Rutilants comme des armoiries, patinés par les déambulations oisives, malmenés par les marches coléreuses, les macadams en ont gros sur le cœur et long à dire. Désolés par la pluie des fins d’après-midi moroses, ou alanguis au franc soleil de midi, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Comme s’ils n’avaient rien à cacher, rien à se reprocher dans leur conscience de bitume, ils s’étalent au grand jour, sous le pas mesuré du pandore de faction.
Durement apprise aux épreuves de la ville, cette urbanité sournoise de la surface lisse dissimule pourtant une duplicité d’apache insoumis. Les macadams cachent autant qu’ils montrent.
Ils ne montrent en vérité que pour mieux cacher.
Sous l’asphalte, la pierre. Mieux : le pavé.
Sous la géométrie plane, la géométrie dans l’espace et ses précieux volumes. Entre les deux, la vieille querelle irrésolue de l’ordre et du désordre. Après les Trois Glorieuses, Louis-Philippe entreprit de remplacer les bons vieux pavés meurtriers par d’innocents pavés de bois. Après les journées de juin 1848 ( rapportant avec effroi toute la férocité dont la bourgeoisie victorieuse est capable, Renan, pape de tous les défroqués, écrivait alors à sa mère : « je ne me mêle de rien »), Haussmann fit répandre du macadam pour domestiquer le pavé rebelle.
En vain.
En 1869, à la veille de son retour à Paris, Blanqui écrivait de Bruxelles ses Instructions pour une prise d’armes : « Dans l’état actuel de Paris, malgré l’invasion du macadam, le pavé reste toujours le véritable élément de la fortification passagère, à condition toutefois d’en faire un usage plus sérieux que par le passé. C’est une affaire de bon sens et de calcul. » « Cube de 25 centimètres de côté », le pavé parisien constitue l’élément de base d’une étrange géométrie stratégique : « On peut dès lors supputer par avance le nombre de ces blocs qui sera mis en œuvre pour bâtir un mur, dont les trois dimensions, longueur, largeur et hauteur, sont déterminées. »
Sachant qu’un mètre cube contient 64 pavés de 25 centimètres de côté et supposant une rue de 12 mètres, « le cube total de la barricade et de sa contre-garde sera de 144 mètres qui, à 64 pavés par mètre-cube, donnent 9186 pavés, représentant 191 rangées à 4x12 ou 48 par rangées. Ces 192 rangées occupent 48 mètres de long. Ainsi la rue serait dépavée dans une longueur de 48 mètres pour fournir les matériaux du retranchement complet. »
Blanqui parlait d’expérience.
Pour édifier les 4 054 barricades des Trois Glorieuses de 1830, il avait fallu 8 125 000 pavés. Combien en 1848 ? Amoncelés par magie, sautant de main en main, comme autant de mots de passe, dans cette débauche passionnée de travail non payé, qui se moque du travail, et redevient un jeu.
La belle ouvrage de la barricade bien faite et les « immenses remuements de pierre du despotisme » sont strictement antinomiques. Circulant et grimpant, narquois et têtu, meurtri de coups et d’horions, le pavé turbulent ne peut pas blairer la pierre de bonne famille, rangée et toilettée comme une communiante godiche.
Tantôt parapet, tantôt projectile, il est la matière première, le bon à tout faire, le libéro de la logistique insurrectionnelle : « La grenade qu’on a pris la mauvaise habitude d’appeler bombe, est un moyen secondaire, sujet d’ailleurs à une foule d’inconvénients ; elle consomme beaucoup de poudre pour peu d’effet, est d’un maniement très dangereux, n’a aucune portée et ne peut agir que des fenêtres. Les pavés font presque autant de mal et ne coûtent pas si cher. Les ouvriers n’ont pas d’argent à perdre. » L’insurrection est aussi une critique de l’économie politique : le peuple est riche en sentiments et pauvre en moyens. Dans son musée imaginaire, la patate et le pavé sont étoiles jumelles : on mange l’arrondie, on lance l’anguleux.
