Le 29 mars 2006, quelque 40 000 Paraguayens sont sortis dans les rues d’Asunción, la capitale, avec un objectif précis : enterrer les rêves de réélection du président Nicanor Duarte Frutos, qui cherchait à obtenir un deuxième mandat grâce à une modification de la Constitution. La période de transition qui suivit le renversement, en 1989, du dictateur Alfredo Stroessner — remplacé par son compère, le général Andrés Rodriguez — n’a pas réussi à instaurer les principes républicains dans un État capturé depuis 60 ans par le parti Colorado moyennant une active « politique de prébendes de masses » [1]. Mais la société paraguayenne est en train de se mettre lentement en mouvement et essaie de se débarrasser de la culture politique, modelée sur 35 ans de dictature. Clientélisme, corruption massive, peur du débat idéologique et opportunisme constituent l’héritage le plus visible laissé par Stroessner, fils d’un homme d’affaires allemand raté, qui s’empara du pouvoir par un coup d’État en 1954 et qui gouverna durant plus de trois décennies dans une fiction de démocratie, avec un Parlement et des élections contrôlés.
Avec l’érosion du système des partis, il n’est pas fortuit que la figure centrale de cet acte contre la réélection, réalisé sous la consigne « jamais plus la dictature », soit un religieux originaire de San Pedro, une région peuplée par les paysans les plus combatifs du Paraguay. Ce jour-là, Fernando Lugo commença à mûrir une décision qui, quelques mois plus tard, allait non seulement changer sa vie, mais également changer la carte politique du pays. En décembre 2006, au vu des 100 000 signatures qui demandaient qu’il devienne candidat présidentiel en 2008, l’évêque des pauvres rangea sa soutane et commença à revêtir le costume politique. « Seul Lugo pourra vaincre le parti Colorado », résuma un éditorial du quotidien ABC Color, le plus influent du Paraguay… Au cas où, le candidat émergeant a commencé à porter un gilet pare-balles.
Une transition incomplète
Selon le journaliste Roberto Paredes [2], « Une fois la dictature tombée, on espérait des avancées et des solutions dans tous les domaines, mais le chemin parcouru a au contraire vu peu d’avancées et beaucoup de reculs, aux vieux problèmes se sont ajoutés d’autres ». Avec la transition démocratique, le tripode stroniste (du nom de Stroessner ; ce tripode était formé du gouvernement, des forces armées et du parti Colorado) a été démantelé. Le parti de l’ex- dictateur plongea dans un important conflit interne, entre, d’une part, les secteurs pro- patronaux, alliés aux militaires et ayant de moins en moins de pouvoir, et, d’autre part, les représentants de la puissante bureaucratie étatique qui, avec les mouvements sociaux, a empêché le développement du programme de privatisations. C’est pourquoi les principales entreprises de services publics continuent à appartenir à l’État.
L’assassinat du vice-président José Maria Argaña, en mars 1999, a été l’une des expressions les plus dramatiques de cette lutte pour l’héritage de l’appareil d’État après la dictature. Un protagoniste central dans cette guerre interne au parti Colorado est l’ex-homme fort de l’armée après la chute de Stroessner, le général Lino Oviedo, qui, selon ses collaborateurs, « fit trembler » le dictateur durant le coup d’État de 1989, lorsqu’il pointa son fusil sur Stroessner et enleva le cran de sécurité d’une grenade à main pour l’obliger à se rendre. Après son exil en Argentine — où il bénéficia de la protection de Carlos Menem — et un séjour au Brésil, Oviedo retourna volontairement au Paraguay, où il fut arrêté et condamné par un tribunal militaire à une peine controversée de dix ans pour une soi-disant tentative de coup d’État en 1996. En outre, il est accusé d’être l’auteur idéologique de l’assassinat d’Argaña [3] et de la répression qui s’en est suivie et a abouti à la mort de sept jeunes durant les journées connues sous le nom de « mars paraguayen ». Ses partisans disent que le général, de tendance populiste autoritaire, est un « prisonnier politique » et « qu’ils » « le maintiennent en détention parce qu’il est la figure la plus populaire du pays ». Dans les prochains jours, le Parlement se prépare à discuter son amnistie, ce qui pourrait modifier et rendre plus confus le scénario politique, puisqu’il aspire à être l’un des présidentiables et serait, dans ce cas, en concurrence avec Lugo pour le même espace politique. Certains parlent même d’une alliance avec le parti Colorado.
