« Les prises de commandes d’armes ont poursuivi l’an dernier [2006] leur progression, avec 5,74 milliards d’euros, contre 4,18 milliards en 2005 et un plus bas de 3,5 milliards en 2004 », a indiqué le ministère de la Défense. De son côté, le ministère de l’Industrie rapporte que « le solde négatif de la balance commerciale de la France (différence entre exportations et importations de biens et services) a continué de s’aggraver en 2007 ». Ces deux informations, si elles n’ont pas un lien de causalité simple entre elles, n’en reflètent pas moins les choix de spécialisation internationale de l’industrie française. La diplomatie des affaires, affichée par Sarkozy, prétendu vendeur de centrales nucléaires, de systèmes d’armes et d’Airbus, annonce un renforcement de ces choix. Elle reflète également la volonté que les armées françaises continuent à jouer leur rôle (lire encart ci-dessous).
La promotion des exportations d’armes a constitué un objectif de tous les gouvernements de la Ve République. Les raisons avancées, mais jamais étayées, sont nombreuses. Les exportations augmentent le volume de production d’armes, donc elles diminuent les coûts de production et allègent ainsi le budget de l’État en ce qui concerne les achats du ministère de la Défense. Elles préservent aussi les emplois et elles renforcent l’action diplomatique de la France, puisqu’elles évitent aux pays acheteurs d’être dépendants des États-Unis – et, ajoutait-on avant 1991, de l’URSS.
La France est l’un des grands pays exportateurs d’armes. Selon les estimations de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), au cours de la période 1977-2006, la France figure au troisième rang, avec 7 % des livraisons totales d’armes, bien qu’elle soit loin derrière les États-Unis (36 % des livraisons totales) et l’URSS/Russie (31 %). Les exportations d’armes de la France dépendent d’un nombre limité de clients. Ainsi, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, l’Australie, la Corée du Sud et le Maroc représentent 50 % des commandes passées à la France sur la période 1997-2006. Le Proche et le Moyen-Orient demeurent les principales régions destinataires (29,3 % des exportations sur la même période), la proportion étant pratiquement la même pour la période 1987-1996. Cette orientation géographique n’est pas une surprise : les ventes d’armes de la France se nourrissent de la montée des tensions militaires et des conflits armés et, puisque les armes sont destinées à être utilisées, elles contribuent au renforcement des conflits et des tensions… La France réussit même l’exploit de multiplier, depuis une quinzaine d’années, les contrats avec la Chine et Taiwan, avec l’Inde et le Pakistan. En dépit des objectifs affichés depuis deux décennies, les ventes aux États-Unis et aux pays de l’Union européenne ne représentent qu’une part limitée des exportations. Concernant la période récente (2000-2005), les ventes d’armes se sont réparties principalement entre les matériels aéronautiques – avions, hélicoptères, drones – (36,6 %), les missiles et radars (21,7 %) les sous-marins (15,5 %) et les équipements de transmissions et de contre-mesures (14,8 %).
Consensus droite/gauche
Le dynamisme de l’industrie d’armement et la prospérité des groupes producteurs d’armes (Thales, EADS, Dassault, Safran…) s’expliquent, pour une grande part, par le consensus quasi parfait qui réunit la droite et la gauche sur les questions liées à la défense. Les engagements d’arrêter les ventes d’armes, pris par Mitterrand durant sa campagne électorale de 1981, n’ont duré que le temps des promesses. La décennie 1980 a été une période faste pour les exportations et le budget de la défense. Les livraisons d’armes à l’Irak ont particulièrement contribué au dynamisme des exportations d’armes, mais aussi à la prospérité des groupes pétroliers (Elf et Total), des télécommunications (Alcatel) et du bâtiment-travaux publics (Bouygues). La guerre du Golfe (1991) a contraint les contribuables français à payer à nos industriels de l’armement la facture que « notre ami Saddam » n’a évidemment jamais acquittée.