Contre toute vraisemblance, contre toute plausibilité, contre la force bornée des choses, Blanqui eut raison d’Haussmann. « Il y a dans Paris des forteresses à volonté par centaines, par milliers, autant qu’en peut rêver l’imagination... Il s’agit de choisir, au hasard ou selon son caprice, dans un quartier quelconque, un périmètre formé d’une série de rues, périmètres de toutes figures... On ferme avec des barricades les issues des rues aboutissant au périmètre. On occupe les maisons sur le pourtour de ce front, et voilà la forteresse. » Deux ans après ses Instructions, la Commune dressa à nouveau les barricades que le préfet croyait avoir rendues impossibles. Un siècle plus tard, très exactement, défiant les pesanteurs du temps, perçant la croûte hébétée du macadam, le pavé refit encore surface.
Sous l’uniformité des macadams, sous leurs renflements et leurs gonflements suspects, on devine les grosseurs inquiétantes, les bosses houleuses du pavé qui attend son heure. Dans le silence des rues désertes, on perçoit la rumeur étouffée de mémorables tumultes.
Il ne faut pas se fier au macadam qui dort.
Sous son mol oreiller, le pavé. Sous les pavés...
Et sur le macadam ?
La grève, où les flux et les reflux de la consommation courante ont abandonné leurs déchets : feuilles mortes, allumettes, tickets de métros, goupilles et capsules de bière, bouts de ficelle, pièces de monnaie, coques de cacahuètes écrasées, paquets de cigarettes, cibles de tirs forains, cartes à jouer déchirées à l’issue d’une partie litigieuse, poupées disloquées par des bébés fétichistes, revolvers chevelus, montres de contrebande aux rouages disloquées, vieux mégots, papiers gras, lambeaux de journaux macérés dans leur maculature...
A perte de vue, le macadam est un ossuaire de la modernité.
Incrusté d’épaves insolites. Couvert de mystérieux hiéroglyphes.
Le monde entier est présent en chacun de ces objets misérables, échappés de leur enveloppe marchande, évadés de leur « avilissement singulier de choses » auxquelles on a tatoué un prix, pour venir s’échouer là, épuisés et hagards, sur ce carré d’asphalte où le piétinement d’un passant distrait les a fixés dans une posture dérisoire et désolée.
Leur salut, pourtant, est au bout de ce naufrage.
Pour se hisser, du rang de marchandise périssable à celui d’œuvre singulière, cette matière abandonnée devait toucher le fond du désespoir. Avant de ressusciter, libérée des servitudes de l’usage et de l’échange, affranchie des mesquineries de la vie quotidienne, « détachée de toutes ses fonctions primitives », entre les mains accueillantes des vaillants « peyarots », des « chiffonniers » affectueux que sont.
Ce qui a été dédaigné, jeté, piétiné, et qui pourtant se refuse à n’être rien, est-il ramassé dans leur hotte débordante d’oubli. Ces objets « démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles » en acquièrent une fringante perversité. Ils déjouent, en la frôlant, la mise à mode. Ils se soustraient d’une esquive au « rite suivant lequel le fétiche de la marchandise demande à être adoré. »
Cette rédemption de l’insignifiance ne conserve que pour mieux subvertir : « La vraie passion très méconnue du collectionneur est toujours anarchiste, destructrice. Car voici sa dialectique : lier à la fidélité envers la chose, envers la singularité qu’elle recèle, une protestation subversive opiniâtre contre le typique, le classable. » [1]
Haillons, déchets, rebuts en tous genres du monde marchand,
Unissez-vous !
Ainsi vont les macadams.
Côté pile et côté et côté face. Côté pavé et côté plage.
