François Chesnais [1] et Claude Serfati [2]
1. Introduction
Deux idées commandent ces notes [3] . La première, c’est que nous (ici la civilisation humaine) sommes entrés, depuis au moins deux décennies déjà, dans une phase de l’histoire du capitalisme où les conséquences environnementales de tendances présentes dès l’origine dans le fonctionnement du capitalisme, sont en train de se matérialiser sous des formes extrêmement graves et à un rythme qui s’accélère [4] . Le point a été atteint où la dégradation des conditions physiques de la reproduction de la vie en société menace à court terme (entre une et trois générations), non seulement les conditions de vie, mais l’existence même de certaines classes, de certaines communautés, voire de certains pays. Comme ceux-ci sont situés le plus souvent, soit dans ce qu’on nomme aujourd’hui « le Sud », soit dans l’ancien « Est », la menace demeure lointaine et donc abstraite dans les pays du centre du système capitaliste mondial. Les groupes industriels et les gouvernements des pays de l’OCDE tirent largement parti de ce fait pour diffuser l’idée que la dégradation des conditions physiques de la vie sociale ferait partie des maux « naturels » que certains peuples seraient appelés à subir. Ce serait pour eux un « malheur » de plus. Les dégradations environnementales planétaires exigeraient donc des pays avancés tout au plus des changements marginaux dans leurs choix technologiques et leur mode de vie quotidienne. Le seul « modèle de développement » proposé aux pays « retardataires » continuerait à être celui projeté par les médias à partir des centres du capitalisme mondial et à devoir se fonder sur les marchandises et les formes de vie sociale produites par les grands groupes industriels et financiers.
Pour comprendre les relations du capitalisme avec ses conditions de production « extérieures », il faut revenir sur ses origines et sur ses fondements sociaux. Le temps de gestation très long des pleins effets de mécanismes présents dans le capitalisme dès ses origines a été et reste plus que jamais un puissant facteur d’inertie sociale dans les pays capitalistes avancés. La guerre menée par le capital pour arracher la paysannerie à la terre et pour soumettre l’activité agricole entièrement et exclusivement au profit, dont nous vivons de nouveaux épisodes aujourd’hui, est une guerre fondatrice du nouveau mode de production et des formes de domination sociales qui lui sont propres. Les deux mécanismes de prédation capitalistes complémentaires, dont on peut analyser le jeu et les effets aujourd’hui, l’un fondé sur la propriété privée de la terre et des ressources du sous-sol permettant l’appropriation de rentes et l’autre sur la déclaration que les autres éléments naturels trop abondants pour être facilement soumis au départ à un mécanisme d’appropriation ou d’exploitation privée ’ l’eau et l’air et par extension la biosphère ’ seraient inépuisables et donc gratuits, remontent à la première phase d’expansion du capitalisme. Il en va de même pour les mécanismes bien précis de sélection sociale des techniques que le capitalisme a créés et dont la civilisation de l’automobile et les OGM sont l’expression contemporaine.
Tous ces mécanismes et les tendances qu’ils suscitaient étaient inscrits dans les fondements mêmes du mode de production, tout comme dans les modes de domination de classe, nationales et internationales (impérialistes). Le fait que leur temps de gestation a été très long, a permis soit de les ignorer à peu près totalement, soit de travailler théoriquement et politiquement dans l’idée que de telles tendances seraient arrêtées et leurs conséquences rectifiées, réparées après la révolution, dans le cadre du socialisme.
Au cours des trois décennies de très forte croissance de l’après-guerre,il y a eu une accélération considérable du jeu de mécanismes cumulatifs destructeurs des équilibres écologiques sous l’effet des formes de production et de consommation du « fordisme », comme de celles de l’économie « planifiée » stalinienne. Mais puisque ces mécanismes étaient associés à une élévation importante du niveau de vie, quoique pour l’essentiel dans les pays développés, des réflexes de cécité collective ont prévalu. Gouvernements, entreprises et partis et syndicats ouvriers se sont entendus tacitement pour faire silence sur les questions écologiques. Aujourd’hui, la gravité de la situation est connue. Les travaux de la commission scientifique créée par les Nations Unies ont établi que certains domaines, tels que les ressources non renouvelables et sans doute la biodiversité, les dégradations ont atteint des seuils d’irréversibilité, ou en tout cas en sont proches. Les gouvernements des pays capitalistes développés et les institutions internationales ne s’engagent pas moins dans la voie d’une aggravation de la situation par l’élargissement de « droits à polluer » qui systématisent le caractère intangible de la propriété privée ainsi que le droit du capital au pillage de la nature. Du côté de ceux désignés aujourd’hui sous le terme « anti-mondialiste », onconstate simultanément une conscience assez forte de l’existence d’un lien entre ces dégradations et la libéralisation et la déréglementation qui mettent le pouvoir économique effectif entre les mains des « marchés », mais une forte réticence à mettre en cause le capitalisme ainsi que les formes dominantes de la propriété des moyens de production, de communication et d’échange. Notre espoir est que les travaux de cette section du Congrès contribueront à donner à des questions qui touchent aux conditions physiques de la reproduction de la vie en société (dans l’immédiat celle de sociétés déterminées), le statut de questions théoriques et politiques de premier plan et à lancer un travail plus collectif.
La seconde idée qui sera explorée dans ce texte, est que pareille situation constitue une crise pour l’humanité, une crise de la civilisation humaine, mais qu’en ce qui concerne le capitalisme les choses ne peuvent pas être déclinées ainsi. La ou les crises écologiques, crises planétaires mais aux effets inégaux, sont les produits du capitalisme, mais ils ne sont pas des facteurs centraux de crise pour le capitalisme. La crise écologiste a ses origines dans les fondements et les principes de fonctionnement du capitalisme, doublés des conséquences de l’organisation politique et économique des Etats bureaucratiques, Chine comprise. Aujourd’hui elle se développe de façon accélérée sous l’effet de la recherche par le capital de « solutions » à ses contradictions profondes (taux et masse de la plus-value, taux de profit, suraccumulation endémique, etc.) dans une fuite en avant débridée rendue possible par la libéralisation, la déréglementation et la mondialisation. Prise sous cet angle, la crise écologiste est donc une « crise capitaliste ». Mais elle voit la pleine réaffirmation de la volonté et de la capacité récurrente du capital à reporter sur son milieu « externe », géopolitique et maintenant environnemental (la biosphère) les conséquences de contradictions qui sont exclusivement les siennes, au sens où elles surgissent des rapports de production et de propriété qui le fondent. De ce point de vue, en affirmant l’intangibilité du niveau de vie, mais aussi du mode d’existence matérielle des Américains, Georges Bush exprime tout haut une position partagée par les principaux groupes industriels et financiers mondiaux (et pas seulement américains), comme par de nombreux gouvernements qui ne sont pas fâchés qu’il ait pris sur lui de torpiller l’accord ad minima de Kyoto. La situation qui est réservée aux « pays du Sud » témoigne de la pérennité des rapports de domination impérialiste, mais dans un contexte où les populations de ces pays peuvent être laissées sous le contrôle des « lois naturelles » proposées par Malthus à l’aube du dix-neuvième siècle.
On aura compris que nous (ici les auteurs de cette note) ne partageons pas l’idée que par le biais de la destruction ou du grave endommagement de l’environnement naturel, le capital mettrait en danger, et même détruirait, ses conditions de reproduction et de fonctionnement comme capital. Nous n’adhérons pas à la thèse de la « seconde contradiction ». [5] C’est au cœur des mécanismes de création et d’appropriation de la plus value que gisent les contradictions qui font que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même ». [6] Dans la sphère de l’environnement naturel, le capital représente une barrière, ou plus exactement une menace pressante pour l’humanité ’et dans l’immédiat pour certaines parties précises de celle-ci ’ mais non pour le capital lui-même. Sur le plan économique, le capital transforme les pollutions industrielles, ainsi que la raréfaction et/ou la dégradation de ressources comme l’eau, voire de l’air, en « marchés », c’est-à-dire en champs d’accumulation nouveaux. Dans des domaines comme celui des retombées du décryptage du génome ou celui des OGM, on voit des stratégies de domination économique et politique sans précédent dans leur forme et leur visée [7] , doublées de ’paris’ technologiques aveugles d’une irresponsabilité sociale totale, dont le moteur est la satisfaction des actionnaires. Sur le plan politique, il est pleinement capable de reporter le poids des dégradations sur les pays et les classes les plus faibles et au besoin, en dernier recours, de diriger toute la puissance militaire des impérialismes dominants vers des taches de « maintien de l’ordre » partout dans le monde où les dégradations des conditions d’existence de peuples sous l’effet des destructions environnementales pourraient provoquer des soulèvements.
