Les services publics se trouvent aujourd’hui dans une situation paradoxale. D’une part, le bilan des processus de libéralisation s’avère catastrophique et s’il est inutile de revenir sur la déréglementation du rail britannique et de l’électricité californienne dont les échecs sont flagrants, la faillite économique du secteur des télécommunications dont les libéraux avait voulu faire leur paradigme est emblématique de l’impasse où mène la logique du marché. Dans tous les pays, quel que soit le secteur d’activité, et l’état initial des services publics, la déréglementation a abouti à une dégradation du service rendu, à une hausse des tarifs pour la grande masse de la population, à des suppressions massives d’emplois.
D’autre part, cette situation n’est absolument pas prise en compte par les gouvernements de l’Union européenne qui continuent comme auparavant à faire l’éloge de la libéralisation, accélèrent les déréglementations sectorielles comme le montrent les orientations décidées au Conseil européen de Lisbonne, les décisions du sommet de Barcelone sur l’énergie ou la nouvelle directive postale, ou le vote de libéralisation totale du rail par le parlement européen.
Au cœur du traité
Cet entêtement des gouvernements et de la Commission, cet aveuglement devant les réalités s’inscrivent dans la logique profonde de l’Europe actuelle qui a fait de l’ouverture à la concurrence son axe principal de construction [1]. Directement dérivé des traités européens, le droit de la concurrence, de niveau communautaire, surdétermine les autres droits. C’est un droit fondateur auquel sont subordonnés les droits économiques et sociaux des citoyens qui relèvent du droit national. Le droit de la concurrence joue véritablement un rôle droit « constitutionnel » au niveau européen. Face à ce droit de portée normative, les autres textes européens apparaissent comme de simples déclarations d’intention sans aucune portée opérationnelle.
Il en est ainsi de l’article 16 du Traité, introduit à Amsterdam, qui reconnaît « la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ». Mais que vaut cette affirmation de portée générale face à l’impératif de la concurrence sanctifié par l’Acte unique ? Il en est de même avec l’article 36 de la Charte des droits fondamentaux qui indique simplement que « L’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément aux traités instituant la communauté européenne, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union ».
C’est l’article 86 (ex-90) du traité qui a été l’instrument utilisé par la Commission pour libéraliser les services publics. Il comprend trois alinéas. Le premier indique que « les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques… n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus. » L’article 7 interdit tout traitement différencié en raison de la nationalité et les articles 85 à 94 ont trait au bon fonctionnement de la concurrence. Le premier alinéa de l’article 86 indique donc que les entreprises publiques doivent respecter les règles de la concurrence qui sont au cœur du Traité.
Le deuxième alinéa semble néanmoins laisser des marges de manœuvre aux services publics : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. » Mais ses marges de manœuvres sont aussitôt bornées car l’alinéa précise aussitôt que « le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté ».
Le troisième alinéa indique que « la Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse, en tant que besoin, les directives ou décisions appropriées aux Etats ».
L’article 86 a une portée considérable. Il est mortifère pour les services publics. Ceux-ci sont soumis aux règles de la concurrence. Ils ne peuvent en déroger que si cela n’entrave pas le développement des échanges « dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté ». C’est la Commission qui est juge des dérogations possibles. La Commission a ainsi tout pouvoir pour ouvrir les services publics à la concurrence. Cet article était présent dès la création de la Communauté. Il n’avait quasiment jamais été utilisé. Il a fallu attendre la vague libérale des années 80 pour qu’il acquière son poids politique actuel.
Dans la pratique, la Commission a eu l’intelligence politique d’utiliser cet article en y associant les gouvernements. Ainsi, les principales décisions de libéralisation, en particulier dans les télécommunications, ont été prises par le Conseil des ministres. Aucun gouvernement n’a pensé que la question des services publics était assez importante pour remettre en cause le contenu du traité en ouvrant une crise qui aurait été salutaire pour l’avenir de l’Europe.
Certes, la Cour de justice a rendu un certain nombre d’arrêts [2] qui admettent que certaines activités peuvent bénéficier de dérogations aux règles de la concurrence en raison de leur caractère de service public. Cependant, ces arrêts n’ont pas formé une jurisprudence suffisante pour bloquer la vague de libéralisation et surtout, ils ne renversent pas la charge de la preuve. C’est aux services publics de faire en permanence la preuve qu’ils ne sont pas un obstacle au développement des échanges dans l’Union, ce point restant le critère principal d’appréciation. Cependant, ces arrêts, et en particulier le dernier, n’ont pas été sans conséquence sur l’expression de la Commission. Ainsi dans son récent Livre Blanc, la Commission écrit, que « l’accomplissement effectif d’une mission d’intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l’application des règles du traité », c’est-à-dire des règles du marché unique et du droit de la concurrence. Elle ne tire cependant aucune conséquence concrète de cette affirmation et le retse du Livre Blanc n’est que la reprises de ses positions traditionnelles.