Zébrés de lignes jaunes et de passages cloutés, ils se noient dans l’horizon de la rue, conduisant « celui qui flâne vers un temps révolu ». Qui est le temps arrêté d’une enfance. [2]
A baptiser leurs macadams, Arlette Barry et Rico s’en donnent à cœur joie [3]. La rue de l’Arbre sec devient Macadam des desserts désertés. La rue Vide Gousset, Macadam des CAC 40 ténébreux. La rue des Rosiers, Macadam des Rebeccas. La rue du Regard, Macadam des ravissants ravisseurs. La rue Monsieur, Macadam des femmes savantes. La rue Christophe Colomb, Macadam des voyages inachevés. La rue des Victoires, Macadam de fragments guerriers. La rue du Rendez-vous, Macadam des accouplements pathologiques. La rue Sauvage, Macadam des Autres ailleurs. La rue des Artistes, Macadam des Rumeurs sourdes. La ruelle du Soleil d’Or, Macadam des Ménopauses tropicales. La rue des Martyrs, Macadam des Fragments barbares. La rue des Solitaires, Macadam des Désirs fictifs. La rue de l’Avenir, Macadam de Tous les métissages...
Comme s’ils avaient toujours connu la « volupté particulière de donner des noms aux rues », d’élever de pauvres mots ordinaires, des mots de tous les jours, à la dignité de noms magiques. Comme s’ils déchiffraient les secrets du « cosmos linguistique » des villes. Lors des émeutes contre le procès de Sacco et Vanzetti, le boulevard Bonne-Nouvelle vit ainsi s’accomplir sous les yeux d’André Breton la promesse contenue dans son nom : « On peut, en attendant, être sûr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et venir, vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. Je ne sais pourquoi c’est là, en effet, que je me rends toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela (?). » [4]
Il y a tout cela dans ces fragments de macadams, arrachés au sens unique de la circulation et à l’ordre baroque des plans ; dans leur désert étourdi par l’écho des fêtes foraine et des manèges, des cortèges et des monômes, des charges de police et des chocs de matraques ; dans le monde flottant de leurs objets désarticulés.
Fin de partie. Fin de fête.
Les macadams sont les paysages des villes après une mémorable bataille, qui n’aurait jamais cessé, et dont on cherche vainement à savoir ce que sont les vaincus devenus.
« Les villes sont des champs de bataille. » [5]
Les titres de journaux qu’aucun balayeur n’arrachera plus à l’étreinte possessive de l’asphalte, ne nous en diront pas plus long à ce sujet. Ils nous concèdent tout au plus des indices.
Une date. Quelques syllabes d’une manchette ou d’un titre.
Traces fugitives d’une histoire déjà effacée. Témoignages de la frontière indécise entre la nouveauté de l’événement et l’éphémère du fait divers.
Il ne faudrait surtout pas croire fortuite la rencontre entre cette page de journal et cette portion de macadam. Un sombre destin les promettait l’une à l’autre.
Puisque « le moderne est un journal, et non pas seulement un journal mais nos malheureuses mémoires modernes sont de malheureux papiers savatés sur lesquels on a, sans changer le papier, imprimé tous les jours le journal du jour. Et nous ne sommes plus que cet affreux piétinement de lettres. Nos ancêtres étaient du papier blanc et le lin même dont on fera du papier. Les lettres étaient des livres. Nous modernes, ne sommes plus que des macules de journaux. » [6] Dans la confrérie de la modernité, le macadam et le journal, l’argent et la marchandise ont partie liée.
Ils sont de mèche.
Qui se ressemble s’assemble. C’est bien connu.
Le journal a prospéré par la publicité et les cours de la Bourse. Il a enrôlé la littérature salariée à la ligne. L’inflation de la monnaie et celle des signes vont de pair. Les rouleaux compresseurs tartinent le bitume comme la rotative étale l’encre.
C’est toujours de l’étalage et du tartinage.