Ce qui est en cause au plan théorique, notamment, est le contenu qu’il faut donner à la notion de « mode de production ». Nous pensons que pour Marx, le terme désigne un mode de domination sociale, autant qu’une forme d’organisation de la production matérielle. Il nous paraît également profondément erroné de réduire la reproduction du capital à ses seules dimensions économiques. Nous avons affaire à un processus de reproduction d’une domination sociale mondialisée. Au niveau atteint par la polarisation de la richesse, cette domination est celle, à l’échelle globale, d’une petite, voire d’une toute petite fraction de l’humanité, fraction elle-même concentrée majoritairement dans les pays capitalistes avancés. La domination repose sur des bases où « l’économique » et le « politique » sont inextricablement mêlés. Il est impossible de dissocier les destructions environnementales et écologiques des agressions portées contre les conditions de vie des prolétaires urbains et ruraux et de leurs familles, notamment ceux des pays dits du Sud, sous domination impérialiste. Il est tout aussi impossible de ce fait de dissocier les formes économiques de la domination et de la violence de leurs formes politiques et militaires [8] . Pris ensemble, les destructions environnementales et écologiques et les agressions portées contre les conditions de vie des prolétaires sont le résultat des effets cumulés de mécanismes sécrétés par le fonctionnement du mode de production capitaliste depuis des décennies et de la domination renouvelée contemporaine du capital financier d’essence rentière. Sa domination est adossée aux politiques néolibérales qui en amplifient les effets dévastateurs. Ce sont aujourd’hui les conditions de la reproduction de l’humanité qui sont mises en péril dans leurs dimensions à la fois proprement humaines et écologiques. Pour revenir de nouveau à la thèse de la « seconde contradiction », le capital entend faire de la « réparation » des dégradations écologiques un marché. Celles-ci ne vont pas affecter sa reproduction comme capital. Enfin les gouvernements des pays riches veilleront à ce que les conséquences de la « crise écologique » affectent le moins et le plus tard possible les conditions de reproduction du mode de vie des propriétaires du capital, de leurs dépendants et des couches sociales qui font cause commune avec eux.
Avant d’approfondir un peu l’énoncé de ces deux idées qui commandent notre réflexion, nous voulons dire quelques mots sur des points de nature préalable. Il s’agit d’une obligation qui nous est propre, au moment où nous abordons pour la première fois un terrain où ’uvrent beaucoup de spécialistes, mais que les théoriciens du capitalisme ont peu exploré.
Le retard est celui que nous (les auteurs de ce texte) reconnaissons personnellement. Mais il est aussi, nous semble-t-il, celui plus généralement de la très grande majorité de ceux qui se réclament du marxisme. L’analyse et la discussion des questions relatives à l’environnement et aux menaces écologiques de plus en plus pressantes qui pèsent sur les conditions physiques et sociales de la reproduction dans des parties déterminées du globe, se sont faites, nous semble-t-il, et continuent pour l’instant de l’être, très largement en dehors d’une référence forte à une problématique marxienne et/ou marxiste [9] . Elles se sont faites, sauf exception, sans que ne soient établis de liens forts avec les ressorts de l’accumulation capitaliste, laquelle s’effectue aujourd’hui sous l’égide d’une configuration nouvelle du capital financier. Elles se sont faites sans qu’il n’y ait d’énoncé clair du fait que les rapports de production capitalistes sont simultanément des rapports de domination, dont la reproduction et l’extension s’opèrent dans le cadre de rapports impérialistes renouvelés.Elles se sont faites en dehors de l’analyse critique des rapports sociaux fondés sur la propriété privée et de la démonstration de leurs implications quotidiennes.
La responsabilité de ces carences et de ces retards incombe aux marxistes autant, et en ce qui nous concerne, plus qu’aux écologistes. Il est évidemment indéniable que dans leur grande majorité, les écologistes ont cru pouvoir, ou ont même délibérément voulu éviter de fonder leurs propositions sur une critique du capitalisme de type marxien ou marxiste. Ils ont atténué, sinon gommé l’importance des rapports entre le « productivisme » et la logique du profit, de même qu’ils ont fait silence sur le rôle de la propriété privée dans la crise écologique. Cela contribue fortement à expliquer que leur combat ait été voué à l’échec, ou pire, à la récupération par le système. L’absence d’une posture anticapitaliste a conduit la plupart des partis Verts européens à devenir des simples partenaires « éco-reformistes » de la gestion social-libérale du capitalisme par les gouvernements dirigés par des partis sociaux-démocrates ou staliniens repentis. Mais la montée de la pensée écologiste et des formations politiques qui l’ont portée, n’aurait pas été possible sans le terrible vide théorique et politique qui s’est formé du côté des marxistes et qui a duré au moins jusqu’au début des années quatre-vingt-dix [10] .
Ce retard très important de l’analyse marxiste est le résultat conjugué de nombreux facteurs. Il plonge ses racines dans la lecture unilatéralement « productiviste » du travail de Marx et d’Engels qui a été faite pendant des décennies. Dans la conception qui a prévalu, ’l’enveloppe’ institutionnelle et organisationnelle dans laquelle s’effectue le développement des forces productives, y compris celui de la science, est reconnue comme étant capitaliste de part en part, mais sans que cela n’affecte autrement que de façon tout à fait superficielle l’orientation et les résultats de ce développement. La science, la technologie et les ’formes de cultiver et de fabriquer’, autrement dit les formes de relations avec la ’nature’, seraient pour le socialisme à la fois un ’héritage’ et un ’tremplin’. Ils constitueraient d’abord un ’héritage’, que le socialisme pourrait accepter : certes, après inventaire, mais un inventaire quand même assez sommaire. Ils seraient ensuite un ’tremplin’ à partir duquel l’humanité pourrait avancer sans n’avoir à opérer plus que des infléchissements et sans avoir à gérer d’immenses dégâts en tentant d’en renverser une partie au moins des conséquences. C’est sur ce socle que le mouvement ouvrier traditionnel - les syndicats et les partis sociaux-démocrates aussi bien que communistes - a pu construire les positions qui en ont fait les défenseurs de l’énergie nucléaire comme de l’industrie automobile. Pour les PC occidentaux et les syndicats liés à la FSM, il s’agissait aussi de défendre l’expérience, désastreuse du point de vue écologique comme sur tous les autres plans, du « socialisme réel » et de la domination sociale de la bureaucratie stalinienne.
Les changements dans les rapports de force entre le capital et le travail nés de la ’contre-révolution conservatrice’ et de la libéralisation et déréglementation imposées aux classes ouvrières et aux salariés de tous les pays, n’ont fait qu’aggraver les choses. La ’sauvegarde de l’emploi’ est devenue le but prioritaire, sinon unique, de l’action du mouvement ouvrier, devenant l’un des arguments majeurs qui est opposé à toute proposition sérieuse de limitation de l’usage de l’automobile, comme à l’application même des textes de loi bien limités en matière de contrôle de certaines pollutions, par exemple dans les industries chimiques. La ’défense de l’emploi’ est mobilisée pour que l’agriculture productiviste et polluante, ainsi que les très puissants intérêts agro-alimentaires qui lui sont liés, gravement mis en cause par la ’maladie de la vache folle’, soient touchés de façon aussi limitée que possible, sinon pas du tout.
En ce qui concerne le courant trotskiste dont nous sommes issus, la répétition des positions des principaux dirigeants et théoriciens du parti bolchevique datant des années vingt est venue conforter des positions largement conformes à celles des appareils de la CGT et de FO. Revenons un instant sur l’influence des dirigeants bolcheviques dans le retard théorique et politique dont les auteurs de ce texte ont hérité. La victoire de la première révolution prolétarienne dans un pays peu industrialisé et à faible développement des capacités de recherche scientifique et technique a très fortement accentué l’approche fondée sur « la maîtrise des lois naturelles » et la « domination de la nature ». Elle explique l’éloge du taylorisme par Lénine, les discours sur la science et la technique de Trotsky [11] et les positions sur la science et la technique de Boukharine, fortement teintées de positivisme [12] .