Des télécommunications à l’ensemble des services publics en réseau
Les télécommunications ont servi de banc d’essai aux processus de libéralisation et ont permis de construire les outils conceptuels pour généraliser la déréglementation aux autres services publics en réseau (énergie, rail, poste) dénommés au niveau européen « services d’intérêt économique général ».
Ces services relèvent d’une économie particulière. Pour permettre l’accès de tous au réseau, un système de péréquation généralisé a été mis en place permettant une redistribution tarifaire entre les différentes catégories d’utilisateurs. Le tarif d’une prestation est déconnecté de son prix de revient. A chaque fois, les décisions tarifaires sont de nature politique. Les gros usagers doivent-ils financer les petits, les villes les campagnes, les usagers actuels les usagers futurs… ? Cette redistribution tarifaire s’applique aussi entre les différentes prestations fournies. Ce sont les activités les plus rentables qui financent celles qui le sont moins ou pas du tout. Il est impératif dans cette situation d’éviter l’écrémage des activités les plus rentables, C’est pourquoi la notion de monopole s’est historiquement imposée [3]. Parce qu’elle peut échapper à la logique de la rentabilité capitaliste, l’entreprise publique, n’ayant ni actionnaires ni capital social à valoriser, a été le cadre le plus adapté pour gérer un tel système. Le caractère public des entreprises n’est cependant en rien une garantie et celles-ci peuvent avoir des comportements similaires à celles des entreprises privées comme le montrent les évolutions actuelles.
Ainsi dans les télécommunications, les tarifs résultaient d’une double péréquation : une péréquation géographique permettait l’existence d’une tarification identique sur tout le territoire national ; une péréquation sociale permettait un accès massif au réseau par un faible tarif de raccordement et d’abonnement. Ainsi au début des années 80 en France, la taxe de raccordement au réseau téléphonique et l’abonnement étaient facturés 2,4 fois en dessous de leur prix de revient, les communications locales étaient sous-tarifées de 23 % et les tarifs des communications « longue distance » (nationales et internationales) sur-tarifées de 58 %. L’abonnement et les communications locales représentant près de 90 % de la facture moyenne d’un particulier, cette structure tarifaire a permis un accès massif au réseau téléphonique. Elle se retrouve dans tous les pays européens : en 1992, le tarif d’une communication intracommunautaire est, suivant les pays, entre 2,5 et 6 fois plus élevé que celui d’une communication nationale similaire. Cette structure tarifaire, qui peut paraître pénalisante pour les entreprises, notamment les plus grandes, grandes consommatrices de communications longue distance, a cependant permis, en favorisant la connexion du plus grand nombre, de bâtir des réseaux de télécommunications performants dont les entreprises ont été les principales utilisatrices [4].
Ce mode de fonctionnement des services publics en réseau se retrouvait pour l’essentiel dans les différents pays de l’Union. S’il n’a pas été dépourvu de faiblesses - peu de participation des usagers aux décisions prises souvent de façon technocratique, sous-investissement dans certains pays, clientélisme dans d’autres -, il a incontestablement permis que le plus grand nombre accèdent à des services essentiels, de réduire les inégalités sociales et d’éviter une marginalisation de certains territoires.
C’est l’ensemble de ce système qui est aujourd’hui attaqué, la déréglementation remettant directement en cause la structure tarifaire mise en place dans le cadre des péréquations de service public. Le principe que la Commission veut faire rentrer dans les faits, s’appliquant déjà dans les télécommunications, et accepté par tous les gouvernements, doit être que « les tarifs doivent tendre vers les coûts ». Il s’agit donc d’une remise en cause frontale des péréquations tarifaires existantes qui va saper les fondements même du service public auquel la Commission veut substituer la notion de service universel. Cette notion, qui a vu le jour lors de la déréglementation des télécommunications, est définie comme « un ensemble de services d’une qualité donnée auquel tous les utilisateurs et les consommateurs ont accès, compte tenu de circonstances nationales spécifiques, à un prix abordable ». Elle pose plusieurs problèmes.