Proudhon voyait dans le journalisme « un cimetière de la pensée », et Mallarmé, dans la montée des tirages, la dictature implacable de la marchandise : « Journal, la feuille étalée, pleine, emprunte à l’impression un résultat indu de simple maculature : nul doute que l’éclatant et vulgaire avantage soit, au vu de tous, la multiplication de l’exemplaire et fuse dans le tirage. »
La surenchère de la titraille nivelle le quotidien. Le bombardement d’informations sans « nouvelles » pulvérise l’intelligibilité du monde. Le déversement du fait divers efface l’événement. Fondateur du Figaro, Villemessant disait volontiers qu’un feu de cheminée voisin intéressait plus ses lecteurs qu’une révolution à Madrid. « La nouvelle venue de loin disposait d’une autorité qui la rendait valable en l’absence même de tout contrôle. L’information prétend à une possibilité rapide de vérification. Souvent, elle n’est pas plus exacte que ne l’étaient les nouvelles transmises aux siècles passés. Mais alors que ces nouvelles prenaient dans bien des cas un aspect merveilleux, l’information doit apparaître comme plausible. C’est ce qui la rend inconciliable avec l’esprit de la narration. Si l’art de conter est devenu chose rare, cela tient avant tout aux progrès de l’information. » [7]
Bref, « le journalisme pense sans le plaisir de la pensée » [8]. Pour prendre date, par routine et par vocation, de ce qui ne fera jamais date, le macadam absorbe comme un buvard cet ersatz de pensée sans plaisir.
D’une marchandise l’autre. D’une prostitution l’autre.
Le macadam est jonché de feuilles imprimées qui ont servi à emballer les poules et les choux. Il est aussi couvert de morsures de talons aiguilles piétinant sur place.
Le journal vend de l’information éphémère, avariée aussitôt que lue. La prostituée vend du plaisir éphémère, sans passé ni lendemain, mort aussitôt que consommé. Elle accomplit le tour de force, le prodige inouï de la marchandise qui est son propre vendeur et se rend elle-même au marché. De même que l’ouvrier a l’illusion de vendre, non sa force de travail, mais son habileté et son savoir faire, la prostituée donne l’illusion de vendre « sa capacité au plaisir ». Pourtant, dans ce simulacre amoureux entre des choses, la beauté se pétrifie. Son « rêve de pierre » ne cesse de hanter les nuits lourdes de Baudelaire.
Au rythme des pas sur le macadam.
De leur nonchalance racoleuse ; de leurs accélérations moqueuses.
De leurs hésitations voluptueuses ; de leurs stations enjôleuses.
Pas de marchandises vivantes qui s’offrent et se refusent. Sur le marché ouvert, en plein vent, des ruelles patibulaires. Sur le marché couvert des passages et des maisons closes. La prostitution a son économie politique.
Son travail salarié à la chaîne, sa prolétarisation à domicile et ses grandes domesticités, ses ateliers et ses coopératives, son temps partiel et son temps plein, sa flexibilité et sa marginalité.
Elle est l’emblème de l’humaine condition.
Dans les bras croisés de la prostituée qui fait le pied de grue, adossée à un mur sale, l’ennui et l’attente joignent leurs solitudes : comme l’envers et l’endroit du temps improductif, qui écoule son abstraction en pure perte. Non l’attente tendue du félin aux aguets, prêt à bondir sur sa proie ; mais l’attente indifférente de la victime condamnée. Non l’ennui rêvant d’événementialités obscures, mais l’ennui résigné à la ronde éternelle des marchandises ensorcelées.
L’ennui et l’attente de la marchandise à l’étalage.
Abandonnée à la mémoire défaillante du macadam, qui est le lieu des pas perdus et retrouvés. Perdus comme le temps précieux de jadis et naguère : oubliés et gaspillés par des déambulateurs prodigues.
Matinaux ou nocturnes, les macadams gardent le secret de départs précipités, de séparations définitives, de retrouvailles inopinées, de rencontres réussies et de rendez-vous manqués. De conciliabules conspiratifs, d’aveux, de promesses, de plaintes et de chuchotements, de sanglots et de soupirs. Dans leur poussière, s’inscrivent les boucles et les nœuds d’interminables poursuites. Où des passants pressés se croisent, ralentissent, reviennent sur leurs pas. Où des passantes disparaissent à jamais, sans laisser dans leur sillage le moindre indice qui permettrait de les retrouver.
A moins d’un hasard objectif...
Au croisement inattendu de deux macadams...