Il faut donc revenir à Marx et Engels pour les relire, retravailler la critique du capitalisme dont ils ont jeté les fondements. De même qu’il faut décliner aussi, de façon autrement plus ferme que cela n’a été fait jusqu’à présent, la critique ’écologiste’ des formes matérielles de la civilisation du capital financier monopoliste.
Revenir à Marx ne veut pas dire tenter de soutenir que celui-ci, tout comme Engels avec lui et après lui, n’auraient pas écrit des choses contradictoires, défendu des positions dont la réconciliation n’est pas toujours évidente. A côté de très importants éléments critiques, qui ont été longtemps presque complètement négligés par les théoriciens marxistes après Marx, il existe bel et bien dans leur travail de nombreux textes dont ont pu, et dont peuvent toujours se réclamer, les tenants de la ’science facteur de progrès’ en toutes circonstances, ou presque, des textes qui font le panégyrique du capitalisme sur ce plan.
Ces textes à la gloire de la science, tout comme ceux qui font le panégyrique de l’’uvre accomplie par le capitalisme et la bourgeoisie, doivent être replacés dans leur contexte, celui des premières grandes expositions universelles qui ont frappé tous ceux qui les ont vues. Si Marx et Engels n’y avaient pas été sensibles, on peut être certain que ceux qui leur font un procès en positivisme et en scientisme, les accuseraient d’avoir vécu hors de leur temps, ou absolument en marge de celui-ci ! Ces textes doivent aussi et surtout être situés dans la perspective historique et les délais de la transformation sociale qui sont ceux de Marx, comme de tous les théoriciens révolutionnaires au moins jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Dans l’esprit de Marx, le capitalisme est appelé à disparaître assez vite, car c’est assez vite qu’un système marqué par des crises qui sont autant d’appels réguliers à l’action, aura réuni les conditions objectives et subjectives de son dépassement : les nouveaux moyens de production et de transport maritime et terrestre et les premiers moyens de communication et une classe ouvrière concentrée, prête à être organisée sur le plan syndical comme sur le plan politique dans une perspective de renversement du capitalisme.
Il assez bien connu que les textes sur le caractère progressiste du capitalisme sur le plan de la création scientifique et technologique sont constamment qualifiés sous l’angle de leurs conséquences très négatives pour les travailleurs [13] . Ce qui a été dit moins souvent, c’est que certains de ces textes [14] , le sont également sous l’angle de leurs conséquences néfastes pour la ’terre’, terme qu’il faut considérer comme un raccourci servant à désigner de façon beaucoup plus large les conditions naturelles, physiques de la production et de la reproduction.
L’un des passages où Marx est le plus explicite par rapport aux conséquences ’écologiques’ du capitalisme est celui qui clôt la longue quatrième section du livre I du Capital sur la production de la plus value relative. Il y traite de l’exploitation du travail dans le secteur agricole, dans le cadre de développements plus large sur les rapports entre l’agriculture et la grande industrie. Une lecture tant soit peu attentive de ces développements indique à quel point, pour Marx, l’idée de progrès est subordonnée à celle de révolution : ’Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste, d’une part accumule la force motrice de l’histoire ; d’autre part, elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais elle trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la terre (etc)’ [15] . Aujourd’hui comme hier, dans des conditions historiques différentes, l’enjeu est là : dans la capacité d’auto-organisation [16] de cette population, majoritairement urbaine, de vendeurs de leur force de travail (de salariés et de chômeurs qui sont des « prolétaires » même s’ils ne sont plus majoritairement ouvriers) jusqu’à être capables de jouer ce rôle de ’force motrice de l’histoire’, c’est-à-dire de sujet politique décidé à en finir avec le capitalisme.
En l’absence ou dans une situation de paralysie de ce sujet politique, ce qui l’emporte est la consolidation et l’accentuation d’un processus où ’chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailler, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès de l’art d’accroître la fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats-Unis par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement’. Et Marx de terminer par cette phrase dont il a été finalement fait un emploi théorique, assez ou même très limité : ’La production capitaliste ne développe donc la technique (’) qu’en épuisant les deux sources d’où jaillissent toute richesse, la terre et le travailleur’ [17] .
Puisque les révolutions du 20° siècle ont été défaites — de l’intérieur autant et même plus que de l’extérieur — et qu’il n’y a pas eu de passage du capitalisme vers une forme d’organisation sociale où il y aurait une maîtrise par l’humanité des conditions matérielles de sa reproduction, y compris, ou plus exactement d’abord et surtout, de son environnement naturel planétaire, la biosphère comprise, c’est dans le cadre de l’hypothèse pessimiste que l’on est contraint de se situer. Marx pensait très certainement pouvoir l’indiquer simplement « pour mémoire » pour ainsi dire et les bolcheviques pouvaient encore penser quelques décennies plus tard emprunter au capitalisme ses technologies comme tremplin vers une situation où ils libéreraient la science et la technique de son enveloppe capitaliste, mais nous sommes obligés de procéder bien différemment.
Nous sommes contraints de tenter de nous dépêtrer de l’économicisme ambiant. Rien ne serait plus urgent que de modifier le terrain et les termes actuels du dialogue des marxistes avec les courants de pensée dominants, même « hétérodoxes », afin de se réapproprier une critique aussi radicale que possible du capitalisme ainsi que de la domination bourgeoise. Etre fidèle à Marx aujourd’hui, c’est le relire pour rechercher avec lui (et pas juste chez lui), tous les traits prédateurs et parasitaires, de même que toutes les tendances à la transformation des forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives, inscrites dans les fondements du capitalisme dès le départ, mais dont le temps de gestation et de maturation a été très long. Il y a toujours eu chez Marx une incitation à la critique la plus radicale possible, au « catastrophisme » ainsi que certains se plaisent à le dire. Aujourd’hui il est devenu nécessaire, nous semble-t-il, de laisser libre cours à cette critique radicale, « pessimiste ».
Il faut donc « prendre le la » sur des remarques du type de celle qu’on trouve dans l’Idéologie Allemande, quand Marx observe que « dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants ; elles ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent) ». [18] Dans l’Idéologie Allemande, Marx ne pousse pas l’idée plus loin. Il n’est pas sûr non plus qu’en parlant de ces deux mécanismes destructifs, Marx pense à la destruction de « la nature ». Ici comme dans les écrits philosophiques antérieurs et comme dans la Capital ensuite, Marx se réfère surtout au sort des prolétaires et de leurs familles, ainsi qu’à celui des couches non-prolétarisées les plus exploitées. Rappelons en quels termes Marx énonce dans le livre I du Capital, la manière dont « la loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne en milieu capitaliste ’ où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service des travailleurs, mais le travailleur qui est au service des moyens de production ’ en loi contraire, c’est-à-dire que plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force de travail, devient précaire ». [19]
Aujourd’hui, Marx énoncerait une « loi » (c’est-à-dire un mécanisme macro-social de première ampleur) complémentaire relatif à la destruction de l’environnement naturel, des ressources naturelles et de la biosphère. Le terme complémentaire est indispensable, car c’est dans le processus de constitution des « prolétaires » de ceux qui ne peuvent vivre que de la vente de leur force de travail, et de leur domination par le capital, que gisent certains des plus importants mécanismes de destruction de cet environnement.
En se plaçant dans une perspective de gestation longue, cette section va donc porter sur les plus importants mécanismes économiques et sociaux qui sont à l’origine des tendances « cachées » ou « inaperçues » du capitalisme à la prédation et au parasitisme et à la transformation de forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives [20] dans le domaine de l’environnement naturel et de la biosphère. Bien qu’elles coexistent avec les tendances « progressistes » sur lesquelles l’accent a surtout été mis par tous les commentateurs de Marx jusqu’aux travaux cités plus haut, elles caractérisent dès le départ les relations que le capitalisme établit avec les conditions extérieures de production qu’il rencontre au moment de son émergence et dans le cadre desquelles il se meut. La dernière sous-section du point 3, cherchera à décliner très brièvement les conséquences de la centralisation et de la concentration du capital et la formation de certains des oligopoles les plus puissants autour d’activités, d’industries et de formes de vie quotidiennes ayant les plus forts effets destructeurs des conditions naturelles de reproduction de la vie. [21]
C’est dans le monde rural et avec la pénétration des rapports de production capitalistes dans l’agriculture et l’élevage qu’il faut commencer. C’est là que se situe l’un des fondements les plus cruciaux du mode de production et de domination que nous subissons et que se trouve aussi l’origine de l’un des mécanismes les plus permanents d’atteinte aux métabolismes sur lesquels la reproduction physique des sociétés humaines repose. Nous sommes en présence d’une sphère où le capital financier continue sa poursuite simultanée de profit et de formes renouvelées de domination sociale, en prenant appui sur un processus qui remonte au début du capitalisme, mais que nous connaissons sous deux formes à la fois complémentaires et successives.