Le premier est celui des tarifs abordables qui ne sont jamais définis. Le deuxième renvoie à l’égalité de traitement des usagers qui est totalement absente de cette notion. Le troisième à l’évolution des prestations comprises dans le service universel, possible en théorie, mais refusée en pratique et que la Commission refuse de voir financer par les opérateurs. Cela est d’ailleurs assez logique puisque, pour ses concepteurs, l’existence du service universel est conçue comme un dispositif transitoire qui doit accompagner le processus de libéralisation en attendant que le fonctionnement normal du marché règle les problèmes.
Dans une communication en 1996 sur « les services d’intérêt général en Europe », la Commission a reconnu « que les mécanismes de marché présentent parfois leurs limites et peuvent risquer d’exclure une partie de la population ». Cependant, elle réaffirme aussitôt le credo libéral en indiquant que « les services d’intérêt général de caractère économique sont en principe soumis aux règles dont la communauté s’est dotée pour établir un grand marché », c’est-à-dire la règle de la libre concurrence. Une récente communication de la Commission (20/09/00) affirme d’une part que « la Communauté protège les objectifs d’intérêt général et la mission de service public ». Mais elle indique immédiatement que « dans bien des cas, le marché (est) le meilleur mécanisme pour fournir ces services (d’intérêt économique général). Pour la Commission, l’intérêt général et »le respect de la concurrence et du marché intérieur« sont à mettre sur le même plan, la concurrence n’étant plus un outil mais un fin en soi. Cela implique que »les moyens utilisés pour remplir la mission d’intérêt général ne créent pas d’inutiles distorsions commerciales« . Dans cette logique, le marché est la règle et les services publics doivent faire la preuve qu’ils n’en perturbent pas »inutilement" le fonctionnement.
Le bilan de la déréglementation dans les télécommunications est éclairant. Contrairement à ce qu’affirment les zélateurs de la libéralisation, celle-ci n’a absolument pas permis de sortir de la marginalisation les régions les plus pauvres. Les communications « longue distance » ont essentiellement baissé sur les axes de trafic fortement utilisés comme l’axe Europe/USA. Cette baisse s’est accompagnée d’un « rééquilibrage tarifaire » au détriment de la grande masse des usagers. En France, l’abonnement a été multiplié par trois depuis 1993. Les tarifs des communications locales n’ont pas intégré les gains de productivité et ont donc subi une hausse relative, d’autant plus facilement escamotable qu’elle s’est accompagnée d’une modification du système de tarification. De plus, la présence en France de trois opérateurs de téléphonie mobile n’a même pas permis une couverture de l’ensemble du territoire national et la qualité du service rendu n’arrête pas de se dégrader selon même l’Autorité de réglementation des télécommunications (ART). Un constat similaire peut être fait dans l’ensemble des pays européens. S’y rajoute le fait que dans certains pays, en Grande-Bretagne par exemple, une différenciation tarifaire suivant les ases de trafic s’est mise en place mettant ainsi fin à la péréquation géographique nationale.
La libéralisation des télécommunications, qui a débouché sur la privatisation des opérateurs historiques, s’est accompagnée de la croyance magique en un développement exponentiel sans fin du secteur. Elle a engendré une bulle spéculative valorisant les opérateurs à des niveaux sans rapport avec les perspectives réelles de retour sur investissement. Cette valorisation excessive, loin d’être un atout, a poussé au contraire à l’endettement, car très vite, les opérateurs se sont lancé dans une frénésie d’acquisitions avec pour conséquence la constitution d’oligopoles mondiaux. L’attribution des licences de téléphonie mobile de 3e génération (UMTS) risque de devenir un cas d’école. Les Etats, avec le soutien actif de la Commission européenne, abandonnant toute perspective de régulation du secteur, se sont comportés en prédateurs financiers essayant de vendre le plus cher possible le maximum de licences, entraînant ainsi un endettement accru des opérateurs et accélérant la fragilisation économique du secteur. Le résultat prévisible de ce processus a été un effondrement boursier, la faillite d’un grand nombre de sociétés et des pertes abyssales chez les opérateurs historiques avec des centaines de milliers d’emplois supprimés tant chez les opérateurs que chez les équipementiers.
Loin de tirer les leçons de ce fiasco, la Commission et les différents gouvernements veulent accélérer la libéralisation dans les autres secteurs. La directive postale de 1996 limitait l’ouverture à la concurrence à la distribution des objets de plus de 350 grammes, permettant aux postes nationales de garder ainsi l’essentiel de leurs ressources pour continuer à financer leurs activités de service public (présence postale dans les zones rurales, prix unique du timbre sur tout le territoire...). La nouvelle directive de 2002 impose une ouverture à la concurrence pour tous les objets de plus de 100 grammes avec pour horizon une ouverture totale en 2009. Au Conseil européen de Barcelone, les Quinze ont décidé de libéraliser le marché de l’électricité pour tous les consommateurs autres que les ménages à partir de 2004, ce qui représente 60 % du marché avec comme conséquence prévisible un « rééquilibrage tarifaire » au détriment des particuliers. Une décision similaire a été prise pour le gaz.