En tout cas, pour la première fois, les Colorados admettent publiquement la possibilité d’une défaite et agitent toutes sortes de fantasmes. Le plus audacieux a été Duarte Frutos, qui a prévenu, en juin de cette année, que « si l’opposition arrive au pouvoir en 2008, commencera la plus terrifiantes des chasses aux sorcières de l’histoire paraguayenne… Nous, les Colorados, serons persécutés comme les Juifs à l’époque de Hitler ». Pour parer à une telle éventualité, la dernière convention de ce parti, réunie en avril de cette année, a montré la capacité de l’ex-parti de Stroessner à « se réinventer » et à rester au pouvoir. En effet, après avoir promu un anticommunisme à toute épreuve durant plus d’un demi-siècle, ce parti-État se définit maintenant lui-même par l’étiquette opportune de « socialiste humaniste ». En même temps, dans le cadre d’un accord énergétique avec Caracas, Duarte Frutos a accordé un soutien enthousiaste à la Banque du Sud [4] et à la « volonté intégrationniste du président Chávez ». A l’intérieur du parti Colorado, la bataille pour la candidature se jouera entre la « socialiste » Blanca Ovelar, actuelle ministre de l’Éducation de Duarte Frutos, et le vice-président Luis Castiglioni, proche des États-Unis et du stronisme.
Ce mélange de pragmatisme idéologique et de contrôle de fer sur l’appareil d’État explique l’optimisme modéré qui règne chez ceux qui rêvent de la fin du long règne du parti fondé en 1887 par le général Bernardino Caballero. « Les gens veulent un changement, 60 ans de parti Colorado, c’est trop, n’est-ce pas ? Mais cela ne va pas être facile, car ils contrôlent l’État et les gens sont habitués au clientélisme », affirme, du maté tereré [5] à la main et dans un espagnol mâtiné de guarani, Veronique Invernizi, dirigeante paysanne et conseillère communale de Cariibary (Département de San Pedro, à 250 kilomètres d’Asunción).
Gros dilemme
Une des faiblesses de Lugo est le manque de structure, à laquelle certains ajoutent son ambiguïté idéologique. L’ex évêque a déclaré : « Je ne crois ni en l’étatisme ni en la dérégulation totale », « Mbytetépe, poncho yuruicha » (« Je suis au centre, comme l’ouverture du poncho », en guarani), ou « Dans le nouveau Paraguay qu’il faut bâtir, tous ont quelque chose à apporter, y compris les oviédistes et même les stronistes ». Même si ces déclarations paraissent du bon sens, ces définitions laissent ouverte une gamme trop large de programmes de gouvernement et, surtout, de pactes politiques.
L’ex-religieux affronte un gros dilemme : s’il part dans la course avec la Concertación Nacional d’opposition, formée par les partis Libéral Radical Authentique, Patria Querida et l’Union Nationale de Colorados Éthiques (UNACE) de Lino Oviedo, il peut gagner la présidence, mais risque de devenir otage de la « vieille politique ». La formule est presque au point : Lugo suivi par un libéral. S’il se présente seul, avec l’appui de son parti Tekojoja (« Égalité », de tendance social-démocrate) et de quelques mouvements sociaux regroupés dans le Bloc Social et Populaire (Bloque Social y Popular), il ne court pas ce danger, mais il lui sera quasi impossible de l’emporter. « C’est le grand dilemme et nous en sommes conscients. Je pense que les forces populaires, paysannes, n’ont pas d’expérience électorale et il est vrai que le Parti libéral est le seul dans l’opposition qui soit présent aux 10 000 tables de vote. Il faut s’en assurer car, en démocratie, on gagne le jour des élections », admet l’ex- monseigneur, d’un ton pastoral, depuis son bureau de campagne, à Asunción [6]. Mais il nuance : « Je constate une bonne ambiance de débat et un bon niveau de confiance parmi les partis de l’opposition, cela peut permettre de gagner et, en même temps, garantir un projet politique, un plan de gouvernabilité et des programmes qui répondront aux cris des plus nécessiteux ». Parmi ces cris, l’ex-pasteur de la Congrégation du Verbe divin, qui a parcouru le pays dans le cadre du ñemongueta guasu (grand dialogue avec le peuple), identifie la consolidation d’une justice indépendante, pour mettre un terme à la corruption institutionnalisée — quelque chose de révolutionnaire au Paraguay — et une réforme agraire qui mette fin à la « scandaleuse concentration de la terre » [7]. « Lugo se repose exclusivement sur son charisme… Je pense qu’il peut se produire ici ce qui s’est passé au Mexique avec (Andrés Manuel) Lopez Obrador », commente un journaliste travaillant dans un organisme international et qui suit de près les chemins scabreux de la politique paraguayenne. Il se souvient du triomphe du parti Colorado lors des élections municipales de fin 2006 et fait remarquer que, malgré la crise dans laquelle se trouve ce parti, son appareil électoral continue à jouir d’une bonne santé. « Nous savons que Lugo n’est pas — et ne sera pas — de gauche. A San Pedro, il essayait de concilier des intérêts de classe opposés. Mais nous pensons que le problème principal est de déloger le parti Colorado, pendant que nous avançons dans la reconstruction du mouvement populaire », explique Ernesto Benitez, dirigeant du Mouvement paysan paraguayen (Movimiento Campesino Paraguayo) et de la Convergence populaire socialiste (Convergencia Popular Socialista).