Guetteur solitaire, à l’affût de ces hasards déterminés, le flâneur fait face à la marchandise. Il échappe à la foule vulgaire des simples consommateurs d’objets. Gorgé de temps qu’il dépense sans compter, grand seigneur consommateur de temps, son temps généreux est aux antipodes du temps mesuré et cadencé des machines et du travail. Il est l’envers et la négation du temps de la production. Tout comme son attente, rythmée de surprises et d’étonnements, est l’exact contraire de l’attente marchande, homogène et vide.
Deux temporalités, deux manières d’attendre.
L’attente qui ronge et creuse de l’intérieur. Qui s’impatiente et désespère de ce qui ne viendra plus. Qui regarde sa montre. Qui scrute la sortie de métro, le coin de rue, d’où ne surgit nulle apparition messianique.
Qui se charge d’angoisse à l’idée de ce temps qui passe, de ce présent qui ne cesse de mourir à chaque seconde, sans que rien ni personne ne puisse interrompre cette débauche temporelle. Irrémédiable hémorragie de substance vitale.
L’attente qui appelle, qui prie, qui hurle d’amour. Attente du joueur, dont le temps « gicle de tous les pores », tant il est saturé d’un trop plein de sève.
Attente du flâneur refusant de se laisser réduire à une simple carcasse de temps, qui observe ironiquement le face à face hébété du consommateur et de la vitrine, le jeu de miroir vertigineux des marchandises narcissiques, occupées aux stratagèmes fétichistes de leurs séductions mutuelles : « Maintenant qu’approche le nouvel an, le jour des étrennes, les magasins d’ici réalisent à l’envi les étalages les plus variés. Ce spectacle peut procurer au flâneur oisif le passetemps le plus agréable : s’il n’a pas la cervelle tout à fait vide, il lui viendra aussi de temps à autres des idées, quand il contemplera derrière les glaces étincelantes, l’amas bigarré des articles de luxe et des objets d’art, en jetant peut-être aussi un regard sur le public qui se trouve là, à côté de lui. Ces gens ont sur le visage une si laide expression de sérieux et de douleur, ils sont si impatients et si menaçants qu’ils font un sinistre contraste avec les objets devant lesquels ils restent bouche bée ; on se sent pris d’angoisse à l’idée que ces hommes pourraient un jour taper soudain sur tout cela à poings fermés et lamentablement détruire toutes ces babioles bigarrées et clinquantes du grand monde, avec le grand monde lui-même . » [9]
Car le charme peut être rompu.
Le sortilège brisé.
Le fétiche renversé.
En flânant sur le macadam ?
Le macadam défie la flânerie.
Les pavés disjoints demandaient du champ et des ombres. Les photos d’Atget invitaient à suivre, dans des ruelles incertaines, des silhouettes fugitives. Simple surface immobile, sans profondeur ni mystère, le macadam supporte passivement des déchets, des empreintes, des odeurs.
Le pavé résonnait sous le pas nonchalant du flâneur et sous les coups désinvoltes de sa canne ferrée. Lustré par l’averse, il tendait son miroir complice au dandysme de Baudelaire ou de Blanqui. Le macadam amortit mollement le piétinement des badauds fondus dans la foule anonyme.
Arlette et Rico dérangent cette torpeur.
Arpenteurs aux aguets, piétons à fleur de macadam, ils reconstituent un paysage à ras du sol, couché, écrasé. Ils relèvent les indices d’une enquête énigmatique. Comme si ces déchets anodins parlaient encore d’une absence. Comme s’ils protestaient contre l’indifférence, au nom d’une « autre façon de marcher » : celle des cortèges bariolés, des manifestations curvilignes et serpentines, en orages et en vagues brisées, chères à Fourrier, des « journées » révolutionnaires où le peuple arrache sa liberté à l’enlisement de la masse.
Jeu de piste ?
Dans « l’asphalt jungle » des villes, tout se perd. Le lien des causes et des effets se rompt. Les cadavres disparaissent. Les coupables s’évanouissent : « car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais... », écrit Baudelaire.