L’expropriation des producteurs paysans directs et la soumission de la production agricole et animale au marché et au profit sont des mécanismes qui datent de la formation du capitalisme en Angleterre [22] . On sait le rôle fondamental que joua ici l’expropriation des agriculteurs anglais du 16° au 18° siècle, notamment au moyen du mouvement clôture privée des terrains communaux dit des enclosures, décrit par Thomas More comme un mécanisme social au terme duquel les troupeaux « mangent les hommes » (« sheep devouring men »). Marx a placé le processus d’expropriation de la paysannerie au c’ur des mécanismes de l’accumulation primitive. Mais ce processus n’a jamais cessé et il se poursuit à ce jour. Il n’est pas imputable aux seules politiques du FMI, aussi nécessaire soit-il de les incriminer. C’est au cœur des rapports de production et de domination qu’il se situe.
Depuis les premières colonisations, l’histoire économique et sociale des pays du « Sud » subordonnés à l’impérialisme est celle, pour ce qui nous concerne ici, de vagues successives d’expropriation des paysans au profit de formes concentrées d’exploitation de la terre (déforestations, plantations, élevage extensif, etc.) pour l’exportation vers les pays capitalistes centraux. Lorsqu’on examine la situation des plus grands exportateurs de matières de base non-minières ’ le Brésil, l’Indonésie ou les pays du Sud de l’Asie ’ on est face à un processus où les destructions environnementales et écologiques de plus en plus irréversibles vont de pair avec les agressions incessantes portées contre les conditions de vie des producteurs et leurs familles, de sorte qu’il est impossible de dissocier la question sociale de la question écologique. Les bénéficiaires ont toujours été les mêmes : les grands groupes de négoce puis de production agro-alimentaire alliés dans des configurations multiples et changeantes aux classes dominantes locales, oligarques rentières ou capitalistes. Les attaques du capital contre la production directe a fomenté en permanence la lutte des classes dans les campagnes, d’abord dans les pays capitalistes les plus anciens et au 20°siècle dans la pays du « Sud ». Aujourd’hui la nouveauté consiste dans une prise de conscience de l’interconnexion entre les destructions écologiques et les agressions contre les conditions d’existence de producteurs, qui est l’un des traits, en Amérique latine comme en Asie, des nouveaux mouvements paysans.
L’intérêt théorique de l’agriculture et sa très grande importance sociale sont d’illustrer les enjeux de la question de la maîtrise par les producteurs directs de leurs conditions de production. Dans l’agriculture la séparation ou la perte de maîtrise s’est produite deux fois. Dans le cas des pays à implantation capitaliste ancienne, ces deux expropriations successives ont eu lieu à des siècles d’intervalle. La première fois la séparation des producteurs directs de leurs conditions de production s’est confondue avec le mouvement d’expropriation massive de la paysannerie. Dans beaucoup de passages du Capital ou des Grundrisse, Marx, tout en explicitant les conditions et les effets humains, la considère comme inévitable et même nécessaire. Le passage à une agriculture moderne prenant appui sur l’agronomie des « gentlemen farmers » du 18° et du 19° siècles et sachant recycler ses déchets selon les préceptes de la nouvelle chimie du sol, lui paraît un point de passage incontournable. Et cela, même s’il prend conscience très vite que la soumission de l’agriculture aux rythmes de croissance commandés par l’industrialisation rapide devait bouleverser les métabolismes naturels et commencer le mouvement de fuite en avant où « chaque progrès de l’art d’accroître la fertilité pour un temps, (est) un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité ».
En Angleterre d’abord, puis avec des temps de retard divers dans presque tous les pays, le premier mouvement d’expropriation est suivie d’une phase plus ou moins longue, où paraît se reconstituer une forme nouvelle de maîtrise par les producteurs directs de leurs conditions de production capitalistes (seuls les Etats-Unis font ici, comme dans tant de domaines, exception les premiers et beaucoup plus tôt). Cette maîtrise partiellement retrouvée, sans doute largement en apparence et tout à fait momentanée, se fait dans le cadre d’exploitations capitalistes de dimension moyenne ou d’exploitations paysannes dont les propriétaires ont bénéficié d’une formation agronomique et où peut se pratiquer une agriculture se rapprochant au moins un peu du type de celle décrite idéalement par Berlan, « des innovations résultant d’une intelligence collective, associant savoir faire scientifique et savoir faire paysan pour se prêter ensuite au partage et sachant convaincre la nature de travailler amicalement pour nous » [23] .
Cette maîtrise retrouvée est rendue passagère par le rythme de l’industrialisation et de l’urbanisation et surtout par la nécessité absolue, du point de vue de l’accumulation du capital, que les marchandises entrant de façon centrale dans le coût de reproduction de la force de travail soient aussi bon marché que possible. L’augmentation coûte que coûte de la productivité agricole a deux effets : elle débouche sur ce qui est nommé et critiquée aujourd’hui très hypocritement comme le « productivisme à tous crins »et « l’agriculture polluante ». On fait mine « d’oublier » qu’ils sont le résultat de politiques délibérées, fortement subventionnées, qui ont aussi pour effet de livrer l’agriculture à la très grande industrie agro-chimique, lieu de développement aujourd’hui des biotechnologies. Pas à pas, le cultivateur subit depuis trente ans en Europe (et bien avant aux Etats-Unis) une nouvelle phase d’expropriation. Son point d’achèvement est la mise en place de l’immense dispositif technologique et institutionnel destiné à en finir avec ce qui a toujours semblé un processus immuable, et à interdire aux agriculteurs de semer une partie du grain qu’ils récoltent, tant par la loi internationale (celle de la protection par l’OMC de la brevétabilité du vivant) que par une technique de transgenèse ’ baptisé par Monsanto du nom explicite et maintenant célèbre de Terminator — qui permet de produire un grain (et bientôt d’autres semences) stérile qui ne peut pas se replanter. A moins de la plus forte résistance sociale et politique, le capitalisme sera parvenu au terme de son processus d’expropriation des producteurs et de domination du vivant. Il sera passé de l’expropriation des paysans jusqu’à l’expropriation du droit général des êtres humains de reproduire et bientôt de se reproduire, sans utiliser les techniques brevetées, sans payer son dû à l’industriel, et derrière lui à ses actionnaires et aux marchés boursiers [24] .
2. Ressources naturelles et rente
La clef de la position du capital sur les ressources naturelles a été formulée par Jean-Baptiste Say lorsqu’il dit que les richesses naturelles quine peuvent être « ni multipliées, ni épuisées ne sont pas l’objet de la science économique ». [25] Par là il signifie que le capital ne s’intéresse à une ressource naturelle que dans deux cas. Le premier est lorsqu’elle peut être « multipliée », c’est-à-dire produite avec profit dans le cadre de la valorisation du capital, soit en étant soumise à un processus de transformation ou de prestation de service, soit offerte sur le marché sous forme de substitut industriel (qui sera imposé au besoin contre le vrai produit naturel moyennant des stratégies similaires à celles employés par les groupes de l’agro-chimie pour les hybrides et les OGM). Le second cas est celui de la ressource naturelle, initialement considérée comme inépuisable, dont la raréfaction progressive, sinon les perspectives d’épuisement, en font une ressource qui peut ouvrir des droits à rente à ceux qui en contrôlent l’accès.
Il faut donner à la théorie de la rente le plus grand développement possible et pousser l’analyse de la place faite dans le capitalisme aux rentiers de toutes catégories. La propriété privée du sol et des ressources naturelles agricoles et minières qui lui sont liées, donc la possibilité qui s’ouvre de percevoir un type de revenu ’ la rente ’ dont le propre est d’être fondée sur le seul fait de jouir de la propriété exclusive des ressources en question, sont nées avant le capitalisme. Le rapport qui doit être qualifié objectivement, scientifiquement, de parasitaire (même si ce terme comporte un jugement de valeur), que le propriétaire établit avec les ressources sur lesquelles il est « assis » et avec ceux qui les mettent en valeur par leur travail, lui est bien antérieur. C’était le socle de l’économie rurale à l’époque féodale. Mais l’économie marchande dans sa phase d’expansion mondiale d’abord et le capitalisme ensuite, ont donné à la rente un formidable développement. Il est aisé de comprendre pourquoi. Un système et un mode de domination sociale qui se fondent sur la propriété privée des moyens de production et sur l’argent comme forme de richesse universelle et de puissance sociale, n’ont pas d’autre possibilité que de légitimer la propriété privée sous toutes ses formes.