Le consensus demeure solide. Lors de la discussion sur le vote des crédits de défense 2008, le représentant du Parti socialiste au Sénat, Didier Boulaud, a averti : « Il faudra faire respecter, nous y veillerons, la promesse présidentielle d’un budget de défense atteignant 2 % du PIB. » Après avoir regretté que « le gouvernement ne nous propose qu’un petit 1,61 % du PIB, selon la référence Otan, voire entre 1,65 % et 1,71 %, selon d’autres sources », il a annoncé que son parti voterait contre [1]. Ce consensus droite-gauche explique que, au cours de la période 1997-2006, les dépenses militaires ont augmenté de 27,1 %, alors que les dépenses civiles ne progressaient que de 4,4 % et le budget général de 6,9 %. La part des dépenses militaires dans les dépenses de l’État a donc fortement augmenté dans la période récente (voir infographie ci-dessous)
Au cours de la période 1994-2005, alors que la rigueur était le maître mot concernant les emplois de fonctionnaires, les effectifs militaires ont progressé de 10,6 % – la professionnalisation des armées coûte cher –, ceux de la police nationale de 6,8 %… et ceux de l’Éducation et de la Jeunesse et des sports de 3,7 %.
Bénéfices douteux
L’argument des bénéfices retirés des ventes d’armes est sans arrêt invoqué par les pouvoirs publics. Du point de vue strictement comptable, il est clair que le solde positif de la balance commerciale de l’armement limite la dégradation continue de la balance commerciale des marchandises. Il reste toutefois à essayer d’apprécier les coûts financiers et sociaux induits par les livraisons d’armes. Or, si les affirmations sur les bénéfices des ventes d’armes sont largement répandues par les pouvoirs publics – et par les médias, dont une bonne partie est contrôlée par les marchands d’armes ou leurs alliés –, elles ne sont pas vraiment étayées et l’opacité continue de régner sur ces questions. Tout au plus, apprend-on parfois les pertes importantes subies lors de ventes d’armes. À côté du cas emblématique de l’Irak, qui a été mentionné, les livraisons de chars Leclerc aux Émirats ont été un désastre financier. Selon un rapport parlementaire rédigé en 2002, l’exécution du contrat, conclu avec les Émirats arabes unis pour un montant de 3,2 milliards d’euros, a engendré des pertes de 1,3 milliard pour Giat-industries (aujourd’hui Nexter). Un rapport de la Cour des comptes, en octobre 2001, estimait que les pertes subies par la Direction des constructions navales (DCN), lors de la vente de trois sous-marins de type Agosta au Pakistan (1994-2002), représentaient environ 20 % du contrat. Ces pertes sont la conséquence non seulement des substantielles commissions (et rétrocommissions), mais également des compensations industrielles, commerciales et financières que les pays vendeurs concèdent à leurs clients.
L’opacité qui entoure les transferts d’armes est inséparable des réseaux politico-financiers qui organisent les négociations. Cette situation est intrinsèque au secteur. Le Royaume-Uni, toujours présenté en France comme un modèle en ce qui concerne la séparation de l’État et du « business », connaît un scandale récurrent depuis plusieurs années, lié au comportement de BAE Systems, troisième groupe mondial de l’industrie de défense. Tony Blair est directement intervenu pour ordonner l’arrêt des poursuites pour corruption engagées par la justice contre les dirigeants du groupe, dans un contrat passé avec l’Arabie Saoudite. Aux États-Unis, les liens qui unissent le vice-président, Richard Cheney, George Bush et la compagnie Halliburton – l’un des principaux contractants du Pentagone en Irak et dixième groupe mondial de la défense – sont aujourd’hui bien connus.
« War room »
L’« exception française » ne vient donc pas de l’opacité et de la corruption qui entourent les « marchés » de l’armement. Elle tient plutôt au fait que cette industrie et, plus généralement, celles qui reposent en grande partie sur les contrats d’État à État, constituent un pôle décisif de la compétitivité de l’économie française. En France, la porosité entre les sphères publique et privée est telle, que le terme de « pantouflage » est bien trop timide pour désigner le mode d’existence d’une classe dominante qui ressemble à une « bourgeoisie d’État », évoluant de ministères en entreprises publiques, nationalisées ou privées [2]. Les groupes industriels du nucléaire, de l’aéronautique et de l’espace, ne sont pas seulement orientés vers la production d’armes, ils sont également détenteurs de fortes compétences technologiques et, de ce fait, ils occupent un rôle central dans la politique technologique, que celle-ci s’exprime dans les grands programmes qui existent depuis la période gaulliste ou dans la mise en place de politiques régionales (pôles de compétitivité). Comme l’indique la présence de Lagardère, Dassault ou Bouygues (très attiré par le nucléaire) à la direction des grands groupes de presse et de l’édition, ils fournissent également l’armature médiatique indispensable aujourd’hui à la propagation de l’idéologie du capital financier.
