D’un côté, un discours dominant qui laisse croire à une confiscation sans retour ; de l’autre, le moyen donné à une société d’agir collectivement : s’il est un sujet qui cultive les paradoxes, c’est bien celui de l’impôt. Jugé tour à tour douloureux, injuste, indispensable ou légitime, il apparaît comme étant avant tout technique, alors même qu’il constitue le choix politique par excellence. L’impôt permet à la collectivité d’agir, en finançant les politiques publiques d’éducation, de santé, de recherche ou de sécurité, pour ne citer que ces exemples. Définir les contours de la sphère publique est alors évidemment essentiel : quels besoins sociaux à satisfaire, quels biens et services publics, comment garantir et œuvrer pour l’intérêt général ? Autant de choix de société qui conduisent nécessairement à la question du financement et des modalités de celui-ci. Ainsi, en privilégiant tel ou tel impôt, telle ou telle règle d’assiette, on modifie sensiblement la répartition de la contribution entre les catégories de contribuables (ménages plus ou moins aisés, entreprises).
Aujourd’hui, les choix fiscaux du gouvernement montrent une volonté de saper toute progressivité de l’impôt et de gommer toute idée de justice fiscale dans la répartition de la contribution collective, en application d’une concurrence fiscale conduisant à améliorer une attractivité fiscale prétendue insuffisante. Entre la nécessité de financer un certain nombre de missions et les contraintes budgétaires européennes, on assiste à un report de la charge fiscale des ménages les plus aisés et des entreprises vers l’ensemble des ménages. Une minorité bénéficie des baisses de l’impôt sur le revenu et des « niches fiscales » : 10 % des ménages les plus aisés ont bénéficié de 69 % des baisses d’impôts de 2002. Les mêmes 10 % bénéficiaient en 1998 de 86 % des réductions d’impôt et de 36 % des déductions de base. Malgré des « dispositifs dérogatoires », coûteux et peu efficaces selon le Conseil des impôts (rapport 2003), le gouvernement persiste et signe. Avec la création du Plan d’épargne retraite populaire (PERP), un contribuable imposé au taux marginal de 48,09 % et versant 2 000 euros bénéficiera d’une économie d’impôt, en droits, de 961 euros. Celui qui ne peut pas épargner n’aura droit à rien. L’immense majorité des contribuables, elle, n’a pas les moyens de défiscaliser et subit tout à la fois la hausse de la taxation sur le gazole, le tabac ou les impôts locaux et la paupérisation des biens et des services publics. Pire, la revalorisation réelle d’une prime pour l’emploi, par ailleurs de plus en plus pensée comme un palliatif de la hausse des salaires, ne sera que de 80 millions d’euros au lieu des 480 affichés, soit 9,40 euros par bénéficiaire. Pas de quoi relancer la consommation...
Sans tomber dans la facilité, on pourrait résumer la politique fiscale actuelle en une formule : « Les moins nombreux, mais plus riches, paieront moins. Les plus nombreux, mais moins riches, paieront plus. » Il y aurait alors finalement peu d’évolution depuis Leroy-Beaulieu, qui, au XIXe siècle, énonçait ainsi sa conception de la politique fiscale : « Les petits revenus forment de beaucoup la plus grande masse de l’ensemble des revenus d’une nation : si on adoptait un impôt progressif modéré, il ne rapporterait guère plus qu’un impôt proportionnel ; si l’on établit au contraire un impôt à progression rapide et forte, il prélève une telle part du revenu de certaines classes de citoyens qu’il pousse à la dissimulation des fortunes, à l’émigration des capitaux, [...] et qu’il décourage l’esprit d’entreprise. » En ce début de XXIe siècle, les termes n’ont guère changé. La question de l’attractivité du territoire, vite résumée à la question de la seule attractivité fiscale pour le capital, elle-même déclinée en « moins d’État-solidaire, moins d’impôt pour les entreprises et les ménages aisés », fait office d’alibi. Baisser les impôts rendrait la France plus attractive, ce qui profiterait à la croissance, et, finalement, à l’emploi. Mais aucune preuve empirique ne vient étayer cette thèse. Car l’argument de l’attractivité doit être renversé : les infrastructures publiques ou les systèmes d’éducation et de santé sont autant d’atouts décisifs pour un territoire à l’attractivité globale reconnue. La France est ainsi l’un des tout premiers territoires d’accueil des investissements étrangers. L’alibi ne tient pas. En réalité, en choisissant de baisser les impôts et de comprimer le secteur public, il s’agit d’offrir des débouchés aux investisseurs privés et d’élargir le champ du secteur marchand.
Il est donc essentiel de reconstruire l’action publique. Et urgent de défendre un système fiscal qui corrige les déséquilibres actuels. Les choix se portent de plus en plus sur les impôts indirects, par nature plus injustes : la taxe sur la valeur ajoutée représente ainsi 47 % des recettes fiscales. Quant à l’impôt sur le revenu (17 % des recettes fiscales), il est attaqué sur tous les fronts : principal impôt progressif de notre système, il est truffé de niches fiscales, et a baissé globalement dans son barème. Tout l’enjeu d’une véritable réforme consiste à réintroduire plus de progressivité et, en contrepartie, à alléger les impôts indirects. En outre, de véritables moyens doivent être donnés à la lutte contre les paradis fiscaux et la fraude (que le Snui évalue entre 45 et 50 milliards d’euros, soit 80 % du déficit budgétaire prévu pour 2003). La mise en place de dispositifs permettant de circonscrire la concurrence fiscale devient également impérative. Autant de pistes qui feraient de la justice fiscale un élément de la justice sociale. D’un côté, un discours dominant qui laisse croire à une confiscation sans retour, de l’autre le moyen donné à une société d’agir solidairement. L’impôt : pourquoi, pour qui, comment ? C’est ce sujet éminemment citoyen que nous devons nous réapproprier.