La tenue des Jeux olympiques en Chine symbolise la réinsertion de ce pays dans le capitalisme mondial. Cette évolution a un impact direct sur les populations du monde entier : non seulement un habitant de la planète sur cinq est chinois, mais la Chine est devenue la troisième puissance économique, détenant le tiers des réserves mondiales en dollars. Par ailleurs, l’ampleur des délocalisations sert d’argument quotidien pour remettre en cause, un peu partout, les conditions d’existence de millions de salariés. Pour mesurer l’importance des transformations en cours dans ce pays, il faut repartir de l’état de la société chinoise d’il y a une trentaine d’années.
Avant les réformes…
À cette époque, la classe ouvrière est « la mieux traitée parmi les classes dominées ». « S’étant vu accorder le titre de classe dirigeante » [1], elle se positionne immédiatement après les cadres, en termes de prestige comme de conditions d’existence. Les ouvriers et les employés échappent aux contraintes habituelles de l’exploitation capitaliste. Quasi-fonctionnaires, ils sont affectés à une unité de production. Leur revenu n’est pas déterminé par leur performance, mais par leur fonction et leur grade. L’absentéisme est toléré, les heures de travail limitées, les cadences extrêmement faibles. Les quantités planifiées étant généralement réalisées rapidement, une partie de l’année est payée à ne rien faire. Lors des campagnes politiques, toute activité laborieuse disparaît au profit des réunions politiques.
Les avantages sociaux délivrés par l’unité de production (danwei) compensent, pour une part, la faiblesse des salaires. Vivant largement en autarcie, le danwei est une sorte de « village urbain », qui procure logement, soins de santé gratuits, retraite sans cotisation préalable, éducation des enfants, loisirs, etc. « Néanmoins, il n’y a, sous ce régime de parti unique, ni démocratie politique, ni droits institutionnels de révoquer les dirigeants du parti. Si le responsable du parti n’a pas le droit de licencier des salariés pour raison économique, les travailleurs, de leur côté, sont attachés à l’unité de production, sans avoir le droit de changer de travail ou d’employeur, ou de révoquer les responsables du parti de leur danwei. Les travailleurs se voient refuser le droit fondamental de s’auto-organiser. La seule confédération autorisée étant l’ACFTU, les travailleurs sont obligés d’y adhérer, mais ils n’ont pas le droit d’en révoquer les responsables. Et, cerise sur le gâteau, un dossier est constitué pour chaque salarié, où sont enregistrés tous ses propos pendant les réunions, ou tout ce qu’il a pu faire. Ces dossiers sont conservés par le secrétaire du parti du danwei, et constituent la référence principale pour toute sanction ou promotion. Le résultat combiné de tous ces contrôles politiques et sociaux est la sévère atomisation et la profonde apathie politique de la classe ouvrière. » [2]
La situation matérielle de la paysannerie, c’est-à-dire la grande majorité de la population, est très différente. L’État fait reposer sur ses épaules l’essentiel du poids de l’industrialisation. Le regroupement des paysans dans des exploitations collectives à partir de 1958 est une véritable catastrophe. Il en résulte, entre 1958 et 1961, une famine causant une trentaine de millions de morts. La paysannerie chinoise en ressort durablement marquée par une productivité très faible et un niveau de vie considérablement inférieur à celui des citadins. Par ailleurs, les paysans subissent une véritable discrimination sociale et légale. Le nouveau régime a repris à son compte la tradition deux fois millénaire de l’affectation de tout citoyen à un lieu de résidence obligatoire (hukou). Pour cette raison, les paysans n’ont pas le droit de travailler en ville ou d’y résider.
Et aujourd’hui
Dans la société chinoise actuelle, une bourgeoisie est en constitution, grâce au contrôle de l’appareil d’État par le parti. L’accumulation de capitaux privés provient en grande partie du pillage des actifs publics lors des privatisations, de détournements de fonds, de la corruption et du racket fiscal auquel sont soumis les paysans. Un grand nombre de cadres politiques se sont reconvertis dans le business. Réciproquement, des entrepreneurs privés sont cooptés dans le parti, où on leur demande de prendre des responsabilités. Même si les dirigeants des grandes entreprises privatisées ne sont plus payés par l’État, ils sont toujours désignés par le gouvernement local ou, pour les entreprises les plus importantes, par le gouvernement central. On trouve donc souvent parmi eux des parents de hauts responsables politiques. Un renouvellement partiel du personnel dirigeant s’opère simultanément, grâce à l’arrivée d’une génération de jeunes diplômés, qui prend pied dans les administrations et les entreprises. La domination de ces privilégiés repose fondamentalement sur le monopole absolu du pouvoir par le Parti communiste (PC). Tenter de constituer une organisation indépendante, qu’elle soit politique, syndicale ou associative, est le moyen le plus rapide de se retrouver en prison.