La création de la Commission interministérielle pour les exportations de défense et de sécurité (Ciedes) – baptisée « war room » par le ministre de la Défense, Hervé Morin –, le 28 août dernier, prépare un allégement des restrictions aux exportations et un plan stratégique de relance des exportations d’armement, présenté par le ministre de la Défense le mois dernier. La quête de nouveaux clients s’accélère au rythme des échecs rencontrés par les exportateurs français face aux concurrents, principalement américains. Les ventes d’armes sont une affaire exclusivement politique, et elles se sont toujours affranchies de considérations éthiques. Le collectif Contrôlez les armes a dénoncé le fait que des matériels d’armement ont été livrés en 2006 à des pays qui violent systématiquement les droits humains, tels la Colombie, la Chine, Israël, le Pakistan, la Russie et le Tchad. Même un représentant du ministère de la Défense, Michel Miraillet, a cru nécessaire de « déplorer une forme d’acharnement des industriels » contre les systèmes de contrôle des exportations d’armement de la France [3].
La nouveauté réside dans le fait que la posture est aujourd’hui ouvertement revendiquée par Sarkozy. Ses commentaires à propos des contrats négociés avec Khadafi, confirment que, désormais, les ventes d’armes doivent s’affranchir de toute considération autre que lucrative. Cela suppose simultanément de renforcer le rôle de la défense et de la sécurité dans l’économie et la société française. Le secrétaire d’État aux Affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet, définit ainsi les objectifs de la prochaine présidence européenne de la France : « La politique énergétique et environnementale, l’immigration, la sécurité et la défense constitueront incontestablement le noyau dur de la présidence française, qui assurera la continuité des travaux pour les autres sujets. » [4] Les quelques mois de présidence de Nicolas Sarkozy ont déjà éclairé ses préférences pour promouvoir la « compétitivité » de la France.
Encart
FRANÇAFRIQUE ET VENTES D’ARMES
Les relations de la France avec l’Afrique éclairent l’entrelacement des facteurs économiques, sociaux et politiques au sein du capitalisme français. Le pré carré africain constitue, depuis un demi-siècle, un socle indispensable pour que la France « tienne son rang » dans le monde. Les années Mitterrand n’ont pas marqué de rupture. À l’inverse, elles sont marquées par le renforcement et par la duplication des réseaux de la Françafrique, constitués après la Deuxième Guerre mondiale.
Alors que les échanges commerciaux de la France avec l’Afrique représentent à peine 2 % de son commerce total, le continent occupe toujours une place importante dans l’activité de groupes qui jouent un rôle clé dans l’économie et la politique françaises. Quelques exemples, concernant l’année 2006. Bolloré a employé 85 % de ses salariés (hors Europe) et réalisé 65 % de son chiffre d’affaires (hors Europe) en Afrique. Bouygues y a réalisé 26 % de son chiffre d’affaires (hors Europe). Total y a réalisé 22 % de son chiffre d’affaires (hors Europe) et produit 50 % de son pétrole. On ne saurait également oublier l’importance cruciale de la prédation financière, qualifiée de « fuite de capitaux », dont les élites africaines sont loin d’être les seules bénéficiaires.
Selon les données du Congressional Research Office (américain), la France, second pays vendeur d’armes aux pays africains sur la période 1998-2001, a dépassé la Russie dans la période 2002-2005, fournissant un quart des armes achetées par les pays africains. Les exportations vers ce continent n’ont représenté que 10 % des exportations totales d’armes de la France entre 2002 et 2005. Elles témoignent cependant de la volonté des dirigeants français de continuer à jouer un rôle majeur. Ce rôle s’inscrit désormais dans le cadre d’opérations conduites par l’Union européenne, avec ou sans l’Otan, compte tenu des modifications géostratégiques qui impactent ce continent depuis la fin des années 1990 (développement des intérêts des États-Unis, montée en puissance de la Chine, émergence de puissances régionales), non sans lien avec les ressources naturelles qui s’y trouvent.
À la fin 2007, la France comptait 10 000 militaires sur le continent, soit un tiers des effectifs militaires déployés hors de la métropole. Ce n’est donc pas un hasard si Sarkozy a effectué ses premières visites africaines au Sénégal et au Gabon, deux pays pivots de la Françafrique.