La dernière carte du gouvernement pour mettre un frein à Lugo, neveu d’un leader colorado dissident mort en exil en Argentine, est de contester sa candidature avec l’argument que les ecclésiastiques ne peuvent pas être candidats, puisque le Vatican lui a rappelé — lorsqu’il a reçu sa lettre de démission — que le sacrement sacerdotal est pour la vie. Si elle prospérait, cette lecture introduirait une dangereuse confusion entre le droit public et le droit canonique. « Il s’agit d’un problème politique, et cela se règle dans la rue », a rétorqué l’opposant depuis Buenos Aires, où il a été reçu par le président Nestor Kirchner sur la demande de la dirigeante des Mères de la place de Mai, Hebe de Bonafini.
« Invasion brésilienne »
Actuellement, le Paraguay n’exploite pas massivement le tannin — quebracho colorado [8] — qui a mis en esclavage des milliers de paysans dans les exploitations et l’activité économique n’est plus centrée sur la production forestière ou de yerba maté. Même si ces produits ont été partiellement remplacés, la logique d’enclave est de retour, de manière tout aussi — sinon plus — perverse, avec une nouvelle culture phare : le soja. Sa production — équivalant à 10 % du Produit intérieur brut (PIB) et à 40 % des exportations paraguayennes — est indissociable de ce que les paysans, voire certains curés, appellent « l’invasion brésilienne ». Selon une estimation du chercheur Sylvain Souchaud, le nombre de Brésiliens et de leurs descendants — appelés familièrement « brasiguayos » — au Paraguay se monte à un demi million [9] et transforme en une fiction la souveraineté paraguayenne dans de vastes zones de ses frontières, transformées, de fait, en territoires contrôlés par les colons étrangers.
La première vague de pénétration capitaliste dans l’agriculture paysanne a eu lieu dans les années 1970, avec l’expansion de « pionniers » en provenance des États du sud du Brésil, avec l’approbation de Stroessner. Dans sa subordination au Planalto (palais présidentiel brésilien), le dictateur leur attribuait un rôle modernisateur dans l’agriculture paraguayenne. Une deuxième vague — plus dévastatrice, selon les paysans — a eu lieu au début du XXIe siècle, avec le soja génétiquement modifié. Sans terres publiques disponibles, la frontière du soja a progressé aux dépens des terres paysannes et indigènes, des terres d’élevage et de ce qui reste de forêts. Entre 1995 et 2006, la superficie de la culture de soja a presque quadruplé, passant de 735 000 à 2 400 000 hectares, ce qui équivaut à presque 25 % de la superficie cultivable. Avec la dérogation, dans les années 1960, de la « bande de sécurité » qui empêchait les étrangers d’acheter des terres à la frontière, l’expansion du soja au Paraguay s’est faite de manière exponentielle grâce au puissant complexe du soja brésilien, deuxième producteur mondial après les États-Unis. C’est de ce géant voisin — accusé quotidiennement de « sous-impérialisme » par des médias comme ABC Color — que proviennent les capitaux, la technologie et les producteurs, qui profitent des avantages comparatifs du Paraguay, tels que la fertilité et les prix plus bas du sol [10]. Il est courant d’entendre que, dans les régions frontalières, ce sont les lois et les coutumes brésiliennes qui prédominent, dans le cadre de la doctrine expansionniste des « frontières vivantes » élaborée dans les années 1950 par le théoricien brésilien de la sécurité nationale Golbery do Couto e Silva.