Perdu dans l’immensité de l’urbaine surface, un macadam est toujours le lieu d’un crime en puissance (où traînent pour mémoire une arme de poing et une paire de menottes), un fond noir sur lequel peut venir se découper à la craie blanche le contour d’un corps tombé, que les passants évitent ou enjambent pieusement.
Le flâneur devient alors limier, détective.
A la poursuite d’un butin que le voleur emporte en effaçant ses traces dans le labyrinthe de la ville. Il sera peut-être repris, au hasard des rencontres entre les êtres et les objets, aussi insolites que celle de la machine à coudre et de la table d’opération.
Peut-être. Mais qui sait ?
A l’époque où Haussmann se définissait lui-même comme « artiste démolisseur », les quartiers commençaient à perdre leur physionomie propre, au profit d’une rougeoyante ceinture en devenir.
La lave du macadam a englouti la Capitale du XIXe siècle.
Le néo-haussmannisme et ses éléphants roses achèvent sous nos yeux cette entreprise de provincialisation satisfaite. Bourgade arrogante du XXIè siècle, Paris, se couvre de monumentales pustules en souvenir antiquaire d’un passé révolu. Bourse, argent facile, courtisans et courtisanes flexibles, fortunes rapides et disgrâces soudaines, tout pourtant, par delà les grands travaux perpétue l’atmosphère vénéneuse du Second Empire, empoisonnée par les spéculations de Saccard et la putréfaction de Nana : « A côté de roués ruinés, aux moyens d’existence douteux et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus, on y trouvait des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des souteneurs, des tenanciers de maisons publiques, des portefaix, des écrivassiers, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent “la bohème”. » [10]
A cette faune bigarrée, tout au plus convient-il d’ajouter la cohorte moderne des spéculateurs ténébreux, des vrais-faux facturiers, des gendarmes voleurs, des nouveaux philosophes fourbus, des intellectuels médiatiques, des couturiers lubriques, des saltimbanques décorés, des présentateurs-croupiers du petit écran, des étoiles à éclipses et des éclipses sans étoiles, des jockeys obèses et des sumotoris anorexiques, des antisémites ressuscités et des racistes patients, des socialistes sans réformes et des staliniens sans statues, des éditeurs aux ordres et des censeurs bienveillants, des députables jetables, des ministrables portables, des présidentiables insupportables..., pour mitonner le bouillon d’inculture présent et à venir.
Tout ce qui était stable et solide part en fumée.
Le peuple de la ville tombe en poussière de gens.
La ville même se dissout dans le bitume. Elle laisse fuir sa substance en langues tentaculaires de voies rapides et périphériques, en coulées pressées qui se perdent à l’horizon, avant de conurber sans décence dans le réseau des métropoles vitreuses et bétoneuses.
Alors...? Alors, les macadams parisiens rejoignent dans l’indifférence ceux de Mexico, Berlin, Amsterdam, Prague, ou La Havane. Mexico : un macadam imprégné de friture de taco, entre Bucarelli et Ciudadela, sous les regards ironiques de l’aigle, du serpent et des Enfants martyrs. Amsterdam : un macadam du Jordan, brûlant d’échauffourées autrefois héroïques, sous lequel court encore la fureur tranquille de Baruch Spinoza. Berlin : un macadam aux pas cadencés, toujours jonché des gravats de mur abattu, comme si une rue verticale, ne menant nulle part, avait fini par se suicider d’ennui. Prague : un macadam de ville sans amarres, qui donnait à Kafka un étrange mal de mer sur la terre ferme. La Havane : un macadam en fusion, sur lequel ne ricochent plus les fusillades de la rue Humboldt, où ne retentissent plus les salves des assauts héroïques contre la résidence batistienne.
Et sur ces macadams, toujours, gisant à l’abandon, comme après une manifestations brutalement dispersée, les titres des gazettes du jour : périssable et mensongeuse Pravda sans lendemains, mortellement blessée par l’événement du jour ; Rude Pravo annonçant l’engloutissement d’un monde vaincu par l’idée fixe de son éternité ; Granma même, naufragé après avoir survécu à d’incroyables tempêtes.
