Le grand vainqueur des dernières élections belges, Yves Leterme (démocrate-chrétien, flamand), ne s’est pas trompé lorsqu’il a chanté La Marseillaise, au lieu de l’hymne national belge, lors de la fête nationale du 21 juillet dernier. Il ne s’agit pas d’une énième blague belge. Son « erreur » consciente exprime très bien les intentions nationalistes ou régionalistes de la classe politique flamande. Les difficultés à former le nouveau gouvernement belge témoignent d’un système d’État fédéral qui, avec deux peuples, a résolu l’oppression culturelle et linguistique des Flamands, mais qui a créé une nouvelle injustice envers les francophones vivant dans certaines communes « flamandes » autour de Bruxelles. En même temps, concernant les dossiers socio-économiques, ce système fédéral stimule des tendances régionalistes, voire séparatistes, certains souhaitant même scinder la Sécurité sociale.
En Belgique, les questions nationales ne datent pas d’hier. De 1830 à 1970, le pays est resté un État strictement unitaire, surtout francophone. Même la bourgeoisie flamande s’exprimait en français. Après la Première Guerre mondiale, la conscience de l’oppression du peuple flamand fait un bond en avant, lorsque les soldats flamands, qui recevaient des ordres en français, reviennent du front. Après cinq réformes (1970, 1980, 1988, 1993, 2001), la Belgique devient officiellement un État fédéral, avec trois communautés (flamande, française et germanophone) et trois régions (flamande, wallonne, bruxelloise).
Découpage obsolète
Toute la lutte flamande vient d’une frustration culturelle. Les Flamands luttaient contre la discrimination engendrée par une classe dominante parlant le français ; ils ne luttaient pas contre un autre peuple. Dans le secondaire et le supérieur, les cours se donnaient exclusivement en français jusqu’en 1930, date à laquelle une première université néerlandophone est créée, à Gand. Jusque dans les années 1950, l’expansion économique et la croissance industrielle se situaient en Wallonie, dans les mines et les zones industrielles wallonnes. Des flux migratoires de travailleurs flamands alimentaient la Wallonie et la France en main-d’œuvre. Mais avec la diminution de l’importance des mines, l’industrie sidérurgique s’est installée là où les matières premières des colonies arrivaient, dans les ports qui se trouvent en Flandre. À côté de la bourgeoisie francophone, une bourgeoisie flamande autonome s’est donc développée et son poids politique, dans la Belgique unitaire, a augmenté. Aujourd’hui, la bourgeoisie flamande n’est pas entièrement séparatiste, mais elle est certainement régionaliste. Elle considère que la régionalisation des dossiers socio-économiques l’aidera à mener sa politique libérale de casse des acquis sociaux.
Lors des nombreuses réformes de l’État belge, le problème de la capitale, Bruxelles, isolée en territoire flamand, a été le plus difficile à résoudre. En 1830, Bruxelles était une ville flamande : 15 % de la population seulement y parlaient français. Ce rapport s’est progressivement inversé : alors que l’équilibre était atteint en 1880, la ville est composée aujourd’hui à plus de 85 % de francophones. Depuis 1989, la capitale belge est toutefois une région bilingue à part entière, entourée par la Flandre unilingue. Il n’y a pas de continuité territoriale entre la région bruxelloise bilingue et la région wallonne (unilingue) francophone.
En 1963, lors du tracé de la frontière linguistique, la région de Bruxelles-Capitale [1] a été limitée à dix-neuf communes. Mais ce tracé reprenait les limites administratives héritées d’un recensement de 1947 ! Hors, entre 1947 et 1963, la population francophone dans et autour de Bruxelles avait fortement augmenté. Cette évolution démographique s’est confirmée jusqu’à aujourd’hui. Le compromis de 1963 réduisait donc Bruxelles à un territoire trop exigu, et il laissait sans aucun droit linguistique une importante population francophone vivant dans la périphérie flamande. À chaque étape de cette évolution institutionnelle vers un régime fédéral, officialisé en 1993, la « frontière linguistique » fut confirmée, et elle devint progressivement une quasi-frontière d’État pour de nombreux responsables politiques flamands. Désormais, deux mots d’ordre s’opposent l’un à l’autre : « Vlaanderen Vlaams » (« la Flandre flamande ») pour les nationalistes flamands, et « Élargissement de la région bilingue de Bruxelles », pour les francophones et les démocrates flamands [2].