La « classe moyenne », qui s’est considérablement renforcée à la faveur du développement économique, représenterait environ 15 % de la population active. On y trouve les meilleurs soutiens du régime. Elle regroupe une partie de l’intelligentsia et la partie la plus qualifiée du salariat. On peut y ajouter une partie des fonctionnaires d’État travaillant dans les administrations, le parti, les syndicats et les autres organismes officiels.
Les salariés de ce qu’il reste du secteur public représenteraient aujourd’hui moins de 20 % de la population active. Depuis 1993, autour de 40 % des emplois ont été supprimés dans ce secteur. Une partie des anciens salariés a été mise à la retraite : 45 ans pour les femmes et 50 ans pour les hommes. D’autres ont été déclarés sans affectation dans un premier temps, et ils ont continué à percevoir une partie de leur salaire. Ils ont ensuite été licenciés et ont alors perdu cette rémunération, ainsi que les prestations que leur procurait leur ancienne unité de travail : logement, soins de santé, éducation des enfants, retraite, etc. Ceux que le régime présentait autrefois volontiers comme « la classe dirigeante » sont devenus des parias, survivant grâce aux petits boulots et, très récemment, d’une sorte de RMI.
Depuis une quinzaine d’années, une nouvelle classe ouvrière a vu le jour, qui constituerait maintenant environ 15 % de la population active. Ce sont des paysans ayant fui illégalement leurs villages. Comme la plupart des Chinois, ils ou elles n’ont normalement pas le droit de travailler et de résider en dehors de leur lieu d’origine. Ces « sans-papiers » constituent, pour cette raison, une véritable aubaine pour les capitalistes chinois et étrangers. N’ayant pas le statut de résident, ils n’ont normalement pas droit au système de santé, de retraite, de logement. Ce n’est que depuis 2001 que leurs enfants commencent à pouvoir être scolarisés, et que l’obtention de permis de résidence a été assouplie. Une partie travaille dans des petites entreprises installées en milieu rural, ainsi que dans les secteurs dangereux et insalubres comme le bâtiment, les travaux publics ou les mines. On les trouve également dans l’hôtellerie, la restauration, le gardiennage, le commerce ou le traitement des déchets. Une autre partie peuple les entreprises côtières tournées vers l’exportation. Il s’agit majoritairement de jeunes femmes et, parfois, d’enfants de moins de 16 ans. Ils peuvent travailler jusqu’à quinze heures par jour, sept jours sur sept. Recevant des salaires dérisoires, ils n’ont en général pas d’autre solution que d’habiter dans les dortoirs de l’entreprise, placés sous la surveillance de vigiles. Ils doivent souvent subir des coups et des menaces, et le droit de cuissage est monnaie courante. Les accidents du travail et les maladies professionnelles sont fréquents. Quant aux salaires, ils sont souvent payés avec retard.
Cet afflux permanent de migrant s’explique par la misère des paysans, qui représentent environ la moitié de la population. Au lancement des « réformes », au début des années 1980, la situation de la paysannerie s’était pourtant considérablement améliorée, suite au retour à l’exploitation familiale de la terre. Mais, rapidement, les paysans ont été victimes d’un véritable racket fiscal. Leur situation s’est alors sensiblement dégradée, leurs revenus sont aujourd’hui entre trois et six fois plus faibles que ceux des citadins. La campagne chinoise est, pour cette raison, le théâtre de nombreux mouvements de résistance : manifestations, pétitions, actions légales, etc. Les heurts violents avec la police et les forces paramilitaires sont plus répandus que dans les zones urbaines, et la répression plus marquée.
Des mobilisations difficiles
Dans les années 1990, d’importantes luttes ont eu lieu contre la privatisation des entreprises étatiques [3] avec manifestations, blocages de routes et de voies ferrées, affrontements avec la police, et, parfois même, des occupations d’usines avec remise en route de la production. En 2002, la lutte des salariés des champs pétrolifères a constitué le mouvement contre les suppressions d’emplois le plus important que la Chine ait connu. Une manifestation a regroupé, par exemple, plus de 50 000 participants. L’échec du conflit a été vécu comme une défaite majeure. Mais une nouvelle phase de lutte semble se dessiner. À la suite de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), une nouvelle vague de suppressions d’emplois concerne maintenant des secteurs jusque-là épargnés, comme les chemins de fer, les transports aériens et les banques. Par exemple, depuis sept ans, la Banque commerciale et industrielle de Chine a licencié 110 000 de ses 400 000 salariés.
