LARKANA (PAKISTAN) ENVOYÉ SPÉCIAL
Coran en main, le récitant psalmodie des sourates en dodelinant de la tête. A ses pieds, des bâtonnets d’encens fichés dans le sable d’un flacon libèrent des volutes de fumée. Fendant la pénombre, les visiteurs s’approchent et s’immobilisent, visage recueilli, devant le caveau drapé d’un tissu vert recouvert de pétales de fleurs rouges. Depuis les funérailles de Benazir Bhutto, le 28 décembre, au lendemain de son assassinat, le mausolée du clan Bhutto à Larkana (600 km de Karachi) ne désemplit pas. Chaque jour, des centaines de personnes, dignitaires ou anonymes, viennent se prosterner devant la tombe de l’égérie martyre du Parti du peuple pakistanais (PPP) qui gouverna le Pakistan à deux reprises, de 1988 à 1990 et de 1993 à 1996.
La dépouille de « Benazir » repose désormais au cœur de ce mausolée - trois dômes en forme de bulbe reproduisant l’architecture du Taj Mahal indien (sans les minarets) - qu’elle avait elle-même fait édifier en hommage à son père adulé, Zulfikar Ali Bhutto, flamboyant premier ministre dans les années 1970, et qui, lui aussi, connut une fin tragique, pendu en 1979 par le général putschiste Zia Ul-Haq.
A côté du caveau du père s’alignent ceux de deux autres « martyrs » de la famille, fils de Zulfikar et frères de Benazir : Shanawaz, empoisonné à Cannes en 1985, et Murtaza, tué par des balles policières à Karachi en 1996. Toute la malédiction de la dynastie Bhutto se concentre là, au cœur de cette profusion de marbre laiteux cerné de rizières et d’étangs d’où surgissent des troupeaux de buffles et que longent des charrettes à ânes, images d’Epinal de ce Pakistan immémorial baigné par les eaux de l’Indus.
Les Bhutto sont les fils de cette terre fertile du nord du Sind, la province méridionale du Pakistan. Fondé par un rajput (membre d’une caste guerrière) hindou converti à l’islam au XVIIe siècle, alors que l’empire des Grands Moghols était au faîte de sa splendeur, le clan Bhutto a fui les sols arides du Rajasthan pour s’établir sur ces rives de l’Indus, plus hospitalières.
Il s’y taille au fil des décennies un fief foncier qui en fait toujours, aujourd’hui, l’une des grandes familles de hobereaux locaux, des « féodaux » comme le soulignent à l’envi ses ennemis. Ses propriétés de dattiers, cannes à sucre, oliviers et manguiers s’étalent à perte de vue autour de Larkana, un gros bourg situé au nord du Sind. Le patrimoine terrien de la famille a pu atteindre un maximum de 100 000 hectares. Si les superficies ont diminué plus tard, avec la réforme agraire des années 1960, les héritiers y ont ajouté des actifs industriels (moulins, stations-service, fermes aquacoles). Les Bhutto sont assurément une vraie puissance.
Mais le clan est divisé, morcelé par d’inexpugnables haines, rongé de farouches rivalités. Il s’est fracturé autour de l’héritage politique de Zulfikar Ali Bhutto, héros populiste des masses pakistanaises, qu’il avait galvanisées en leur promettant « du pain, des vêtements et un toit ». Avant sa pendaison, « Zulfi » avait adoubé sa fille adorée, Benazir, envoyée à Oxford dans ses propres pas.
Mais la succession ainsi orchestrée déplaît à son frère Murtaza, son cadet d’un an. C’est de son exil afghan puis syrien, quand il fuyait la police pakistanaise lancée à ses trousses, que Murtaza le « radical », le « révolutionnaire », observe l’irrésistible ascension de Benazir qui, elle, est autorisée à retourner au Pakistan en 1986. De là datent ce ressentiment, cette fierté blessée, qui s’aigrissent au fil des ans jusqu’à éclater en un nouveau drame, en 1996. Cette année-là, Murtaza, finalement rentré d’exil contre le gré de sa soeur, tombe sous les balles tirées par la police de Karachi. Murtaza était un gêneur. Il avait fondé une branche dissidente du PPP - le « PPP Shahid Bhutto » - qui se voulait le digne héritier du projet politique du père. Il fustigeait la trahison de ses idéaux par sa soeur, engluée dans les compromissions du pouvoir et l’affairisme de son mari.
Benazir, premier ministre pour la seconde fois au moment des faits, porte-t-elle la responsabilité de la mort de son frère ? Elle a toujours farouchement nié, bien sûr, invoquant une tragique bavure. Mais la veuve de Murtaza, Ghinwa Bhutto, accablée de chagrin, l’a ouvertement accusée. Ainsi s’est ouverte cette fracture béante au cœur du clan, cette plaie qui saigne toujours. Il a fallu diviser les champs et les résidences. A la branche Murtaza est revenue la maison de Larkana, propriété « historique » de Zulfikar, tandis que Benazir a reçu le domaine de Naudero, situé à une dizaine de kilomètres. Chacun chez soi, claquemuré dans la détestation de l’autre.
La disparition de Benazir va-t-elle ouvrir un nouveau chapitre ? Cicatriser la blessure ? « Je lui pardonne, maintenant qu’elle est morte », soupire Ghinwa. La veuve de Murtaza reçoit en sa maison de Larkana aux couloirs tapissés de portraits des grands ancêtres enturbannés, ces aïeux Bhutto qui ont perpétué la dynastie au fil des âges.