Il s’agit d’un modèle d’économie d’enclave agroexportatrice, avec une forte tendance à l’expulsion de la main-d’œuvre rurale — puisqu’il s’agit de productions intensives en capital — et à la concentration de la terre. En effet 77 % de la terre est entre les mains de 1,2 % des exploitations. Luis Aguayo, dirigeant de la Mesa Coordinadora Nacional de Organizaciones Campesinas (MCNOC, Table de coordination nationale d’organisations paysannes) résume ainsi la situation : « Cette agriculture sans paysans est en train de générer une nouvelle vague de luttes. Au Paraguay, le pouvoir réel est entre les mains de ceux qui ont la propriété de la terre. L’histoire du Paraguay est l’histoire de la concentration de la terre et du dépouillement des paysans. La première étape s’est faite après la guerre de la Triple Alliance [11], lorsque des terres ont été remises à des entreprises étrangères ; une autre étape a eu lieu pendant la dictature de Stroessner, qui a offert des terres à des généraux, à des politiciens et même à des maîtresses. Et maintenant nous luttons contre l’expansion indiscriminée du soja transgénique, et nous surveillons la question des agrocombustibles ». Aguayo se définit comme un héritier des célèbres Ligues agraires des années 1970, qui ont été désarticulées par les forces armées et il pense que la dictature du Dr Francia (1816-1840) et le « développementisme » de Carlos Antonio Lopez (1844-1862) ont été les seuls moments d’autonomie du Paraguay, qui ont pris fin avec la guerre contre le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay [12].
La préoccupation des paysans semble justifiée. Il y a quelques semaines — pour la première fois au cours de sa présidence —, le président brésilien Inácio Lula da Silva a atterri à Asunción pour rallier Duarte Frutos au front des biocombustibles promus par Brasilia. Frutos a dit aux « chefs d’entreprise amis du Brésil » que « le Paraguay possède des conditions optimales pour l’investissement dans le domaine de la production d’éthanol et de biodiesel ; nous avons des terres, de la main-d’œuvre intéressante, de grands espaces pour l’exploration, pour l’imagination et pour le talent des chefs d’entreprise… Nous avons probablement des impôts plus attractifs pour l’installation de capital dans notre pays ». Avant d’ajouter : « Je veux vous dire que si le Brésil, au XXIe siècle, peut devenir les Émirats arabes du biocombustible, pourquoi le Paraguay ne pourrait-il pas devenir le Koweït ? »
Selon le sociologue Tomas Palau, directeur du centre Base des Investigationes Sociales, « il serait possible d’utiliser le cocotier ou l’épurge, qui sont des productions paysannes, dans la production de biodiesel, mais tout tend vers une production d’éthanol à base de canne à sucre et de maïs et au biodiesel de soja… Ils réfléchissent à la construction d’un “alcoduc”. Un tel modèle aggraverait encore la monoculture et l’exode rural ». Par la déforestation, des fumigations massives et des pressions mafieuses, les « pionniers » brésiliens, qui ont recours à de petites armées paramilitaires, sont en train d’acculer ou d’expulser des milliers de paysans. Certains optent pour l’exode vers les banlieues pauvres d’Asunción, de Ciudad del Este ou d’Encarnación, ou pour quitter le pays en direction de l’Argentine, de l’Espagne ou des États-Unis [13]. D’autres choisissent de se battre par la résistance institutionnelle — avec des alliés de l’Église catholique — ou par l’action directe, qui va des blocages de routes à l’incendie de plantations, pour freiner l’expansion des colons. Un article dans le journal ABC Color du 10 novembre 2004, décrit l’envoi de 130 hommes du IIe Corps de l’Armée à la localité de Guaira « pour sécuriser les plantations de soja ». Et actuellement, le Parlement envisage une modification du code pénal qui pourrait élever les blocages de route au rang de « terrorisme ». Quelque 3 000 dirigeants des mouvements sociaux sont condamnés à des peines de prison, même s’ils se trouvent en liberté conditionnelle.
Il y a eu ces derniers temps d’autres motifs de tension potentielle avec le Brésil, tels que la renégociation de l’accord sur le barrage binational Itaipu — considéré comme une capitulation par certains secteurs politiques, y compris des partisans de Lugo — et la construction d’un mur de 1,5 kilomètres de long et de 3 mètres de hauteur à la frontière, sur la rive du fleuve Parana, pour réduire la contrebande qui pénètre dans le pays depuis Ciudad del Este, à travers le Pont de l’Amitié.
