De notre correspondant à Washington
Musharraf fait le pari que Washington n’est pas en mesure de lui tirer le tapis sous les pieds. Un avis que partagent plusieurs experts. « Pour les Etats-Unis, le Pakistan demeure un allié essentiel dans la lutte contre le terrorisme, surtout en regard de l’Afghanistan […]. Au final, l’administration Bush va continuer de soutenir Musharraf tant qu’il est au pouvoir », juge Theresita Schaffer, chercheur au Conseil des études internationales et stratégiques (CSIS) de Washington. Pour Frédéric Grare, chercheur à la Fondation Carnegie, « les Etats-Unis ont jusqu’alors toujours eu pour stratégie de tout faire pour garder Musharraf, et je ne crois pas que la visite de Negroponte ait changé la donne. »
Rodomontades. Insinuations, menaces voilées, fuites à la presse, gestes équivoques : Washington n’a pourtant pas ménagé les rodomontades pour tenter de dompter le général-président. « Je ne vois pas comment il peut encore avoir un avenir politique », déclarait, ce week-end, l’ancienne ambassadrice des Etats-Unis au Pakistan, Wendy Chamberlain. Interrogés par le New York Times, plusieurs officiels de l’administration américaine, se sont déclaré, sous couvert d’anonymat, « convaincus que les jours de Musharraf au pouvoir sont comptés, et qu’il importe de s’intéresser à d’autres généraux pakistanais ». De fait, lors de son séjour, John Negroponte a pris la peine de rencontrer le général Ashfaq Kiyani, chef d’état-major adjoint de l’armée – l’homme qui est destiné à remplacer Musharraf s’il quitte un jour l’uniforme… ou s’il lui arrive malheur. « Je ne sais pas si Musharraf est vraiment content de noter que les dirigeants américains veulent entretenir des contacts personnels avec d’autres personnalités de l’état-major », ironise Theresita Schaffer, du CSIS.
Négociations. Le général Kiyani plaît aux Etats-Unis. Il a été formé à Fort Leavenworth, au Kansas, dans les années 80, avant de conseiller Benazir Bhutto, sur les questions militaires, lorsqu’elle était Premier ministre. Cet été, alors qu’il dirigeait les puissants services secrets (ISI), il a servi d’intermédiaire dans les négociations entre Bhutto et Musharraf, sur un éventuel partage du pouvoir. Cet arrangement, téléguidé en coulisses par les Etats-Unis, a permis le retour d’exil de Bhutto. Mais il a capoté avec la proclamation de l’état d’urgence. « L’idée de Washington était aussi de souder Musharraf au clan progressiste, afin de réduire sa dépendance à l’égard des partis religieux », commente Schaffer.
Désormais à bout d’arguments pour justifier son soutien à la dictature pakistanaise, l’administration américaine invoque l’impératif sécuritaire, brandissant le risque de voir l’arme nucléaire pakistanaise tomber entre les mains d’extrémistes. Ce week-end, la Maison Blanche a donné son feu vert au New York Times pour publier un article, en partie rédigé trois ans auparavant, sur un sujet qu’elle ne souhaitait pas voir rendu public jusqu’ici, concernant l’aide secrète fournie à l’armée pakistanaise pour améliorer ses procédures de sécurité nucléaires. Des officiels révèlent que l’Amérique a consacré 100 millions de dollars à cette entreprise – tout en soulignant ignorer, malgré tout, les sites où sont entreposées les bombes. « Depuis le début de la crise, il n’y a pas de risque accru que la bombe tombe entre de mauvaises mains, insiste Frédéric Grare, de la Fondation Carnegie. Cet argument est utilisé par la Maison Blanche pour absoudre son soutien à une dictature. » Musharraf, pour sa part, agite aussi ce danger pour monnayer sa capacité de nuisance. « Il dit à Washington depuis des années : “c’est moi ou les barbus !”, résume Theresita Schaffer. Et ça n’a pas changé. »