Abondante chevelure frisée, châle bleu pastel passé autour du cou, Ghinwa s’exprime en français. Libanaise, elle a fui la guerre civile dans son pays pour se réfugier à Damas en 1984. C’est là qu’elle rencontre Murtaza, le révolutionnaire en exil. Ils se croisent dans un club de sport, elle à l’aérobic, lui à la piscine, et c’est le coup de foudre. Aujourd’hui, elle veut bien accorder son « pardon » à Benazir, mais ne cède rien sur la critique politique des dérives du PPP, fidèle à la rhétorique gauchisante de son époux assassiné. « Le PPP est dirigé par une élite de féodaux et d’industriels, dénonce-t-elle. Ces gens-là n’ont aucun intérêt à changer le statu quo. »
Ghinwa s’est lancée dans la bagarre électorale : elle se présente au prochain scrutin législatif du 18 février. Les deux enfants de Murtaza l’épaulent, mais sont encore loin d’avoir attrapé le virus de la politique. Zulfikar Jr (17 ans), leur fils commun, préfère sauver les dauphins échoués sur les rives de l’Indus. Quant à Fatima (25 ans), fille de Murtaza et de sa première femme afghane, elle récuse toute forme de dynastie en politique. « Entrer en politique ne doit pas être lié à un nom, à l’héritage d’une famille », explique-t-elle. Formée à l’université de Columbia et à la School of African and Asian Studies (SOAS) de Londres, Fatima s’engage plutôt en montant des « camps médicaux » qui offrent des soins gratuits, ou en visitant des prisons pour femmes. Elle tâte aussi du journalisme et de la poésie. « Je ne veux plus voir des Bhutto mourir », souffle Ghinwa en couvant du regard la jeune génération. Mais le Pakistan lui permettra-t-il de s’arracher à la malédiction ?
Asif Ali Zardari, veuf et héritier controversé
LARKANA (PAKISTAN) ENVOYÉ SPÉCIAL
Soudain, les portes métalliques de la demeure s’ouvrent et le convoi fait irruption dans la cour. Crissement de pneus. Claquements de portières. L’homme s’arrache à son 4×4 blindé et foule en hâte le sol en ciment, entouré d’une escouade de gardes du corps portant blouson de cuir sur leur shalwar kameez (tunique et pantalon bouffant). Puis, il s’engouffre dans les salons de la résidence où patientent les cadres du Parti du peuple pakistanais (PPP), sagement alignés sur leur canapé moelleux.
Ce lundi 7 janvier, Asif Ali Zardari arrive de Dubaï, où il a mis Bilawal (19 ans), l’aîné des trois enfants qu’il a eus avec Benazir Bhutto, dans un avion à destination de la Grande-Bretagne où l’attend sa scolarité à Oxford. Dernières consignes, derniers conseils avant la séparation qui laisse désormais le père seul aux commandes du PPP, la belle machine politique léguée par l’ex-première ministre assassinée.
A voir M. Zardari flanqué de lieutenants obséquieux, en cette résidence patricienne de Naudero (600 km au nord de Karachi), l’une des propriétés du clan Bhutto, on comprend que sa marche vers le pouvoir est bien engagée. Silhouette haute et ferme, moustache épaisse de révolutionnaire latino, il se coule déjà à merveille dans la posture du nouveau chef.
ACCUSATIONS DE CORRUPTION
Officiellement, il n’est que le numéro deux du parti. Dans son testament politique, Benazir Bhutto lui avait confié en héritage la présidence du PPP, mais il a préféré céder le sceptre à leur fils, Bilawal Zardari, opportunément renommé Bilawal Zardari-Bhutto. Habile manœuvre, avaient alors salué les commentateurs : M. Zardari se protège derrière le prestige du nom Bhutto tout en exerçant dans les coulisses la réalité du pouvoir.
Ce jour-là, il reçoit dans une pièce attenante au grand salon. Pour y arriver, il faut traverser une salle à manger au riche décorum : lustre au plafond et plateau de tasses en porcelaine fleurie. Assis sous un portrait de Benazir, M. Zardari est grave mais très à l’aise, « mélange de seigneur féodal et d’urbain éduqué », comme le décrit un journaliste local. Il a glissé un stylo dans sa pochette. Il s’exprime dans un bon anglais - il a fréquenté le collège privé Saint-Patrick de Karachi - mais son discours manque encore de substance. Il se contente d’affirmer qu’il « honorera le message de Benazir », et que son fils Bilawal « sera formé aux responsabilités sous l’égide collective des dirigeants du parti ».
C’est que le veuf de Benazir Bhutto préfère rester très prudent. Il sait pertinemment que ses adversaires, à l’intérieur comme à l’extérieur du PPP, sont légion. Fils d’un propriétaire de salle de cinéma de Karachi et lui-même grand amateur de discothèques, il n’a jamais été franchement accepté dans les cénacles de l’aristocratie terrienne d’où est issu le clan Bhutto. Les militants de base ne l’aiment pas d’avantage, « jaloux qu’il leur ait volé leur princesse », décode un journaliste local. Et ce d’autant que des accusations de corruption, qui lui ont valu de passer onze ans en prison, ont fâcheusement terni son image. « Pour l’instant, personne ne dit rien car les gens sont encore sous le choc de la disparition de Benazir, explique un militant du PPP. Mais à moyen terme, M. Zardari va cristalliser des tensions autour de sa personne qui vont diviser le parti. »