Concernant les salariés migrants, il y a encore peu de temps, la répression patronale et étatique parvenait, en général, à les empêcher de lutter. Aujourd’hui, c’est précisément l’importance de ces mesures répressives et la surexploitation qui conduisent à des grèves souvent violentes et parfois victorieuses. La plupart de ces luttes explosent entreprise par entreprise, sans avoir été préparées. Une fois la grève passée, aucune forme d’organisation ne subsiste, soit à cause de la répression, soit à cause de la fragmentation des salariés, soit par un mélange des deux. La solidarité internationale avec les salariés de ces entreprises est plus indispensable que jamais, à commencer avec ceux qui travaillent directement ou indirectement pour les principales multinationales de la planète.
Alain Baron
* À lire : Cai Chongguo, Chine : l’envers de la puissance, Éditions Mango, « En clair », 2005, 9 euros ; Jean-Louis Rocca, « Quand la Chine redécouvre la question sociale », in Le Monde diplomatique, mai 2007 ; Jean-Louis Rocca, La Condition chinoise, la mise au travail capitaliste à l’âge des réformes (1978-2004), Éditions Karthala, 2006, 25 euros ; très nombreux documents sur le site d’Europe solidaire sans frontières (www.europe-solidaire.org).
Sarkozy, VRP en Chine
Largement devancée en Europe par l’Allemagne, la France est loin d’être un partenaire économique privilégié pour la Chine. Le voyage présidentiel de Sarkozy aura permis la signature, le 26 novembre, de contrats pour un montant de 20 milliards d’euros. Un succès modeste, mais important pour les entreprises les plus concernées : Airbus, qui doit redorer son blason international, a empoché une commande de 160 avions (12 milliards d’euros), et Areva a vendu deux centrales nucléaires EPR (8 milliards d’euros).
Areva, bien que numéro un mondial pour ce secteur, n’arrivait pas à prendre pied sur le marché chinois. C’est donc chose faite. Et cela rappelle à qui l’aurait oublié, sous les feux du Grenelle de l’environnement, que la France est le pays qui pousse le plus activement à la nucléarisation générale du monde.
L’absence, dans la délégation française, de Rama Yade a été fort remarquée : il ne fallait pas répéter l’impair tunisien, quand la secrétaire d’État aux droits de l’Homme n’avait pas été autorisée à rencontrer les associations en lutte pour la démocratie.
Avec les propos de Sarkozy, sur l’indivisibilité chinoise, la France s’affirme contre l’indépendance de Taïwan et elle considère que le Tibet « fait partie de la Chine ». Foin, dans ce dernier cas, du droit à l’autodétermination, cette liberté fondamentale ! Il ne saurait troubler les relations entre « ancienne » (la France) et « nouvelle » (la Chine, selon le propos présidentiel) puissances. Ni remettre en question l’implantation sur un marché d’avenir des multinationales tricolores.
Rouge
Dans les archives : CHINE : Rouge n° 2160, 25/05/2006
Barrage mégalomane
La construction du barrage des Trois-Gorges s’est officiellement achevée le 20 mai 2006. Il s’agit du plus grand complexe hydroélectrique jamais construit dans le monde. Décidé en 1989, après la sanglante répression contre le mouvement pour la démocratie, ce barrage, dont le réservoir est long de 660 kilomètres (une distance comparable à celle qui sépare Bordeaux de Paris), exige le déplacement de près de deux millions de personnes. Ces déplacements de populations se font le plus souvent à coup de bulldozers et d’interventions musclées des forces de répression.
Les conséquences écologiques de la construction d’un tel barrage ne sont absolument pas maîtrisées et les risques d’accident considérables. Dans un livre publié en 1987, et qui depuis a été interdit, huit experts estimaient qu’en cas d’accident, « l’eau descendrait en cascade directement sur les villes de Wuhan et de Changsha. L’ampleur de la catastrophe et le nombre de morts défieraient l’imagination ». Et Shanghai elle-même, la ville la plus peuplée de Chine, pourrait être menacée.
Enfin, comme le fait remarquer Sébastien Godinot, des Amis de la terre : « La France a des responsabilités dans le projet. Alstom est fournisseur de plusieurs grandes turbines et BNP-Paribas a fait un prêt de 100 millions de dollars, avec une garantie de la Coface, l’agence française d’assurance-crédit à l’exportation pour le compte de l’État. » Le discours sur la défense des droits démocratiques, une fois encore, s’efface devant les intérêts financiers des multinationales.
Rouge