Passée une courte période de conflit entre les capitalistes et les propriétaires fonciers agricoles (conflit largement circonscrit à la France, avec le démantèlement de la propriété ecclésiastique et l’abolition des droits féodaux, et à l’Angleterre, avec la stigmatisation de la rente dans la théorie de l’accumulation de Ricardo et le différent sur les lois taxant l’importation du blé), le profit a fait la paix avec la rente. La terre agricole a été reconnue comme source de rente, mais aussi les cours et les chutes d’eau exploitables industriellement, les mines de fer, de charbon et de tous les métaux non ferreux, de même plus tard que les gisements de pétrole et aussi les terrains à bâtir et le sol urbain. Une large panoplie de mécanismes ont assuré une osmose entre rente et profit. On est bientôt passé de la subordination de la rente au profit, à son incorporation dans le profit. On voit surgir de multiples configurations de l’interpénétration et de confusion entre rente et profit. Dans le livre III, Marx en examine un cas qui nous intéresse directement, puisqu’il concerne la rente tirée de la propriété de chutes d’eau nécessaires à l’industrie textile ’ rente sur l’eau, une ressource que Say déclarait « gratuite par ce que inépuisable » [26] .
Les mécanismes d’interpénétration de la rente et du profit ont plus tard été consolidés par la montée en puissance de la catégorie de ceux que Marx nomme les capitalistes « passifs », bénéficiaires d’une rente assise sur la possession d’un capital-argent. Comme on sait, on a là un capital dont la valorisation repose sur un droit de propriété (aujourd’hui surtout matérialisé par des actions) ou sur une créance (des titres de la dette notamment) dont son détenteur attend qu’il lui produise un revenu. Marx a analysé les singularités des types de revenu découlant purement et simplement d’un droit de propriété. Il le fait précisément dans le cadre de l’analyse de la rente foncière postérieure à l’avènement du capitalisme. Il la compare aux titres porteurs de la dette publique, et il écrit que comme ceux-ci « Le titre de propriété foncière n’a rien à voir avec le capital qui est investi. Sa valeur est fondée sur une anticipation » [27] . Dans un autre texte, il précise le prix à payer pour cette exigence que s’arroge le rentier : « Une anticipation de l’avenir - une véritable anticipation ne se produit en général dans la production de la richesse que relativement au travailleur et à la terre. Leur avenir à tous deux peutêtre réellement anticipé et dévasté par un surmenage prématuré et l’épuisement, par la perturbation de l’équilibre entre dépenses et rentrées. Cela se produit pour l’un et pour l’autre dans la production capitaliste » [28] .
Avec le mot « épuisement », Marx nous met en présence d’une notion clef. Le propriétaire d’un titre de propriété de terres, de mines, de gisements, mais aussi d’actions et d’obligations, attend que ses rentes tombent. Son seul réflexe relevant de la « rationalité économique » est de faire des évaluations sur le montant et la durée des flux rentiers afin de pouvoir les négocier sur des marchés spécialisés. Un point c’est tout. La relation est parasitaire de façon inhérente. Les idéesd’entretien, de restitution, de gestion dans la durée peuvent s’imposer au propriétaire, ou (cas le plus fréquent) lui être imposées dans certaines circonstances. Elles ne lui viennent pas spontanément. Le penchant naturel du rentier est simplement de jouir des flux de revenus tant qu’ils durent. Le propriétaire d’obligations d’Etat n’a que faire du coût que ceux sur qui pèsent les impôts doivent supporter pour qu’il touche ses intérêts, véritable tribut perpétuel. Le détenteur d’actions n’a que faire du coût supporté par les salariés, tant qu’il peut empocher , grâce au gouvernement d’entreprise fondé sur « la création de valeur pour l’actionnaire » , ses dividendes et plus-values dont le montant est directement proportionnel à la baisse du coût de la force de travail.
Loin de considérer que le comportement des rentiers concerne uniquement la sphère financière, Marx nous dit au contraire qu’ils sont tout à fait présents dans la relation que le capital établit avec les travailleurs et avec la terre. La lutte de classes est venue contenir en partie la tendance à l’épuisement pour les premiers et le progrès scientifique et technologique est venue en partie en repousser certaine effets à plus longue échéance dans le second. Cependant, la victoire emportée par le capital financier dans le cadre de la mondialisation capitaliste issue de la libéralisation et de la déréglementation a donné une formidable impulsion au capitalisme prédateur et à l’appropriation rentière. Les mesures politiques qui visaient à développer les marchés financiers (la « globalisation financière ») ont eu pour objectif d’élargir considérablement la variété des actifs financiers et la diversité des sphères de valorisation du capital rentier au prix d’un épuisement accéléré « du travailleur et de la terre » .
Nous prendrons l’exemple de la transformation des dévastations de la nature en capital porteur de revenus. La dénonciation des désastres par les rapports d’experts scientifiques, les associations écologiques, les mouvements de résistance des populations directement concernées ont conduit les gouvernements et les organisations internationales à se saisir de cette question. Ils l’ont fait avec le souci de permettre à l’accumulation du capital rentier et au mode de consommation fondés sur la destruction écologique de se poursuivre. Ainsi, les politiques néolibérales ont-elles poussé à la création de marchés financiers dont l’objet est d’imposer des droits de propriété sur des éléments vitaux comme l’air, mais aussi la biosphère, qui doivent cesser d’être des ’biens libres’ et devenir des « sphères de valorisation » fondées sur la mise en place de droits de propriété et de « marchés » . Tel est le contenu réel de la transformation de la nature en « capital naturel » par la théorie néoclassique, dont J.M. Harribey a fait une critique serrée [29] . La nature acquiert le statut d’un ’facteur de production’ , elle devient un « capital naturel » dont la combinaison aux autres facteurs, le travail et le capital physique, permet la croissance [30] . Dans ce cadre analytique, l’existence de ce capital repose sur la détermination d’un taux d’actualisation qui permet de calculer la valeur présente d’une chronique de flux de revenus, de la même façon que la dette publique devient un capital par actualisation des flux d’intérêts. La « capitalisation de la nature » [31] n’exprime pas sa ’marchandisation’, elle crée pour les propriétaires de ce capital un nouveau domaine d’accumulation de richesse qui se nourrit de la destruction accélérée des ressources naturelles et dans le cas des « droits à polluer » , d’atteintes sans doute irréversibles à la biosphère.
L’une des dimensions essentielles de la menace que la domination prolongée du capitalisme fait peser sur l’avenir de la ou des société(s) humaine(s) tient au fait que l’accumulation s’est incarnée de façon toujours plus figée dans des industries et des filières et trajectoires technologies déterminées, la plupart sinon toutes à fort effet polluant. Et l’une des expressions majeures de la faiblesse de la pensée critique (ou prétendument telle) notamment de celle qui s’intéresse au « développement soutenable » est de l’accepter. Jean-Marie Harribey conclut son chapitre sur cette notion par le constat suivant, « dans la mesure où la très grande majorité des intervenants sur cette question, acceptent, ou tentent de faire admettre que, que tous les pays de la planète promeuvent encore en leur sein une croissance économique forte et quasiment éternelle, le concept de développement durable n’ouvre pas un nouveau paradigme, mais reste fondamentalement à l’intérieur de celui du développement (entendu comme synonyme de croissance productiviste ». [32] Plus précisément, dirions-nous, ils cherchent (et réussissent en l’absence de toute opposition théorique anti-capitaliste) à faire admettre que les scénarios de développement doivent être construits ’ et ne puissent que l’être ’ en prenant comme base des rapports de propriété et de production inchangés (ou alors changés dans le sens de la réintroduction de la propriété privée comme maintenant c’est le cas pour la Chine) et donc aussi des technologies et des industries largement, sinon complètement, identiques à celles qui caractérisent aujourd’hui les pays capitalistes avancés.
