Quelle est votre impression générale, alors que ce Forum de Mombai est encore en cours ?
Je crois que cela a été d’abord la confirmation d’une intuition : il était possible d’utiliser la même méthode qu’à Porto Alegre (horizontalité, non-directivité, respect de la diversité, etc.) dans un pays qui connaît précisément une grande diversité et qui est très divisé. Les Indiens nous disent aujourd’hui que cela a été une expérience historique pour eux. Des gens qui ne travaillaient jamais ensemble l’ont fait depuis un an, voire deux ans. Les divisions ici ne sont pas seulement de caste, religieuses ou idéologiques. Elles concernent aussi les secteurs de travail : les associations populaires, les syndicats, les organisations non gouvernementales, des gens davantage liés à des partis politiques, tout le monde est ensemble. Ceux qui ont voulu faire un sommet parallèle - Mumbai resistance - parce que nous refusons ceux qui optent pour les armes, ont été marginalisés dans cette affaire parce que tous les autres ont fait leur travail. Pour moi c’est un peu une surprise. Je vois des gens que j’ai connus très différents - je suis venu ici à plusieurs reprises depuis un an - travailler ensemble de façon très unie. Bien sûr, il y a eu des tensions et des conflits mais tout le monde s’est retrouvé pour dire : « cela vaut la peine de travailler dans l’unité ». Dans le contexte indien, cela passe nécessairement par le respect de la diversité. Pour eux, cela représente un pas en avant énorme.
Est-ce que cela veut dire, malgré la volonté inscrite dans la Charte des forums sociaux de ne pas en faire un lieu où on prend des décisions, le FSM peut, dans le pays d’accueil, être un facilitateur pour le mouvement social ?
Le FSM est un facilitateur. Ce qu’il faut bien voir, c’est que le refus de prendre des décisions communes est précisément le moyen d’arriver à cela. Nous n’avons pas décrété ce refus a priori. Si on enferme tout le monde dans une pensée unique, même de gauche, on n’y arrivera pas. Les gens n’accepteront pas de venir, moins encore de discuter. Bien sûr, on ne manque pas de poser la question : quels sont les débouchés politiques ? Je pense que le FSM est en lui-même un débouché politique. Le fait de réfléchir ensemble aura des conséquences politiques. Nous nous sommes dit à un certain moment au Brésil : « la lutte contre le néolibéralisme doit se développer, nous ne pouvons pas rester éternellement à Porto Alegre ». Il fallait aller ailleurs, dans un autre pays du monde, pour vérifier que la mayonnaise pouvait prendre là-aussi. Nous connaissons le résultat aujourd’hui à Mombai : elle a pris. Pour nous c’est l’assurance que nous pouvons continuer.
Les trois premiers Forums à Porto Alegre ont chacun apporté quelque chose de nouveau, ont marqué un progrès par rapport au précédent. Est-ce que c’est le cas aussi, ici à Mombai ?
Il y a des données nouvelles, liés aux caractéristiques mêmes de l’Inde. La principale est la présence massive des mouvements populaires. Au Brésil, il nous a bien fallu reconnaître que nous avons surtout réussi à mobiliser les délégués et les représentants de ces mouvements. Mais les mouvements eux-mêmes n’avaient pas encore trouvé leur place dans le FSM. Ici, ils ont envahi si je peux dire les rues du Forum. Ils sont venus avec leur culture. Dans tous les coins du Forum se tiennent des spectacles, des manifestations artistiques. Pour nous qui ne comprenons pas leurs langues, cela peut être perçu simplement comme un spectacle, des danses, des chants, des représentations théâtrales. Mais quand on se fait traduire ce qu’ils disent, on se rend compte que le propos est très politisé. J’ai vu par exemple un petit spectacle des dalits, les intouchables - leur présence massive est en soi un événement considérable en Inde. Il s’agissait d’un chant qui était exactement de la même in ! spiration que le chant des canuts français du 19e siècle. « Vous, vous avez vos idoles et vos dieux. C’est nous qui construisons leurs statues avec nos mains pour ensuite nous voir interdire de les toucher ». Dans une autre pièce de théâtre, on disait : « attention, l’année prochaine il y a des élections ». Il y a eu en quelque sorte prise en main politique du Forum par le mouvement populaire, ce qui constitue un saut considérable par rapport aux Forums précédents. Ce qui a posé des problèmes nouveaux. Les trois-quarts de ces participants ne parlent pas l’anglais. Dans les salles où les débats avaient lieu, des traductions ont pu tant bien que mal être mises en place. Par contre, dans les allées du Forum, pas de problème, ce besoin disparaissait.