Injustice
Le fédéralisme territorial signifie qu’on délimite un territoire géré par un gouvernement. C’est la conception traditionnelle, qui veut que chaque État ait son territoire. Mais tracer des frontières entre les gens et les peuples devient de plus en plus problématique dans des régions où vit une population mélangée, puisque, très vite, apparaissent de nouvelles minorités. Dans le cas de Bruxelles, il est donc préférable d’appliquer un fédéralisme permettant de créer des institutions culturelles et linguistiques pour les deux communautés qui y vivent ensemble. C’est ce qui a été fait dans la région de Bruxelles [3], qui est ainsi devenue bilingue, Flamands et francophones pouvant choisir l’école - néerlandophone ou francophone - de leurs enfants, mais aussi leurs centres culturels et la langue dans laquelle sont rédigés les documents de l’administration, de la poste, ou du bureau de chômage.
Mais ce fédéralisme bilingue s’applique seulement dans les régions ayant une population mélangée, donc à Bruxelles. Un francophone à Anvers (Flandre) ne peut pas envoyer ses enfants dans une école francophone, et un Flamand à Charleroi (Wallonie) parle français lorsqu’il va à la poste ou à la mairie. Wallonie et Flandre sont des régions unilingues. Pour les minorités vivant dans les zones limitrophes à chaque frontière linguistique, un système de facilités linguistiques a été mis en place, afin de donner des droits culturels et linguistiques à la minorité flamande ou germanophone dans la région unilingue wallonne, à la minorité francophone dans la région germanophone (annexée après la Première Guerre mondiale) et à la minorité francophone dans la région flamande. Ce système fonctionne correctement, sauf dans certaines communes autour de la région de Bruxelles. Dans six communes situées en Flandre, autour de Bruxelles - Wemmel, Wezembeek-Oppem, Crainhem, Drogenbos, Linkebeek, Rhode-St-Genèse -, on compte plus de 50 % de francophones. Dans seize des autres communes « flamandes » autour de Bruxelles, existe une minorité francophone (10 % à 40 % de la population), ayant interdiction de créer des institutions culturelles ou linguistiques en français. Ceci n’est pas conforme au traité européen du Conseil de l’Europe pour la protection des langues régionales ou des minorités. La Belgique a bien signé ce traité en 1995, mais elle ne l’a jamais ratifié (la France ne l’a même pas signé).
Cette absurdité est la conséquence de la frontière linguistique, fixée à partir du sondage de 1947. Vu l’évolution démographique, il est difficile aujourd’hui de maintenir cette frontière linguistique et, de plus, de nier les droits culturels d’une minorité francophone importante dans ces communes flamandes, sachant que les 15 % de Flamands dans la région bilingue de Bruxelles ont les mêmes institutions que les 85 % francophones. Il serait donc logique d’inclure ces communes dans la région bilingue de Bruxelles. Mais les nationalistes flamands ne sont pas seulement sourds à cette revendication : ils veulent même abolir les facilités linguistiques. Ceux qui pensent que la Flandre doit rester « flamande », même là où se trouve une minorité de plus de 15 % de francophones - voire 30 %, et parfois même plus de 50 % -, doivent dire pourquoi Bruxelles ne serait pas « francophone », avec plus de 85 % de francophones...
Sauver les droits sociaux
L’oppression culturelle et linguistique du peuple flamand dans l’État belge s’est résolue dans une série de réformes d’État aboutissant à un État fédéral. Mais ce système a mis en place un fédéralisme dans lequel des dossiers socio-économiques sont communautarisés ou régionalisés : l’énergie, l’urbanisme, l’environnement, l’emploi, l’économie, les logements, l’agriculture et la pêche, la fiscalité, les travaux publics et le transport. Certains de ces dossiers sont entièrement régionalisés, mais d’autres ne le sont que partiellement, et la droite flamande exige leur régionalisation complète. Les travailleurs wallons, bruxellois ou flamands se voient ainsi de plus en plus divisés, obligés de défendre leurs droits sociaux dans un petit cadre régionaliste, en se confrontant à la même politique libérale de la bourgeoisie ou du gouvernement, qu’ils soient flamands, bruxellois, wallons ou belges.
Contre cette évolution, des syndicalistes, des artistes, des journalistes, des gens issus du milieu associatif, des universitaires flamands, bruxellois et wallons ont lancé une pétition intitulée « Sauvons la solidarité ». Ils ne veulent pas « qu’on érige de nouveaux murs entre des gens, entre des régions et entre des pays ». Dans la pétition, qui approche les 100 000 signatures, on peut lire également : « Nous voulons un salaire convenable pour le même travail, indépendamment de la langue parlée. Nous voulons que quiconque perdant son boulot puisse avoir droit aux mêmes soutien et aide, indépendamment de la région où il habite. Nous voulons que chaque enfant ait les mêmes chances, indépendamment de la région de naissance. Nous voulons que toutes les personnes âgées conservent un droit identique à une pension décente, indépendamment du fait qu’elles vivent à Bruxelles, en Flandre ou en Wallonie. Bref, nous voulons la solidarité, pas la scission. » La bataille n’est pas encore perdue.