Au niveau conceptuel, l’extension internationale du capitalisme se définit comme l’extension du rapport de production capitaliste, du rapport entre capital et travail salarié. Mais on ne saurait négliger l’incarnation matérielle de cette extension, à savoir l’exportation et de l’implantation mondiales d’industries précises, notamment celles qui sont devenues centrales à l’accumulation comme l’automobile ou la chimie lourde ’ celles précisément qui sont les plus polluantes, soit les plus dangereuses pour la destruction de la biosphère. Au-delà de divergences théoriques et politiques radicales sur d’autres points, à peu près tous les courants se réclamant du marxisme ont privilégié la dimension de la formation dans les pays coloniaux et semi-coloniaux d’une classe ouvrière susceptible de diriger le combat anti-impérialiste débouchant sur le combat pour le socialisme. Ils ont présenté sur le plan de la théorie dudéveloppement, même chez les meilleurs théoriciens comme Charles Bettleheim, essentiellement des variantes de la théorie dominante. Nous ne pouvons plus le faire.
Face à l’impossibilité de continuer à passer au second plan les formes matérielles concrètes du développement (ou même à les taire complètement), il faut revenir vers Marx. Si l’on accepte de procéder à une relecture du Capital à la lumière des problèmes contemporains, on y trouvera les fils conducteurs qu’il offre pour mener l’analyse critique du cours pris par l’évolution de la technologie et de la science. On comprendra à quel point celles-ci ont été façonnées par les objectifs de la domination sociale et du profit, de même qu’on saisira que c’est à des mécanismes de sélection spécifiques qu’on doit les industries précisent qui ont vertébré l’accumulation une fois passée la première phase d’émergence du mode de production.
C’est dans la quatrième section du livre I du Capital, dans les pages qui préparent la transition du chapitre sur la manufacture à celui sur le machinisme et la grande industrie, puis dans les premiers sous-titres de ce chapitre, qu’on trouve tout d’abord deux fils conducteurs d’importance majeure. Le premier est celui du renversement du rapport entre l’ouvrier et l’outil : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la machine (...) les ouvriers sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux ». [33] Le second est l’intégration ou l’absorption de la science par le capital comme instrument de domination chaque fois ou dès que ses applications pratiques sont connues : « les puissances intellectuelles sont transformées en pouvoirs du capital sur le travail » [34] , elles sont appropriées par le capital au point d’en paraître un attribut. On a là la clef, nous semble-t-il, de ce qui a été désigné par les théoriciens de l’Ecole de Francfort ou par le grand juriste philosophe de la technique Jacques Ellul, comme le « mouvement d’autonomisation de la technique » ou encore de constitution d’une « technostructure » placée en surplomb de la société.
Si la technique a pris l’apparence d’une puissance indépendante face à la société, c’est parce qu’elle a d’abord été utilisée à cette fin pour dominer le travailleur sur le lieu de travail et pendant le procès de production, parce que préalablement « le moyen de travail a été dressé comme automate devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et qui pompe sa force de travail » [35] . Le lien avec les questions traitées par l’écologie est un lien direct : « L’économie de moyens collectifs de travail, activée et mûrie comme dans une serre chaude par le système de fabrique, devient entre les mains du capital un système de vols commis sur les conditions vitales de l’ouvrier pendant son travail, sur l’espace, l’air, la lumière (....)". [36]
Ce sont là quelques éléments dont nous espérons qu’ils inciteront à une reprise des recherches sur les mécanismes d’orientation de la science et de la technologie propres au capitalisme. Ils sont bien antérieurs au moment où les budgets militaires de R-D d’abord, puis les budgets colossaux de R-D des groupes de la chimie, de la pharmacie et de l’électronique viendront en orienter sciemment le cours. Le développement de la science et de la technologie n’a jamais été neutre. Derrière « l’autonomie de la recherche" (que le capital financier ne tolère d’ailleurs même plus aujourd’hui comme mythe), il y a toujours eu de puissants mécanismes objectifs (le financement, les modes de récompense du succès) et subjectifs (l’intériorisation des valeurs de la société bourgeoise) qui l’ont orienté selon les ressorts de l’accumulation et la hiérarchie des objectifs du capitalisme.
Pour l’instant, avec le machinisme nous avons seulement abordé la première des deux forces désignées dans l’Idéologie Allemande comme appelées à se transformer de forces destructrices. Il faudrait donc maintenant traiter ce qui se rangerait sous le mot « l’argent », à savoir tout ce qui dans la société bourgeoise cherche à éveiller et constamment nourrir l’individualisme et le sentiment de la propriété privée individuelle et cela contradictoirement aux tendances d’une société qui a socialisé et internationalisé les moyens de production, de communication et d’échange à un degré inouï (il suffit de penser à l’Internet). Cela impliquerait notamment d’examiner la place de la voiture individuelle et le rôle de l’automobile à la fois comme l’un des principaux champs de l’accumulation et l’un des pivots du processus de centralisation et d’oligopolisation du capital, mais aussi de l’appréhender comme instrument de domination sociale. Il nous semble en effet difficile de considérer le fétichisme de l’automobile autrement que comme l’un des compléments, l’une des particularisations les plus répandues du fétichisme de l’argent et de la propriété individuelle, un symbole de la domination idéologique et politique pérenne à laquelle la bourgeoisie aspire.
Aujourd’hui « l’horizon indépassable du capitalisme » a comme corollaire « l’horizon indépassable de l’automobile ». Selon certains calculs, en généralisant à l’ensemble de la population mondiale la consommation moyenne d’énergie des Etats-Unis, les réserves connues de pétrole seraient épuisées en dix-neuf jours. [37] L’ensemble de la population mondiale n’est pas l’objet que visent immédiatement les groupes industriels et financiers des pays de la Triade. En revanche, substituer l’automobile aux transports publics et au vélo pour une fraction même petite (dix pour cent) du milliard cent millions d’habitants de la Chine, est bien, avec l’assentiment de la bureaucratie chinoise et des capitalistes locaux, le but des grands groupes de l’automobile et du pétrole. Atteindre cet objectif leur assurerait peut-être une décennie de « croissance »et donc à leurs actionnaires sur la même période un flux correspondant de dividendes et de plus-values boursières. Ce qui pourrait à son tour fortement aider les marchés boursiers de Wall Street, de Tokyo et d’Europe où ces groupes sont les piliers de la liquidité, à bénéficier de quelques années de plus de stabilité haussière relative.
Nous sommes donc confrontés à l’existence et aux agissements offensifs et défensifs d’un très puissant « bloc d’intérêt » de groupes industriels à forte intensité polluante. Sa constitution est le résultat des mécanismes de centralisation et de concentration du capital qui a donné naissance à la formation de certains des oligopoles mondiaux les plus puissants autour d’industries comme l’automobile et le pétrole. Leur existence même dépend de la pérennité des modes de vie quotidiens (l’automobile et les choix urbains afférents, etc.) ayant les plus forts effets destructeurs des conditions générales de la reproduction de la vie.
C’est dans les fondements des rapports de propriété et de domination capitalistes que se situent les origines de son rapport aux ressources naturelles et à la biosphère. Il ne s’ensuit pas qu’en détruisant ou en endommageant gravement l’environnement naturel, le capital met en péril ses conditions de reproduction et de fonctionnement. Selon notre compréhension, par ces destructions de plus en plus graves et dans certains cas irréversibles, le capital met en péril les conditions de vie, et jusqu’à l’existence même de certaines communautés, voire de certains pays. Mais il ne met pas en péril les siennes. Nous n’adhérons pas à la thèse dite de la « seconde contradiction » pour un ensemble de raisons, au c’ur desquelles se trouve notre interprétation du lieu précis où se situent les seules contradictions qui affectent véritablement le capital. Pour ce qui est des conditions « externes », environnementales, de son fonctionnement le capital, ainsi que les Etats qui étayent sa domination et les classes sociales qui ont partie liée avec lui, ont les moyens aussi bien de faire supporter les conséquences de cette destruction aux classes, communautés et Etats les plus faibles, que de transformer la « gestiondes ressources devenues rares » et la « réparation des dégradations » en champs d’accumulation (en « marchés ») subordonnés ou subsidiaires.
C’est dans sa soif d’appropriation de la plus value, dans les mécanismes qu’il emploie pour tenter de la satisfaire et dans les impasses auxquelles tant ce besoin que les moyens employés pour l’atteindre le conduisent que gisent les contradictions qui font que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même ». [38]
La libéralisation, la déréglementation et la privatisation entreprises à partir de 1978-79, ainsi que les formes précises de la « mondialisation du capital » qu’elles ont engendrées, doivent être considérées comme la manière contemporaine, la dernière en date, sous laquelle s’est de nouveau exprimée la position de Marx, selon laquelle « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser ces limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières » [39] .
