Tous les journalistes ont noté que le dictateur tchadien, Idriss Déby, instrumentalisait l’affaire de L’Arche de Zoé pour « faire monter les enchères » concernant le déploiement de la force européenne Eufor-Tchad/RCA. Mais aucun n’a jugé utile de revenir sur le bien-fondé de cette initiative. Rédigé par la France, le mandat de l’ONU qui l’autorise reste volontairement très flou. Officiellement, il s’agit d’une mission de police de l’ONU (Minurcat), appuyée par une force militaire européenne (Eufor), qui devrait regrouper environ 4 000 hommes, pour sécuriser les camps de réfugiés et aider au retour de ces derniers. Louables intentions… mais vraisemblablement sans rapport avec les motivations réelles
On se souvient de Bernard Kouchner paradant, en juin dernier, dans le camp de Goz Beida, à l’ouest du Tchad, tandis que l’armée française mettait à disposition quelques hommes pour convoyer des vivres. Une anecdote, rapportée par l’ONG Human Rights Watch [1], est plus révélatrice : en décembre dernier, tous les vols humanitaires ont été suspendus sur l’aéroport d’Abéché, car l’armée française refusait de fournir du carburant au programme alimentaire de l’ONU, tout en en fournissant aux hélicoptères de combat de l’armée tchadienne… Du Biafra au Rwanda, Kouchner est préposé à la dissimulation humanitaire de l’impérialisme français. Mais les militaires français n’ont que faire des réfugiés, ils protègent leur pré carré (Tchad et Centrafrique), et gardent un œil sur les intérêts pétroliers français au Soudan.
Idriss Déby finance, en sous-main, certaines rébellions hostiles à la junte soudanaise, laquelle lui rend la pareille sur son territoire. Sécuriser les populations de la région impliquerait de mettre fin à cet échange de bons procédés, mais l’Eufor n’en a ni le mandat, ni les moyens. Si la France voulait venir en aide aux réfugiés de la région, elle cesserait d’abord de soutenir inconditionnellement ceux qui causent leur perte. Au Tchad, elle persiste à encourager Déby dans une logique de guerre, alors que les organisations de la société civile réclament une conférence nationale élargie à toutes les factions politiques et militaires se disputant la rente pétrolière. En Centrafrique, les militaires français couvrent les crimes de guerre commis systématiquement depuis plusieurs mois contre les populations du Nord, celles qu’on prétend aujourd’hui protéger.
Mais pourquoi faire appel à une force européenne, alors que les militaires français sont déjà largement présents sur place ? Depuis plusieurs années, on s’efforce de nous convaincre qu’une page est tournée en matière d’interventions militaires françaises en Afrique. La nouvelle doctrine affirme que l’armée française doit se débarrasser de l’image de « gendarme de l’Afrique », et elle ne jure plus que par les interventions multilatérales (menées par plusieurs pays) et sous mandat de l’ONU, lieu de « production de légitimité » [2]. Il s’agit moins d’un changement de politique impérialiste – les interventions unilatérales récentes au Tchad et en Centrafrique le prouvent – que d’une tentative pour la poursuivre tout en limitant les accusations de néocolonialisme qui se développent en France comme en Afrique, et qui pourraient la compromettre.
Il y a également un enjeu en termes de construction d’une Europe militaire, pour des interventions en Afrique qui resteraient sous le leadership de la France, soumises à ses intérêts et indépendantes de l’Otan. La France a ainsi été à l’initiative de deux précédentes interventions européennes en Afrique, toutes deux en République démocratique du Congo (RDC) : l’opération Artémis, en 2003, et Eufor-RDC, en 2005. Cette dernière avait pour mandat de sécuriser l’élection présidentielle, et elle avait rallié une forte participation allemande. Le ministre de la Défense allemand de l’époque avait révélé le réel enjeu de l’opération, à savoir les bénéfices que l’industrie allemande pourrait tirer de la stabilisation de l’exploitation minière en RDC. Aujourd’hui, en revanche, les militaires français, qui vont composer la moitié des effectifs de l’Eufor, peinent à trouver des partenaires européens de poids, faute d’intérêts communs, et ils ont donc sollicité des contributions modestes de divers « petits » pays.
Les craintes de s’enfoncer dans un bourbier purement françafricain sont d’autant plus grandes que ni les rebelles, ni le président tchadien ne voient l’opération d’un très bon œil. Le souhait initial du secrétaire général de l’ONU était une force aidant à la résolution de la crise politico-militaire tchadienne, et de ses implications avec le Soudan. Déby, qui ne tient au pouvoir, depuis 1990, que par des élections truquées et grâce aux Mirage français, n’a accepté la force européenne qu’avec la garantie française de rester maître du jeu. Les rebelles y voient une initiative française pour consolider le pouvoir de Déby, et ils ont déjà proféré des menaces. Les réfugiés ne sont malheureusement pas près de rentrer chez eux.
Encart
Troupes françaises hors d’Afrique !
Le Tchad et le Centrafrique sont considérés, par l’état-major, comme la plaque tournante de la présence militaire française en Afrique. Depuis les indépendances, l’armée française y fait et défait les régimes, portant la plupart du temps au pouvoir des militaires qu’elle a formés. Au Tchad, près de 1 000 hommes stationnent en permanence. Il ne s’agit pas officiellement d’une base militaire permanente, mais d’une opération provisoire (Épervier), qui dure depuis 1986. En Centrafrique, la France avait deux bases militaires, à Bouar et à Bangui, qu’elle a fermées en 1998… sans jamais réellement partir. Elle a toujours maintenu des soldats en nombre variable, dans le cadre de différentes opérations. La dernière en date est l’opération à Boali, depuis 2002, qui s’est encore renforcée à l’occasion des interventions militaires françaises à Birao l’année dernière. Elle compte actuellement au moins 250 légionnaires et parachutistes.