Le Conseil européen de Barcelone [5] a cependant demandé à la Commission « de poursuivre son examen en vue de consolider et de préciser, dans une proposition de directive-cadre, les principes relatifs aux services d’intérêt économique général, qui sous-tendent l’article 16 du traité » [6]. Cette recommandation peut sembler une avancée. En fait, elle est largement en trompe l’oeil car le Conseil européen indique immédiatement que cette directive-cadre doit tenir compte « des dispositions de l’article 86 du traité », article qui, on l’a vu, a justement servi à justifier les attaques frontales contre les services publics.
Des services publics en réseau à l’ensemble des services publics
L’éducation [7] est un des domaines où la méthode des petits pas dite « méthode ouverte de coordination » qui caractérise l’action de la Commission est la plus explicite [8]. Alors que les systèmes d’éducation et de formation sont toujours censés rester dans le domaine de responsabilité des Etats nationaux, on voit une accélération des prises de décisions communes au niveau européen à travers la succession de rapports de la Commission, de définition d’objectifs concrets, de suivi et d’évaluation des réalisations. L’encadrement de plus en plus étroit et précis des politiques nationales par les prises de décision au niveau européen se met en place avec un minimum de textes réglementaires, l’essentiel se faisant par adoption de rapports conjoints de la Commission et du Conseil et par la surveillance mutuelle et collective des concrétisations par les Etats nationaux toujours à partir des présentations élaborées par la Commission. L’accélération du processus d’intégration en matière d’éducation, de formation et de recherche donnent, de fait, un rôle moteur accru à la Commission par rapport aux autres institutions européennes - Conseil des ministres qui formellement prend les décisions et adopte les rapports, Parlement européen qui participe au processus de co-décision, Conseil économique et social qui donne son avis -, et par rapport aux gouvernements et parlements nationaux. Les orientations qui se mettent en place en matière d’éducation visent à développer « l’accroissement de l’offre de main d’œuvre » et son « employabilité ». Les réformes des systèmes d’enseignement et de formation doivent s’inscrire dans cette perspective dans la mesure où « ils jouent un rôle important dans l’amélioration de l’efficacité du marché du travail ». Ainsi, dans un rapport de janvier 2001, la Commission indique que l’enseignement doit préparer les futurs salariés à « l’introduction de régimes de travail flexibles » et prône l’introduction de « l’esprit d’entreprise » dans les écoles.
Au-delà de cet exemple, d’autres évolutions inquiétantes se profilent. Les services publics en réseau « services d’intérêt économique général », sont considérés comme des activités économiques et sont donc soumis, pour la Commission, aux règles relatives du marché intérieur. On pouvait a priori penser que les autres services publics, « services d’intérêt général », n’étaient pas concernés pas ces règles. En fait, dans son rapport sur les services d’intérêt général, fait à l’occasion du Conseil européen de Laeken à la fin de l’année 2001, la Commission indique qu’il n’est « pas possible d’établir a priori une liste définitive de tous les services d’intérêt général devant être considérés comme non économiques ».
Elle s’appuie pour cela sur une interprétation d’un arrêt de la Cour de justice [9] qui indique que « constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné ». La Commission indique d’autre part que « la gamme de services pouvant être proposés sur un marché dépend des mutation technologiques, économiques et sociétales », la distinction entre services d’intérêt général et services d’intérêt économique général perd de sa pertinence.
Avec une telle analyse, toute activité pourrait être considérée comme activité économique et donc être soumise au droit de la concurrence et aux règles du marché unique. Il en pourrait en être ainsi de l’éducation, de la santé et plus généralement de la protection sociale, mais aussi de certaines activités régaliennes de l’Etat comme la sécurité publique. La situation est d’autant plus préoccupante que se poursuit la négociation sur l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Alors que les directives européennes ont largement anticipé le résultat de ces négociations en déréglementant les services publics en réseau, les autres services publics sont directement concernés par le processus initié par l’AGCS qui vise à les transformer en simples marchandises régies par les lois du commerce. Ainsi, les services publics sont pris dans un mécanisme infernal : pouvant être considérés comme une « activité économique », il sont soumis au niveau communautaire au droit de la concurrence et peuvent être considérés comme de banals objets commerciaux dans le cadre de l’OMC. La boucle est bouclée !