Peut-on dire qu’il y a deux dimensions dans ce Forum, à la fois distinctes et complémentaires, les débats, qui restent principalement le domaine des organisations et le reste ?
Oui, et le peuple organisé, dirais-je. Des rapports sont en train d’être préparés. Ils serviront de base à des campagnes nouvelles et des mobilisations. Les propositions vont venir des gens eux-mêmes, ce qui est gage d’un appui populaire. Il y aura des relais, on racontera ce qui s’est discuté ici. La vision du monde va certainement s’élargir dans le peuple. Il faut en finir avec l’esclavage, avec les oppressions, avec la pauvreté, il faut respecter les gens, a-t-on entendu ici. Cela va se répandre grâce à ces rapports horizontaux entre les gens que chaque Forum doit renforcer. On est même allé plus loin ici à Mombai. Les dalits ont pu par exemple utiliser un des halls du Forum pour tenir leur Congrès. Quelqu’un du Brésil a écrit un livre sur le MST brésilien destiné aux Indiens. Il a été lancé ici et on m’a demandé de le faire. Dans la tradition d’ici, cela consistait à ouvrir un paquet soigneusement ficelé contenant une dizaine d’exemplaires du livre, qui était ainsi « liv ! rés ».
Le passage du Forum du Brésil en Inde, est-ce un simple transfert d’un pays à un autre ou s’inscrit-il dans la dynamique que les deux pays cherchent semble-t-il à imposer de façon plus générale au plan international, comme la conférence ministérielle de l’OMC à Cancún l’a montré ?
Il se passe effectivement des choses très intéressantes et que je qualifierais de complexes. Le président Lula viendra la semaine prochaine en Inde pour travailler avec un gouvernement avec lequel il n’a en apparence rien de commun. Les liens se sont renforcés aussi avec l’Afrique du Sud. Au niveau gouvernemental, il y a incontestablement la volonté de créer une nouvelle dynamique. Au niveau de la société civile, les liens se renforcent aussi. Là aussi il y a une nouvelle dynamique. Mais il faut bien voir qu’elle ne se confond absolument pas avec la précédente. C’est une dynamique impulsée par les peuples. On peut comparer avec ce qui se passe en Europe. L’Europe a été construite par les gouvernements et les parlements, par en haut. Mais il n’y a pas d’Europe des peuples.
Comment se présente l’avenir des forums sociaux ?
Nous allons revenir au Brésil en 2005, avec la volonté très ferme de pleinement intégrer ce que nous avons appris ici. Et ceci d’un double point de vue : celui de la participation comme je l’ai dit, et celui de l’organisation du Forum lui-même, des thèmes à discuter, de la façon même de choisir les thèmes. Là aussi, les Indiens ont fait un pas en avant, notamment par une ouverture maximale à l’auto-organisation. Les gens sont venus avec leurs thèmes alors que jusqu’ici, ce sont plutôt les organisateurs qui les choisissaient. Nous allons essayer dès le mois de février qui vient de recenser les thèmes pour lesquels les liens existent déjà, avec l’idée d’approfondir ces liens. Le terrain est donc largement ouvert. Avec la démultiplication des Forums au niveau continental, national ou local, nous sommes en train de construire un ensemble qui va interagir. Ceux qui ont participé par exemple au Forum social européen ont certainement été un peu bousculés ici en découvrant la pauvreté. Cela oblige en quelque sorte à sortir la tête de l’enclos. On tirera donc tout naturellement les leçons de tout cela. Ensuite, pour 2006, l’idée qui vient c’est de refaire la même expérience qu’ici mais en Afrique. Tout cela, j’en suis convaincu, contribuera très fortement à changer les rapports de force dans le monde. Nous avons déjà réussi beaucoup de choses avec ce système de réseau, sans « commandement », où chacun prend la responsabilité de mettre en ¦uvre ce qu’il propose. Les importantes manifestations du 15 février contre la guerre illustrent cela : l’idée en est apparue un peu partout et les liens établis ont permis de la réaliser. Si nous arrivons à poursuivre dans cette voie, notre réseau pourra bouger pas mal de choses.
Quel est l’avenir des initiatives plus sectorielles comme le Forum mondial de l’éducation ?
Je suis convaincu qu’elles vont se multiplier. Il faut au maximum utiliser la « méthode » du Forum social mondial : auto-organisation, non-directivité. C’est cela qui donne leur attrait aux Forums. C’est cela qui fera que les gens se sentiront responsables.
On sent bien ici l’influence des mouvements pédagogiques brésiliens...
Tout à fait.