Asunción-Bogotá
Sous Stroessner, le Paraguay se vantait d’être « avec la Corée du Sud et Taiwan, l’un des principaux porte-drapeau de la lutte anticommuniste internationale », et c’est peut-être le seul pays occidental à avoir construit un monument et baptisé une avenue en l’honneur du « généralissime » anticommuniste taïwanais, Tchang Kaï-chek [14]. Cette position adoptée par le régime de Stroessner scella une alliance à long terme avec les États-Unis pendant la Guerre froide, alliance qui ne se brisa qu’en 1989, lorsque l’ambassade états-unienne à Asunción bénit le coup d’État du général Rodriguez, et blanchit ce dernier des accusations de narcotrafic qui pesaient sur lui. C’est ainsi que fut renouvelé le rôle du Paraguay comme le plus fidèle allié des États-Unis dans la région. En 2005, le Parlement paraguayen accorda l’immunité diplomatique (qui dura jusqu’en décembre 2006) aux troupes états-uniennes pour l’opération « Medical Readiness Training Exercises » (Medretes), dont l’objectif était soi-disant d’apporter une attention médicale aux secteurs nécessiteux, d’où parvinrent des dénonciations selon lesquelles on ne leur donnait que des analgésiques. Parallèlement, la piste d’atterrissage de la localité de Mariscal Estigarribia fut agrandie : ses 3 800 mètres de piste permettent maintenant l’atterrissage d’avions géants comme les bombardiers B-52 ou les Galaxy, pour le transport de troupes et de matériel de guerre. Même si le gouvernement paraguayen nie qu’il s’agisse là d’une « base états-unienne », des observateurs internationaux ont confirmé la présence de hauts fonctionnaires des États-Unis, dont l’ambassadeur de ce pays. Toutes les spéculations se fondent sur le caractère stratégique de cette région du Chaco paraguayen, située à côté de l’aquifère Guarani, la troisième zone d’eau douce au niveau mondial. La région se situe également à proximité de couloirs interocéaniques comme la hidrovia Paraguay-Paraná [15], et à quelque 250 kilomètres seulement des principales réserves de gaz bolivien, les deuxièmes d’Amérique du Sud après les vénézuéliennes [16]. Le Chaco est également le siège des plus nombreuses colonies de ménonites [17]. Son église accueille plusieurs personnalités du gouvernement de Duarte Frutos, dont la première dame, Maria Gloria Penayo. On a même appris que le président lui-même a envisagé de se faire baptiser dans l’Église Raices [Racines], des adeptes du réformateur hollandais Meno Simons.
« Nous sommes condamnés à être la Colombie du cône Sud », explique Palau, et il rappelle qu’au cours des dernières années, les relations entre Asunción et Bogotá se sont renforcées, sur la base du fait que ces deux nations affrontent la même trilogie de menaces : narcotrafic, kidnappings avec extorsions et terrorisme. La coopération est encore plus intense dans le domaine des politiques anti-enlèvements, surtout depuis le brutal enlèvement et assassinat de Cecilia Cubas (fille de l’ex-président Raul Cubas) en février 2005. La thèse officielle parle d’une action concertée entre le groupe paraguayen Patria Libre et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). « Cet incident a servi de prétexte pour criminaliser les luttes sociales… On a même tenté de l’associer indirectement à Fernando Lugo », affirme Raquel Talavera, une avocate qui a représenté des associations de défense des droits humains dans une récente audience publique au Congrès paraguayen, auquel ont participé toutes les organisations paysannes, « l’avant-garde » de la lutte sociale et démocratique.
« Les gens veulent un changement. Il y a un essor du débat public, on ressent l’incidence de la conjoncture régionale : pourquoi la Bolivie, le Venezuela, l’Équateur, et pas nous ? », se demande Benitez, au siège de l’organisation paysanne d’Asunción, qui a été perquisitionnée à plusieurs reprises par les forces de sécurité.
La question posée par Benitez peut avoir plusieurs réponses. Ce qui est certain, c’est que cette « île entourée de terre » — selon la définition du Paraguay que donne Augusto Roa Bastos — qui, à une certaine époque, a attiré des fanatiques racistes tels que Bernhard Förster, beau-frère du philosophe Fiedrich Nietzsche, pour fonder des colonies aryennes « pures » ; qui a été le siège du premier parti nazi en dehors de l’Allemagne ; qui a accueilli Josef Mengele ; qui a donné refuge à des ex-combattants français d’extrême droite d’Algérie, comme George Watin, qui a inspiré le film Le Jour du Chacal — commence aujourd’hui à sentir les vents de changement continentaux [18]. Ou, du moins, une douce brise.
Le 8 août 2007