* Pourquoi troquez-vous la sécurité de l’évêché pour l’insécurité de la politique ?
Fernando Lugo : Nous, dans le San Pedro, nous avons fait de tout, depuis les potagers communautaires et les magasins de consommation jusqu’aux coopératives de commercialisation… et nous avons compris que les changements dont les grandes majorités ont besoin viennent par la politique. Je crois que c’est l’unique chemin permettant aux secteurs les plus menacés de concrétiser les changements qu’ils souhaitent.
* Et comment vivez-vous votre nouveau rôle de candidat au niveau personnel ?
Fernando Lugo : C’est un changement de rythme, de vie. Maintenant j’ai fini de parcourir le pays dans le cadre du « ñemonguetá guasú » (grand dialogue avec le peuple). Je l’ai fait, car je crois que les politiciens doivent écouter les gens simples et se faire l’écho de leur grande sagesse, de ces gens qui ont tant de valeur dans notre histoire. Cela nous enrichit et nous donne la force nécessaire pour rêver d’un pays différent. Au cours de trois mois nous avions parcouru tout le pays, nous avions organisé plus de 250 réunions qui nous ont permis d’avoir un contact direct avec environs 30 000 personnes.
* Le Parti Colorado veut utiliser le fait que le Vatican n’a pas accepté votre démission de votre poste d’évêque pour contester votre candidature…
Fernando Lugo : Du point de vue théologique je reconnais que je suis encore évêque, dans le sens que j’ai reçu un sacrement qui m’accompagne jusqu’à la mort. Mais ma candidature présidentielle relève de la Constitution nationale et non du droit canonique. La Constitution est au-dessus de toutes les autres lois ou traités, et de plus le Paraguay n’a aucun traité ou accord avec le Vatican. L’article 42 de la « Carta Magna » paraguayenne établit qu’aucune personne ne peut appartenir à un groupe ou à une organisation s’il a librement renoncé à le faire. J’ai renoncé au ministère sacerdotal et, en ce sens, il n’y a aucun obstacle à mon habilitation constitutionnelle. Le gouvernement tente dans ce cas d’employer un argument théologique pour lui donner un poids juridique, ce qui constituerait un dangereux précédent.
* Vous identifiez-vous avec la théologie de la libération ?
Fernando Lugo : J’ai étudié la théologie de la libération durant cinq ans en Équateur et j’ai aussi donné des cours. De même la Pastorale de San Pedro trouvait son inspiration dans la théologie de la libération qui, comme l’a dit Jean-Paul II, fait aujourd’hui partie du patrimoine théologique de l’Église universelle.
* Benoît XVI semble être de l’orientation opposée…
Fernando Lugo : Je crois qu’il faut distinguer ce que fut Ratzinger en tant que préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi — dont la mission était de fiscaliser la théologie — de ce qu’est le pape, qui doit être plus universaliste et accepter le pluralisme théologique.
* Cette semaine la majorité du Parti libéral a annoncé qu’elle soutiendra votre candidature… Comment gagner sans être otage de la vieille politique ?
Fernando Lugo : C’est le grand dilemme et nous en sommes conscients. Je pense que les forces populaires, paysannes, n’ont pas d’expérience électorale et il est vrai que le Parti libéral est le seul dans l’opposition qui soit présent aux 10 000 tables de vote. Il faut s’en assurer car, en démocratie, on gagne le jour des élections. Mais, d’autre part, nous avons provoqué une concertation sociale et politique et je constate une bonne ambiance de débat et un bon niveau de confiance parmi les partis de l’opposition, cela peut permettre de gagner et, en même temps, garantir un projet politique, un plan de gouvernabilité et des programmes qui répondront aux cris des plus nécessiteux, de la grande majorité des Paraguayens qui se débattent entre la pauvreté et la misère.
* Que croyez-vous qu’il faut changer au Paraguay ?
Fernando Lugo : Nous ne promettons pas beaucoup de changements, nous ne voulons pas vivre dans la fantaisie ni faire preuve d’une pensée magique. Nous croyons qu’il est possible de garantir une justice objective, souveraine, indépendante, non partidaire, parce que cela permettra de commencer à combattre la corruption et l’impunité. Aujourd’hui la justice est prisonnière du pouvoir politique et le pouvoir politique est pour sa part prisonnier du pouvoir économique. A son tour le pouvoir économique au Paraguay est dans les mains de la mafia, qui n’a pas de visage mais est présente dans tout le pays qui en supporte les conséquences. Notre projet n’est pas élaboré à l’étranger ni dans un laboratoire, c’est un projet populaire, qui naît ici bas. Les gens réclament une administration honnête et transparente de l’État, plus d’emplois, plus d’inclusion sociale, l’arrêt de l’émigration de nos jeunes.
* Allez vous promouvoir la réforme agraire en arrivant à la présidence ?
Fernando Lugo : Sans aucun doute. Le Paraguay est un pays avec une distribution de la terre qui est plus que scandaleuse. 80 % de la terre est détenue par 2 % ou 3 % de propriétaires et il y a beaucoup de terres mal tenues. Notre pays est l’un des rares pays de l’Amérique latine où n’existe aucun cadastre national de propriétés. Il faudra d’abord un assainissement pour pouvoir ensuite discuter clairement d’une réforme agraire intégrale avec les secteurs paysans, patronaux, éleveurs.
* Comment voyez-vous le processus de changement au niveau continental ?
Fernando Lugo : Je vois ce qui arrive avec Chávez, Evo, Bachelet, Correa, Tabaré Vázquez, Lula, Kirchner comme des vents nouveaux qui permettent de créer un nouveau modèle de gouvernance dans la région et je crois que le Paraguay, avec ses spécificités propres, ne devrait pas détonner. Notre pays doit suivre son propre processus pour compléter cette transition inachevée.
* Vous identifiez-vous avec le concept du socialisme du XXIe siècle ?
Fernando Lugo : Le socialisme du XXIe siècle est une expérience à construire. Pour ma part je parle d’équité sociale et c’est possible qu’il y ait des points de convergence avec le socialisme du XXIe siècle de Chávez. Au sein du mouvement Tekojoyá [1] nous ne disons pas que nous sommes socialistes mais que nous avons une inspiration socialiste. Et dire seulement cela créé déjà pas mal de préjudices. La devise du parti Tekojoyá c’est « union et égalité pour tous les Paraguayens ».
* Le président Duarte Frutos a dit devant Lula que le Paraguay sera le Koweït des agrocombustibles. Quelle est votre position ?
Fernando Lugo : Tant que le agrocombustibles ne sont pas une menace pour la souveraineté alimentaire, ils pourraient être une issue. Mais au Paraguay il n’y a pas eu de débat profond et soigneux. Le Nord-est brésilien constitue une preuve claire de la désertification qui est la conséquence des grandes plantation de canne à sucre. Je ne produirai pas de biocombustibles si je dois mettre en danger la sécurité alimentaire du peuple paraguayen.
* Etes-vous d’accord avec l’immunité des troupes états-uniennes qui a pris fin en décembre de l’année dernière mais qui semble de fait se poursuivre ?
Fernando Lugo : Je crois dans la souveraineté nationale et je crois que le Paraguay doit discerner clairement tout ce qui relève de l’ingérence. Nous allons défendre la souveraineté territoriale mais aussi la souveraineté politique, économique et alimentaire.