Je me penche sur mon maigre butin de la nuit. Ce n’était pas varié : des coupures de presse, des entrefilets qui décrivent sur un quart de siècle ou presque la carrière controversée du général Zine el-Abidine ben Ali (ZBA), ses états de service dans la lutte contre les partisans de Mohammed Sayeh, le dauphin de Bourguiba, son retournement de veste après les accords de Djerba dans les années 70, son rôle douteux pendant son exil doré au Maroc, son travail de flic au service des promoteurs immobiliers, son appui (calculé) à Hédi Baccouche, le chef du parti unique, son grade de général conquis contre les derniers partisans de Mohammed Mzali. Figuraient en outre des mentions sur sa présence à un bal au Cercle italien, des nouvelles isolées sur sa participation à une partie de belote dans la maison de Kamel Ltaïf, un homme de l’ombre, des rumeurs sur un cancer de la prostate, des renseignements sur un cours de mécanique à Saint-Cyr.
Le ZBA en question s’est illustré en 1978 en lançant la Brigade d’ordre public (BOP) sur les petites couturières d’Echarguia et les cheminots. Il est la bête noire des syndicalistes de la ville de Sfax. Avant d’être un superflic, il était militaire. Il a été homme de confiance du général El-Kefi, son beau-père. Au moment du coup d’Etat du 7 novembre 1987, il s’est rapproché du général Habib Ammar qui a mis à sa disposition la garnison d’El-Aouina. Il a souhaité la mort de sa première femme. C’est ce qui se dit. J’ignore si c’est une plaisanterie. Il s’est remarié avec Leila la belle. Ses frères et sœurs, ses beaux-frères et ses beaux-fils et ses filles ont monté le Couscous Connection. On raconte qu’ils font du trafic avec l’administration : des appels d’offres truqués dans la fourniture du gazole. Ses cheveux noir corbeau n’ont pas blanchi. A 70 ans, il a eu un héritier mâle, Mohamed Aziz. Mais ce n’est pas alléchant ni nouveau.
A part ça ? Presque rien, mais pas rien. Il aime créer du faux-semblant. Comme au poker, le plus important, c’est le bluff. On pensait qu’il avait un full aux as dans la main. Avec ou sans, il a réussi. ZBA occupe toute la place, comme une mosquée. Rien ne peut le toucher, il n’y a pas de recours contre lui. Ses reculs ne le font pas perdre. Les vôtres le font gagner. Contre lui, il ne s’agit pas de le battre deux fois sur trois, il faut le battre à tous les coups. Si vous perdez une seule fois, il rafle la mise.
Durant vingt années, les Tunisiens ont accepté les joies de la paix du palais de Carthage, et nul autre que lui ne sait à quel point il n’a rien fait. Il ne les a pas divertis ni convertis. Après vingt ans, nous voilà pareils à une vieille horloge qui n’indique plus l’heure, mais qui ne s’arrête pas non plus, une vieille horloge continuant à coucouler sans que cela ne veuille rien dire. Un mannequin empaillé, exposé comme un avertissement : voilà le sort qui attend les enfoirés et les têtes brûlées. Un lapin qui accepte de tenir le rôle que prévoit pour lui le rituel et reconnaît que le loup est le plus fort. Il devient peureux, il fuit, creuse des terriers au fond desquels il se cache quand le loup rôde dans les parages. Il y a peu de chance qu’il provoque le loup. Tout ce dont il a besoin, c’est de devenir heureux d’être un lapin. ZBA n’a pas marqué les Tunisiens au fer rouge. Tout ce qu’il a fait c’est de vous assister. Il collecte de la semoule, du sucre, du thé, du café, des souliers, des pantalons, des caleçons, du savon, et il les distribue aux jeunes couples qui traversent une mauvaise passe. Un coup discret frappé à la porte. Le panier enrubanné. Les deux jeunes gens tellement transportés de joie qu’ils sont incapables de proférer un son. ZBA examine le logis d’un œil critique. Il leur promet de leur faire parvenir de l’argent pour acheter… quoi donc ? Un logis réglementaire. ZBA dépose le panier au milieu de la pièce. Et voilà les Tunisiens définitivement à la merci de la charité. Ne vous méprenez pas. ZBA n’est pas un ogre de basse-cour. C’est un croqueur de couilles, voilà tout. Il sait que si le mal qu’il fait est suffisamment atroce, les hommes ne protesteront point.
On aimerait dire qu’Allah punit ceux qui font de telles choses, mais on sait que les hommes qui ont derrière eux vingt ans de règne sans partage jouissent du confort, meurent en paix et sont enterrés avec honneur. Vous devez comprendre que le mangeur de couilles existe bel et bien, qu’il n’a pas disparu et ne disparaîtra jamais.