Le 7 novembre 1987, Zine el-Abidine ben Ali prenait le pouvoir à la faveur de ce que l’on appellera très vite un « coup d’Etat médical ». Il y a vingt ans donc que la vie politique tunisienne vit sous la coupe du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti présidentiel omnipotent. Vingt ans que le pays se fige dans une dictature qui ne veut pas dire son nom, en totale contradiction avec l’image que souhaite se donner ce président hors normes, celle de « chantre de la démocratisation du pays ». D’aucuns objecteront que le pays connaît une croissance économique continue et rayonne aujourd’hui sur tout le Maghreb. Ils évoqueront enfin la nécessaire efficacité de la lutte antiterroriste pour justifier l’ampleur de la répression à l’encontre de toutes les voix dissidentes. Les arguments de ces défenseurs d’un « réformisme à la tunisienne » sont connus, jusqu’au sein même des instances internationales, où des associations créées de toutes pièces par le régime s’acharnent à empêcher les organisations indépendantes de s’exprimer. Nous pourrions être fatigués de devoir sans cesse rétablir certains faits indéniables. Ainsi, si le statut des Tunisiennes a effectivement pu être considéré comme le plus progressiste de la région dans les années 80, force est de constater qu’il n’a guère évolué depuis.
Par ailleurs, toujours citée en exemple en matière de réformes économiques, la Tunisie ignore encore l’impact du démantèlement des accords textile sur les droits économiques et sociaux des ouvrières de ce secteur. Quant aux investissements effectués dans le domaine des nouvelles technologies de l’information, ils ne peuvent guère se concrétiser dans les faits, au regard des graves atteintes aux libertés d’expression et d’information constatées chaque jour dans le pays. L’autocensure est pratiquée à outrance. Par ailleurs, si des réformes politiques ont pu voir le jour durant les quelque temps qui ont suivi l’accession au pouvoir de Ben Ali, il ne s’agit bien souvent que de réformettes. La décision prise en 2002 d’étendre le nombre de mandats présidentiels, pourtant limités à trois en 1988, en constitue à ce titre l’un des exemples les plus édifiants. Réélu en 2004 pour un quatrième mandat (avec 99,91 % des voix), le président Ben Ali pourra briguer un cinquième mandat.
Depuis vingt ans, le verrouillage de la société tunisienne est tel que plus aucun corps n’ose ou ne peut désormais contester le régime. De l’Union générale des travailleurs tunisiens à la vénérable Association des magistrats tunisiens, on ne compte plus les tentatives réussies de mainmise du pouvoir sur les principaux leviers de la société civile tunisienne. Quant à ceux qui osent encore résister à cette emprise, ils tombent immédiatement sous le coup d’une répression implacable, moderne et multiforme. De l’arrestation de cyberdissidents à la surveillance plus classique de défenseurs des droits de l’homme, jusqu’au tabassage en règle de militants ou de leurs familles, l’imagination du pouvoir semble sans limites. Jusqu’à la torture systématique de tous les islamistes emprisonnés. Harcelée judiciairement, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH) ne peut quant à elle toujours pas aujourd’hui tenir son congrès, et nombre de ses sections ont été officiellement interdites d’activités. La réouverture récente du siège du Parti démocrate progressiste tunisien (PDP), un des derniers espaces libres de réunion en Tunisie avec le local de la LTDH, aurait pu être une source de satisfaction. Mais le prix à payer – une grève de la faim de près de trente jours – montre bien le degré extrême de détermination qu’il faut aux militants tunisiens pour se faire entendre. Ces faits sont largement connus sur le plan international. Mais les soutiens extérieurs de la Tunisie sont nombreux qui continuent de voir dans ce pays un allié de poids face à la montée de « la menace intégriste » ou un partenaire économique fiable. Le climat sécuritaire qui y règne est en effet présenté comme une preuve de stabilité. A tort d’ailleurs, si l’on se réfère aux derniers affrontements qui ont eu lieu au début de l’année entre groupes salafistes et forces de l’ordre. Absurde, brutale, paradoxale, la Tunisie d’aujourd’hui présente bien des traits communs avec la « Pologne » mythique d’Alfred Jarry. Malheureusement, il s’agit bien ici d’un pays réel où les acteurs paient au quotidien le délire paranoïaque d’un pouvoir absolu. Autrefois proposée comme modèle progressiste dans le monde arabo-musulman, la Tunisie est devenue un pays monolithique et corrompu.
En 2009, M. Ben Ali se représentera donc probablement pour briguer un cinquième mandat présidentiel, et nul ne doute qu’il y parviendra sans difficulté si les défenseurs des droits de l’homme ne reçoivent pas le soutien qu’ils sont en droit d’attendre de la part des démocraties partenaires de la Tunisie. Ainsi, en juin prochain, M. Ben Ali sera probablement l’un des invités de marque du sommet des chefs d’Etat de l’Union méditerranéenne, qui constitue l’un des grands objectifs de la présidence de M. Nicolas Sarkozy. Verra-t-on alors la question des libertés, en Tunisie en particulier et dans d’autres pays de la région en général, inscrite à l’ordre du jour ?