La proclamation de la loi martiale sous couvert d’instauration de l’Etat d’urgence doit clairement montrer à tous que les dictateurs ne peuvent tolérer ne serait-ce qu’un semblant d’indépendance de l’institution judiciaire ou de liberté des médias. Le dernier stratagème inventé par le général Musharraf pour rester au pouvoir ne trompe personne. Jusqu’ici, la guerre contre le terrorisme a servi ses intérêts, alors pourquoi changer une recette qui gagne ? Il suffit de faire régner la peur dans les capitales occidentales en agitant le spectre de barbus armés tout en réprimant dans la violence tout mouvement dissident dans le pays, comme vient de le faire la junte birmane. L’ordre constitutionnel provisoire lui a permis de désigner des juges dociles et peu soucieux de morale. Il ne lui reste plus qu’à truquer les élections et à bâillonner les médias. Musharraf veut le retour d’un Parlement fantoche, d’une majorité sous contrôle et d’une opposition apathique, et rester au pouvoir cinq ans de plus. Nous en sommes à la première phase du plan : répression massive de la véritable opposition, des avocats, des défenseurs des droits de l’homme et de la société civile. Musharraf espère que la brutalité policière terrorisera suffisamment la population pour lui permettre d’étouffer toute dissidence, avant de passer à la phase suivante : faire valider sa candidature par des juges qui lui son entièrement dévoués.
Malheureusement pour Musharraf, personne ne croit que les juges constituaient un obstacle dans sa lutte contre le terrorisme. Il détient le pouvoir absolu depuis huit ans et pourtant terrorisme et extrémisme progressent rapidement. Il a fait enlever des Pakistanais qui ont été remis aux autorités américaines sans qu’il leur soit permis de prouver leur innocence devant un tribunal. D’autres ont tout simplement disparu. Nombreux sont ceux qui ont été torturés. Nos concitoyens subissent les bombardements d’hélicoptères et d’avions, et lorsque des femmes et des enfants sont tués, on ose parler de « dommages collatéraux ». Personne à ce jour ne sait précisément combien de Pakistanais (militaires et civils) ont été tués depuis le 11 Septembre. Le plus important, c’est que l’image progressiste dont Musharraf avait besoin pour rendre sa dictature acceptable par l’Occident ne dupe plus personne. La « modération éclairée », la « bonne image » du pays et le « soufisme » sont autant de subterfuges qui se sont effondrés lorsque la nation a vu les policiers rouer de coups de pacifistes avocats, journalistes et défenseurs des droits de l’homme. Si Musharraf parvient à détruire l’indépendance du système judiciaire avec son ordre constitutionnel provisoire, j’ai bien peur que tout parte à vau-l’eau. « Ses » juges l’aideront à juguler les médias et à truquer les élections. Si un gouvernement naît de cette vile alliance, ce sera un désastre pour le Pakistan, qui s’enfoncera encore d’avantage dans le terrorisme.
La politique du général Musharraf lui a aliéné les Pachtounes. Dans les zones tribales, on compte environ un million d’hommes en armes. Est-il logique de s’attirer l’hostilité de tant d’hommes armés pour capturer quelques milliers de combattants d’Al-Qaeda ? D’ailleurs, l’histoire nous rappelle que l’Empire britannique a perdu davantage de soldats dans les zones tribales que sur l’ensemble du sous-continent. En outre, le fondamentalisme gagne du terrain dans le nord du pays sous l’effet de la politique de « modération éclairée » appliquée par Musharraf aux médias. Les réactions sont vives au sein d’une population qui perçoit cette politique comme la porte ouverte à la permissivité, comme cela a été le cas des combattants de la Mosquée rouge. Pendant ce temps, depuis le rattachement des régions de Swat et de Dir au Pakistan en 1974, la grogne ne cesse d’y monter en raison d’un système de gouvernance déplorable. Musharraf étant considéré comme le caniche de Washington, opposé aux valeurs de l’islam, tous ces mouvements fusionnent pour n’en former plus qu’un seul.
Si le président Musharraf devait rester au pouvoir cinq ans de plus, certains pans mécontents de la population perdraient foi dans le processus démocratique et rejoindraient les rangs des extrémistes, ce qui renforcerait la probabilité de voir le Pakistan devenir une autre Algérie, où l’armée se dresse contre son peuple. Le délabrement de la gouvernance du Pakistan est tout aussi désastreux. D’après Transparency International, le gouvernement actuel est le plus corrompu de notre histoire. Ce constat n’est guère surprenant puisque le pouvoir est aux mains d’escrocs, de criminels, voire de terroristes (la Cour suprême du Canada a qualifié le MQM [parti allié de Musharraf] d’organisation terroriste). Les plus grandes manœuvres frauduleuses se sont jouées ces cinq dernières années. Des prêts de 55 milliards de roupies accordés aux riches et aux puissants ont été effacés tandis que l’homme de la rue est écrasé par une inflation sans précédent. Dès lors, il est impératif que tous les secteurs de la société pakistanaise se mobilisent pour l’ex-président de la Cour suprême Iftikhar Chaudhry et exigent son rétablissement, de même que celui d’autres honorables juges. Il ne faut pas accepter le nouvel ordre constitutionnel provisoire, ni les juges qui se sont engagés sous serment à le respecter.
Cela m’amène, enfin, à Benazir Bhutto et à Maulana Fazlur Rehman. Tous les deux ont fortement contribué à renforcer Musharraf car ils ont sapé l’opposition à chaque occasion. En effet, ils se sont chacun servi de l’opposition pour renforcer leur pouvoir de négociation face au gouvernement et ce, dans leur propre intérêt. Plus regrettable encore, aucun n’a demandé la réintégration du président de la Cour suprême Iftikhar Chaudhry. S’ils veulent faire partie d’une véritable opposition, ils doivent tous deux exiger la réintégration d’Iftikhar Chaudhry à la présidence de la Cour suprême et annoncer sur le champ une manifestation de rue. Mais on ne doit pas à nouveau leur laisser la possibilité de saboter le mouvement d’opposition pour leur bénéfice personnel.