Ce processus rentre en résonance avec les préoccupations des gouvernements de l’Union engagés, suite au pacte de stabilité, dans une course à l’équilibre budgétaire, et fascinés par la fuite en avant libérale des baisses d’impôts. Face à des recettes budgétaires de plus en plus limitées, il est tentant de faire appel au secteur privé pour lui faire assurer des missions qui relevaient traditionnellement de l’intervention de la puissance publique.
Cette solution est d’ailleurs théorisée et mise en œuvre en Grande-Bretagne sous l’appellation « Private finance initiative » [10] (PFI) ou « Public-private partner-ship » (PPP), projet initié par les conservateurs dans les années 90 et repris par le gouvernement de M. Blair. Le PPP couvre des domaines aussi variés que l’éducation, la santé, la police ou les transports. Avec le PPP, l’Etat achète des services auprès du secteur privé qui en assure le financement, tant en terme d’infrastructure que d’un point de vue opérationnel. Dans les faits, l’Etat a accepté dans de très nombreux cas de financer une partie du projet subventionnant ainsi une entreprise privée qui est pourtant censée supporter les risques liés à sa mise en œuvre. L’Etat paye ainsi deux fois : l’infrastructure et le service. De plus, on a constaté dans la plupart des cas une baisse de la qualité du service rendu, accompagné d’une baisse des effectifs et des salaires et d’une détérioration des conditions de travail des employés. C’est dramatiquement le cas dans les prisons gérées par des entreprises privées. En définitive, il apparaît paradoxalement que le PPP est en bout de course plus coûteux pour l’Etat que le financement public traditionnel.
Quelle riposte ?
Comment stopper cette course à la marchandisation des services publics ? Les questions de rapport de force sont certes décisives, mais l’une des conditions de leur création est de savoir articuler les mobilisations au niveau national et au niveau européen. Les combats de résistance au niveau national sont évidemment nécessaires, notamment contre les privatisations qui sont décidées apr les gouvernements nationaux. Ils ne suffisent cependant pas. Il faut être capable d’unifier les mobilisations sur des visées communes au niveau européen, secteur par secteur - énergie, poste, rail, éducation, etc, -, mais aussi sur des objectifs plus globaux qui remettent en cause la logique actuelle.
L’idée d’une directive-cadre européenne sur les services publics est avancée, notamment par la Confédération européenne des syndicats, rencontrant ainsi, on l’a vu, une demande du Conseil européen. Une telle directive peut-elle être autre chose que la généralisation des orientations actuelles ?
Si tel était le cas, elle devrait contenir un certain nombre d’obligations : égalité de traitement des usagers quelle que soit leur situation géographique ; le droit pour tous les citoyens aux services essentiels que sont l’eau, la santé, l’éducation, la culture, l’environnement, l’audiovisuel, les services de communication, les transports, l’énergie ; la nécessaire adaptabilité de ces services aux évolutions technologiques et aux besoins sociaux ; la nécessité de prendre des mesures spécifiques contre l’exclusion sociale et la pauvreté ; le droit à un contrôle démocratique des usagers et des salariés. Elle devrait indiquer que, sur la base du respect de ces obligations, l’organisation des services publics relève des autorités nationales, conformément au principe de subsidiarité. Enfin et surtout, elle devrait exclure des règles du marché intérieur et de la concurrence les activités relevant des missions de services publics.
Ces objectifs sont totalement contradictoires avec le mode actuel de construction de l’Europe et avec le contenu des traités. Ils supposent une rupture qui nécessite la construction de rapports de forces considérables, une rupture politique qui devrait se traduire par une rupture juridique avec une modification en profondeur des traités.
Cependant, l’éventualité, envisagée par le Conseil européen de Barcelone, de mettre à l’ordre du jour une directive-cadre sur les services d’intérêt économique général peut être l’occasion de sortir du cadre national pour mener au niveau européen une bataille unifiée sur la question des services publics. C’est donc une échéance à ne pas manquer.
De même, la discussion publique autour de la Convention et notamment de la question de l’Europe sociale peut être aussi l’occasion à la fois d’exprimer un certain nombre d’exigences, notamment en matière de réforme des traités européens mais aussi de construire un processus de mobilisation sociale.
Il est nécessaire pour cela de bâtir à l’échelle de l’Europe une convergence de toutes les forces qui refusent la logique actuelle et qui veulent mettre la question des services publics au cœur de la construction européenne. Le Forum social européen de Florence a permis une première avancée modeste en ce sens. Il s’agit maintenant d’aller plus loin pour créer les conditions d’un front commun qui permette de construire les rapports de forces nécessaires.