La chaîne de contradictions qui dessinent le parcours de la fuite en avant du capital peut être présentée ainsi. Vers 1970, le capital s’est trouvé confronté à une crise dont le fond était (et reste) l’insuffisance de plus value, aussi bien en raison du taux que de la masse produite. La mondialisation du capital, ensemble avec les technologies de l’information et de la communication (les fameuses TIC) lui ont ouvert la voie vers une hausse très forte du taux d’exploitation de la force de travail. L’élévation de la productivité et de l’intensité du travail, moyens « classiques » d’atteindre cet objectif, se conjugue maintenant avec la baisse du coût de reproduction de la force de travail, qui pour une large part donnent sa dimension « historique et morale » à la force de travail. La mise en compétition d’une armée de réserve de centaines de millions d’individus facilite grandement la mise en ouvre de mesures allant dans ce sens. Les pays arriérés du Sud sont incapables d’offrir sur ce plan de réelle résistance, compte tenu du caractère sélectif et limité des besoins du capital. La population peut être laissée aux « lois naturelles », où la reproduction elle-même est mise en cause. Pour l’instant, il en va un peu différemment dans les pays avancés, où l’attaque contre les salariés est passée par la réduction des dépenses publiques affectées à la reproduction du salariat, et par l’investissement par le capital des segments d’activités de santé et de formation qui sont susceptibles de valorisation. Le but de l’AGCS à l’OMC est de faire franchir à ce processus un saut qualitatif.
Et pourtant le capital voit déjà les mêmes « barrières » se dresser de nouveau devant lui. Il ne produit toujours pas assez de plus-value. Le capital ne peut tirer qu’un parti limité de la hausse du taux d’exploitation, parce qu’il ne peut employer au plan mondial qu’une faible fraction de la force de travail qui se présente sur le marché du travail. En sorte que la masse de plus-value créée ne s’est pas accrue (elle le fait sans doute même de moins en moins) dans les mêmes proportions que le taux de plus-value parce que le rythme de l’accumulation est trop faible. Cette situation nouvelle peut s’expliquer ainsi. La libéralisation, la déréglementation et la mondialisation du capital ont vu la montée sans précédent dans son histoire, du point de vue du nombre, de la richesse en niveau nominal de capitalisation et de la force en termes de levier de pouvoir économique et politique, des détenteurs de titres de propriété et de créances, c’est-à-dire de droits à faire valoir en partage de la plus-value. La bourgeoisie financière et les couches sociales qu’elle associe à ce mode de rémunération, disposent de puissants moyens d’appropriation de la plus-value. En raison du poids social et politique de ces classes, ces effets de ponction ont pris, depuis deux décennies, une grande ampleur. Or, du point de vue de la reproduction d’ensemble du capital, la consommation des classes dominantes vient en déduction de la plus-value destinée à être accumulée. On ne saurait donc attribuer à cette consommation le pouvoir d’élever le niveau du taux d’accumulation (à moins de se placer dans une interprétation « sous-consommationniste » des crises selon laquelle la consommation insuffisante des salariés pourrait être compensée par celle d’autres classes) qui permettrait au capitalisme de connaître une phase d’expansion durable.
Ainsi, la nouvelle configuration du partage de la plus value entre revenus financiers et profit réinvesti dans la production (l’accumulation au sens de reproduction élargie) produit-elle un écart important, qui s’apparente à un « effet de ciseaux », entre le taux d’accumulation qui permettrait de tirer tout le parti possible de la hausse du taux d’exploitation d’une part, et la part de plus value qui doit être distribuée pour satisfaire les exigences des détenteurs de titres de propriété et de créances d’autre part. Il faut ici rappeler que Marx voyait dans la bourgeoisie une classe qui avait été « progressive » face aux autres classes dominantes, mais qu’il montrait déjà comment cette classe avait très vite intégré et assimilé le comportement social des autres classes propriétaires que ses économistes stigmatisaient comme des classes parasitaires. Ce comportement était pour lui indissociable de la voie catastrophique pour les salariés à laquelle menaient sa domination et les lois du capital : "après moi le déluge ! telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société » [40] . C’est ce qui s’est passé, sous l’effet d’immenses luttes sociales, mais aussi de rapports politiques entre les classes rendues momentanément favorables aux travailleurs par les déchirements des bourgeoisies entre elles.
Il faut aujourd’hui pleinement apprécier l’interaction entre l’attitude de la bourgeoisie financière et la trajectoire du capitalisme de ces vingt dernières années. La transformation de la destruction de la nature en « champ d’accumulation » pour les propriétaires du capital, la quête de contrôle des processus du vivant par le capital sont les produits délibérés de décisions politiques. Elles sont en même temps, dans une configuration des forces sociales particulières qui est celle de la domination du capital financier, le remède trouvé aux contradictions du mode de production fondé sur la domination du capital. Cette situation indique qu’il faut plus que jamais distinguer entre d’une part l’extension de la domination du capital et des rapports de propriété sur lesquels il est fondé ’ soit au sens strict, l’extension de l’espace de la reproduction des rapports sociaux ’ et d’autre part une augmentation véritable de l’accumulation du capital, c’est-à-dire une reproduction élargie de la valeur créée. Les crises économiques, les guerres, l’élévation à un degré inouï du militarisme dans les pays développés vainqueurs de la seconde guerre mondiale indiquent la façon dont le capitalisme du vingtième siècle (l’impérialisme) a provisoirement surmonté ses contradictions, ses « propres barrières » . Elles se sont à nouveau dressées à la fin des années soixante. Ce sont elles que le capitalisme va chercher à surmonter à la fois par l’accentuation de ses agressions contre les travailleurs et par une exploitation toujours plus forcenée de ses conditions extérieures environnementales.
Le point de vue que les questions écologiques ne peuvent être analysées hors des rapports de propriété, de production et de pouvoir dominants est partagé par ceux qui s’auto-intitulent « écomarxistes ». Ici la contribution la plus significative est celle de J. O’Connor et a comme cadre la théorie des crises. A la différence d’autres auteurs (par exemple T. Weisskopf) il ne considère pas que l’analyse marxiste traditionnelle des crises est obsolète, mais qu’il s’agit de l’enrichir. La « première contradiction » du capitalisme se situe, selon lui, au niveau de la surproduction de marchandises et suraccumulation de capital, c’est celle-ci qui aurait accaparé l’attention de Marx. Aujourd’hui, le capitalisme est confronté à une « seconde contradiction » qui se situe au niveau des « conditions générales de production », dont O’Connor fait selon sa propre expression, une « reconstruction » à partir des écrits de Marx. La définition qu’il en donne est que ces conditions de production, indispensables à l’accumulation, ne « sont pas produites comme marchandises selon la loi de la valeur ou les lois du marché, mais sont traitées par le capital comme si elles étaient des marchandises » [41] . Elles incluent les moyens de communication et infrastructures, les conditions personnelles de production du travailleur, les conditions physiques externes (environnement). Les conditions de production sont le lieu de la « seconde contradiction » : « les coûts du travail, de la nature, des infrastructures et de l’espace augmentent de façon significative, mettant en évidence une seconde contradiction, une crise économique venant du côté de l’offre » [42] . Ces coûts augmentent pour deux raisons : lorsque le capital pour maintenir ses profits dégrade ou ne maintient pas en fonctionnement les infrastructures nécessaires à la production, et lorsque le mouvement social exige le maintien de ses conditions de vie, la protection de l’environnement, etc. La première contradiction est fondée sur une crise de la demande, la seconde sur une crise du côté de l’offre.
Les positions de J. O’Connor expriment une volonté appréciable d’intégration des questions environnementales dans l’analyse marxiste. Elles sont cependant critiquables. Nous nous concentrerons sur le point qui concerne ce qu’il appelle « les conditions de production ». Sa définition est assez proche de celle que Polanyi, auquel il se réfère explicitement, donne des « marchandises fictives » (le travail, la terre, la monnaie) . Or, Polanyi construit sa catégorie de marchandises fictives" parce qu’il réduit le capitalisme à sa seule dimension de marché auto-régulateur, ce qui est implicitement une réfutation de théorie de la valeur-travail. Il est conduit de ce fait à voir dans l’Etat un instrument de protection et de régulation de la société [43] (p180), en passant sous silence son rôle central dans le maintien de la domination de rapports de propriété marchands capitalistes et dans la mise en ’uvre de politique de destruction de la force de travail.
