se réfugier au Pakistan lors de la sanglante partition de 1947. La communauté - 6 % de la population du
pays - s’est radicalisée dans les années 1980 dans son fief de Karachi face à la montée en puissance d’autres groupes ethniques (Sindis, Pachtounes) menaçant ses positions sociales et économiques. Sur fond de criminalisation liée à la guerre en Afghanistan, le MQM s’est mué dans les années 1990 en parti violent, voire terroriste. L’affrontement avec l’armée pakistanaise a été sanglant.
Mais l’heure n’est plus au soulèvement contre l’Etat. Le MQM a fait allégeance au président Musharraf, lui-même un Mojahir avec qui une connivence est possible. Il joue à fond la carte institutionnelle, contrôlant la mairie de Karachi et co-dirigeant la province du Sind, dont la cité est le chef-lieu. A croire Farooq Sattar, l’un de ses dirigeants les plus en vue, le MQM est un parti de « classe moyenne » de sensibilité « libérale », « démocrate » et « progressiste », dont le programme se résume à la lutte contre le « féodalisme », le « centralisme » et l’« extrémisme religieux ».
Un parti banal, en somme ? Voire. Son passé d’activisme et de clandestinité a laissé des traces. Doté d’une organisation pyramidale et d’une discipline implacable, le MQM est sans nul doute le parti le mieux organisé du Pakistan. Son siège est une ruche bourdonnante : cérémonie d’hommage aux « martyrs » passés ; salle de presse où des archivistes compilent des heures de programmes télévisés ; permanence des élus écoutant les doléances des citoyens.
Il présente surtout l’originalité d’être dirigé de l’étranger. Exilé à Londres, son chef suprême, Altaf Hussein, est en liaison téléphonique permanente avec Karachi. « Il connaît les problèmes de la ville dans le moindre détail », explique Sagheer Ahmed, un responsable local. La distance magnifie le guide, gratifié d’un culte de la personnalité frénétique. Ses portraits sont accrochés dans chaque pièce. « Sans lui, nous ne sommes rien », dit Sagheer Ahmed avec de l’émotion dans la voix.
Mais tout le monde à Karachi ne partage pas cette adulation. « C’est un parti de type fasciste », grince un journaliste local, qui préfère ne pas être cité. Pressions sur les médias, intolérance à l’égard de ses opposants, racket musclé dans la collecte de fonds... : à entendre certains habitants, le MQM a mis Karachi en coupe réglée. Mais peu dénonceront ouvertement son hégémonie envahissante. Trop risqué.