Macadams du temps suspendu : « Passion sans vérité, vérités sans passion, héros sans héroïsme, histoire sans événements ; développements dont la seule force motrice semble être le calendrier, fatigué par la répétition constante des mêmes tensions et des mêmes détentes ; antagonismes qui ne semblent s’aiguiser périodiquement d’eux-mêmes que pour pouvoir s’émousser et s’écrouler sans se résoudre... » [11] Temps homogène du calendrier, figé dans ces coupures de presse. Feuilles mortes d’une histoire sans magnifique lever de soleil. Témoins jaunis d’une imposture, qui devait mettre fin effroyablement à l’effroi sans fin, pour qu’il devînt enfin possible de tout recommencer.
Benjamin rappelle comment l’incendie de Paris, sous la Commune, « couronne dignement l’œuvre destructrice d’Haussmann. » Comme si les pétroleuses avaient réglé par le feu un vieux litige dont les enjeux dépassent, ceux, apparents, de l’architecture et de l’urbanisme. Un siècle plus tard, à son échelle d’insurrection miniature, l’incendie de la Bourse répliquait aux ravalements de Malraux.
Il y a toujours des Bourses à brûler.
Recommencer ? Réapprendre à flâner ?
A conspirer ? C’est tout comme. Monsieur Taylor, dit-on, ne s’y trompait pas, qui déclarait la guerre à la flânerie ouvrière. Flâner, c’est dépenser sans compter ce précieux temps, qui, comme chacun sait, est de l’argent. C’est dépenser improductivement, prodiguer du temps sans forcément le perdre. C’est apprendre d’expérience que la dépense n’est pas forcément une perte.
Quand, « dans la personne du flâneur l’intelligence se rend au marché », la dernière heure de la marchandise n’est plus loin. Malgré ses métamorphoses et ses arguties théologiques, son mystère est sur le point d’être percé. Le flâneur toutefois reste un être flottant, une créature d’entre-mondes. Sans position économique ni détermination politique précises, il est fait du même bois que les conspirateurs professionnels. [12]
De la flânerie à la conjuration, il n’y a qu’un pas.
Un maigre seuil. Un passage aussi attirant que ces passages à l’espace ambigus, « rues lascives du commerce propre seulement à éveiller les désirs ». Pour échapper à la rue et au désir, « l’homme déréalisé fait de son domicile un refuge » : « L’intérieur est l’asile où l’art se réfugie. Le collectionneur se trouve être le véritable occupant de l’intérieur... L’intérieur est non seulement l’univers du particulier, mais aussi son étui. Habiter signifie laisser des traces. Dans l’intérieur, l’accent est mis sur elles. On invente une foule de housses, de taies, de gaines et d’étuis où s’impriment les traces des plus quotidiens des objets d’usage. Les traces de l’habitant elles aussi s’impriment dans l’intérieur. De là naît le roman policier qui s’attache à suivre ces traces. Philosophie de l’ameublement, comme ses nouvelles policières, prouvent que Poë a été le premier physiognomoniste de l’intérieur. Les criminels des premiers romans policiers ne sont ni des gentlemen ni des apaches, mais des particuliers qui font partie de la bourgeoisie. » [13]
« Rentrons dans la rue », come le disait joliment Gavroche ?
Les macadams, en effet, ne sont pas des objets d’intérieur. Mais bien de la matière de plein air. Résistante au frimas et à la canicule. Dure à la peine.
A accrocher aux murs crépis. A pendre aux réverbères barbares.
A exposer aux tourments des intempéries. A « rentrer dans la rue ».
Pour y guetter l’événement qui les délivrera de leur supplice vertical de macadams écorchés aux chairs grisâtres, pantelants et saignants comme les quartiers de viande de Soutine. Appelant, de toutes leurs blessures métalliques, l’irruption, le surgissement, le jaillissement susceptible d’interrompre le cours uniformément vide des travaux et des jours. Pour vérifier, dans leur destin brisé de macadam, s’il est vrai que « la révolution désensorcelle la ville ». [14]