• Pouvez-vous retracer la genèse de la Cité de l’immigration ?
Gérard Noiriel – À Longwy, à la fin des années 1970, les grandes luttes ouvrières de la sidérurgie ont entraîné la création d’une association pour préserver le patrimoine industriel, ainsi que celui de l’immigration. Pour moi, cela a été une découverte de l’importance des luttes symboliques. Il y avait, à cette époque, un déficit notable de la mémoire immigrée dans la gestion traditionnelle du passé en France. Pour y remédier, j’ai participé à la création d’une association pour un musée de l’immigration, afin qu’un lieu soit voué à cette mémoire. La gauche a beaucoup tergiversé. La question a ressurgi, un peu avant 2002, sous Jospin. Mais c’est paradoxalement la droite qui a donné l’impulsion décisive, Jacques Toubon étant chargé de la réalisation du projet. Nous avons décidé de continuer, en refusant toute compromission et en restant fidèles au projet initial. Ce qui me paraissait essentiel, c’était l’idée de changer le regard sur l’immigration. Avec plusieurs collègues, nous avons participé au conseil scientifique de la Cité de l’immigration, sans accepter aucune pression politique. Notre liberté a été préservée, comme en novembre 2005, quand nous avons contesté, dans un texte collectif publié dans Le Monde, l’usage du terme « racaille » par Sarkozy. Nous avons profité des dissensions internes à la droite pour tenter, avec ce projet, de faire connaître largement les résultats de la recherche sur l’immigration. La campagne présidentielle de 2007 a marqué un tournant. Le discours de campagne de Sarkozy a clairement joué sur l’immigration et l’identité nationale pour récupérer les voix de Le Pen. La création d’un ministère associant officiellement ces deux termes a conduit huit d’entre nous à démissionner en guise de protestation. Nous ne pouvions plus assumer des responsabilités officielles dans ce contexte.
• Le gouvernement a pourtant refusé d’inaugurer officiellement la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) ?
G. Noiriel – Nous ne sommes pas dupes, il a deux fers au feu : l’un, prétendument humaniste, et l’autre répressif. Notre action les a empêchés d’utiliser la Cité de l’immigration pour célébrer l’identité nationale. Le gouvernement n’a pas pu utiliser l’inauguration de la CNHI pour tenir le discours qu’il affectionne, opposant immigrés du passé et actuels, bons immigrés intégrés et islamistes polygames. Cependant, il faut se préparer, tôt ou tard, à une inauguration officielle, qui tentera de mettre ces thèmes en avant, et nous devons être prêts à réagir avec les associations. La Cité elle-même est plutôt une réussite, la dimension des travailleurs immigrés est bien mise en évidence. Je regrette cependant que la question du racisme n’ait pas fait l’objet d’un traitement spécifique. Cela dit, je perçois la Cité, avant tout, comme un lieu d’éducation populaire, en lien avec les associations, comme un tremplin pour des projets grand public, sérieux d’un point de vue scientifique. J’attache désormais une importance particulière à l’association du spectacle vivant et de l’histoire. Je travaille sur le massacre d’immigrés italiens à Aigues-Mortes, à la fin du xixe siècle, histoire révélatrice de la manière dont le capitalisme, à travers la Compagnie des salins du Midi, a exacerbé la violence entre travailleurs français et immigrés, jusqu’à une issue tragique. Il s’agit de travailler en amont du politique, dans la constitution des représentations.
C’est également le sens du combat du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Notre association a un site (http://cvuh.free.fr/) sur lequel circulent de nombreux textes. Au départ, nous avons fondé l’association dans le but de lutter contre la loi du 23 février 2005, prônant l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation. Le combat s’est très vite élargi, car les enjeux de mémoire sont omniprésents. Nous ne voulons pas jouer les experts délivrant une vérité historique, mais utiliser notre savoir historique pour critiquer ceux qui se servent de l’histoire afin de justifier leur pouvoir, notamment les intellectuels de gouvernement qui tentent de discréditer les mouvements sociaux. Nous ne souhaitons donc pas régenter la mémoire, mais diffuser des outils critiques. Nous avons notamment produit des argumentaires traitant la récupération de Guy Môquet par Sarkozy.
• Pourquoi avez-vous choisi d’intituler votre dernier ouvrage Racisme, la responsabilité des élites ?
G. Noiriel – Aujourd’hui, l’antiracisme tourne en rond. Nous utilisons toujours des catégories du passé, alors que le contexte est nouveau : une loi pénalise les propos racistes, mais rien n’est fait contre les reportages des médias qui stigmatisent les jeunes des banlieues. Avant, la lutte contre le racisme était une lutte contre les dominants. Aujourd’hui, elle semble dirigée principalement contre les milieux populaires, et les élites se dédouanent de leur propre racisme, en criminalisant celui des pauvres. Il faut reprendre cette question du racisme ordinaire : Sarkozy a su retourner la stigmatisation et les logiques identitaires en parlant de la fierté d’être français, en s’opposant à la repentance. Nous ne devons pas nous enfermer dans des pétitions sur les statistiques ethniques, mais traiter des problèmes de fond. Il faut pointer les logiques sociales de l’immigration, sinon on ne comprend rien et on détache ce phénomène de tout ancrage social.
En même temps, le discours rationnel des militants se heurte à l’irrationalité des pratiques de stigmatisation. Quand on s’adresse à l’opinion, il faut tenter d’élaborer des récits, pour fournir une familiarité avec des personnages, une solidarité, comme dans l’après-68 avec les travailleurs immigrés. À la présidentielle, deux tiers des ouvriers ont voté à droite. C’est inacceptable, mais la gauche a laissé le débat politique porter sur la question nationale, au lieu d’insister sur la question sociale. Pourtant, les effets du débat sur la TVA sociale sont la preuve que la droite est fragilisée quand on privilégie le social ! C’est aussi un moyen de solidariser des gens d’origines différentes, qui partagent une même situation sociale.