Nous pensons au contraire que dans le cadre du capitalisme, la force de travail est la marchandise par excellence, puisqu’elle est la seule qui produise plus de valeur qu’elle ne coûte. L’objectif des capitalistes a toujours été de réduire son prix, possibilité qui a été décuplée avec la mondialisation du capital et les politiques néolibérales. La dégradation des conditions de santé des salariés justement soulignée par O’Connor ne reflète pas une contradiction, elle est tout au contraire une tentative de faire sauter ce que le capital considère comme une contrainte [44] . Il est vrai que dans certaines circonstances, déjà mentionnées par Marx (les « épidémies qui découlent de la surexploitation), »une réaction de la société contre elle-même" prend la forme de droits sociaux qui limitent le droit à l’exploitation de la main-d’’uvre, et en élève le coût. Mais cette réaction est essentiellement celle des ouvriers eux-mêmes, les forces compulsives du capital ne vont pas dans ce sens
Quant aux moyens de communication, aux infrastructures, que Marx désigne sous le terme de capital fixe immobilisé, ils présentent certes des singularités importantes du point de vue de l’accumulation. C’est un type de capital particulier qui répond à des exigences et des contraintes différentes des autres types de capitaux. Un degré de concentration élevé du capital est nécessaire et celui-ci doit être systématiquement avancé par émissions d’actions et crédit (Engels) , le retour sur investissement y est plus faible et lent. Si on y ajoute un usage mixte, puisque les moyens de transport et de communication servent à la fois de moyens de production, mais aussi de consommation par les ménages, il peut se faire que le capital ne gère pas directement l’exploitation et la confie à l’Etat. Mais tout ceci n’a rien à voir avec une marchandise « fictive » .
Au total, la situation faite à la force de travail, comme aux conditions extérieures de production (la « nature ») ne traduit pas un statut de marchandises fictives, mais au contraire de marchandises dont le coût doit être abaissé sans égard pour leur reproduction. Elle nous confronte au mouvement antagonique d’un mode de production où le développement des forces productives a pour corollaire un processus parallèle de destruction, où l’un des fondements de l’accumulation du capital consiste à réduire les « faux frais », à externaliser et faire prendre en charge par d’autres ce qu’il ne reconnaît que comme des « coûts ». L’anarchie du mode de production capitaliste ne se manifeste pas seulement dans les crises, qui sont les moments paroxystiques de ce processus, elle se manifeste en permanence dans le gaspillage des forces productives, dont le capital essaie de décharger la responsabilité et le coût sur la société. L’exploitation de l’homme et de la nature jusqu’à épuisement ne reflète pas une contradiction du capitalisme, mais l’antagonisme profond entre celui-ci et les besoins de l’humanité. La « crise écologique » est la manifestation de la destruction des forces productives, dont les ressources naturelles, pour les besoins de l’accumulation et dans un contexte aggravé aujourd’hui par la domination du capital financier.
5. L’impérialisme du début du vingt-et-unième siècle
L’attitude des pays capitalistes développés visà-vis des pays anciennement coloniaux ou néocoloniaux indique qu’on est bien au c’ur d’un antagonisme majeur, indissociable de la domination sociale du capital, celui déjà analysé par les théoriciens de l’impérialisme. Toutefois, on va voir qu’avec la mondialisation du capital, les menaces contre les conditions physiques de reproduction de la vie atteignent dans de nombreux pays, voire des régions entières, une dimension bien plus tragique qu’au début du vingtième siècle.
5.1 Un fardeau moins lourd grâce aux « lois naturelles »
On ne peut comprendre l’impasse dans laquelle les pays du « Sud » se trouvent aujourd’hui sans les inscrire dans la longue histoire de la domination impérialiste. Dans le cadre de la division internationale du travail, ces pays, colonisés ou non, ont servi de fournisseur de ressources naturelles pour les groupes industriels des « métropoles ». La conquête de nouveaux marchés et la mise au travail d’une main-d’’uvre surexploitée, utilisée sur place ou importée furent également des moteurs de l’expansion impérialiste du dix-neuvième et début du vingtième siècle. Le mouvement d’indépendance politique qui a fait suite à la seconde guerre mondiale et aux luttes anticolonialistes n’a pas fondamentalement altéré les rapports de domination imposés à la plupart des pays anciennement coloniaux.
Cependant, les années quatre-vingt ont marqué un changement qualitatif dans la situation de la plupart des pays du « Sud ». Le déploiement des groupes multinationaux, le contrôle qu’ils exercent sur les flux de capitaux et de marchandises, la base oligopolistique sur laquelle leurs stratégies reposent et le soutien dont ils ont bénéficié de la part de « leurs » Etats au sein des organisations internationales, ont réduit à néant les espoirs « dévelopementalistes » des années cinquante et soixante. Les mécanismes économiques institutionnalisés mis en place par le capital financier s’identifient de plus en plus à des purs et simples processus de prédation qui détruisent les conditions de reproduction des populations ouvrières, paysannes et toutes celles qui n’ont même plus ce statut. Pour tous les pays, la dette constitue un tribut perpétuel qu’ils ne peuvent continuer à acquitter qu’au prix de la destruction des populations et du pillage des ressources naturelles. La délocalisation des activités industrielles des groupes multinationaux ne concerne qu’une minorité de pays, ceux qui combinent de faibles coûts salariaux et une main-d’’uvre souvent qualifiée, et si possible une demande intérieure d’une dimension importante. Dans d’autres pays, l’exploitation des ressources naturelles reste l’objectif majeur du capital, s’accompagnant aujourd’hui d’une appropriation des processus du vivant par les groupes financiers de la chimie et de la pharmacie.
Le sort assigné aujourd’hui à de nombreux pays dominés, à commencer par ceux d’Afrique est parfois comparé à celui qui était le leur au cours de la phase de domination de l’impérialisme au début du vingtième siècle, lorsque les pays de la métropole cherchaient à protéger leurs colonies et mettaient en place leur mode de domination politique (quoique sous des formes différentes dans l’empire français et le Commonwealth) . Pourtant, la situation est aujourd’hui différente. Les politiques du FMI et de la Banque mondiale, puis les mesures prises dans le cadre de l’OMC n’ont pas seulement conforté les exigences du capital financier, elles ont contribué à la décomposition politique et l’explosion sociale de nombreux pays coloniaux ou semi-coloniaux devenus indépendants. Les dépenses publiques indispensables aux populations (santé, éducation) ou à la simple continuité de l’activité économique (infrastructures) ont été massivement réduites. Ces politiques contribuent à la multiplication des disettes, des famines et des maladies qui exterminent les populations. En Afrique, le continent le plus frappé, les guerres sont à la fois un produit et une composante de la mondialisation du capital [45] . Pour peu qu’on le considère comme un ensemble fonctionnant à l’échelle mondiale, le mode de reproduction du capital n’a que des exigences très sélectives vis-à-vis d’une partie importante des pays du sud . La « loi de Malthus » qui préconisait de tenir la population à la lisière de la disette pour éviter une croissance démographique excessive, est aujourd’hui à l’œuvre par la faim, la maladie, les guerres [46] .
C’est seulement dans le cadre de la mondialisation du capital qu’on peut analyser l’ampleur des désastres écologiques subis par les pays du Sud. C’est aussi d’abord dans ces pays qu’on peut comprendre que la destruction de toute forme de résistance politique des populations est la condition pour que le pillage des ressources naturelles s’amplifie. Telle est une des fonctions remplies par les programme des organisations économiques internationales. Car derrière l’hypocrisie de la compassion avec les populations du Sud, les rapports de ces organisations enfoncent le clou : la solution réside dans la poursuite des politiques néo-libérales au profit des groupes financiers multinationaux et la privatisation des services publics et des infrastructures de base est érigée en objectif prioritaire. Cette conjonction de la remise en cause des conditions d’existence des populations et de la destruction de la nature, flagrante dans les pays dominés, devient corrélation et même causalité dans l’interprétation néolibérale : les populations sont trop pauvres pour s’intéresser à l’environnement. « Trop pauvres pour être verts », selon l’expression de J. Martinez-Alier [47] .
Du point de vue environnemental, un des rôles assignés aux pays du tiers-monde est celui de dépotoir de déchets. Les promoteurs des politiques néo-libérales l’ont non seulement reconnu, mais ont cherché à le théoriser. Dans un rapport qui fit à l’époque l’objet de « fuites » , L. Summers, économiste à la Banque mondiale écrivait : « la mesure du coût nécessaire pour faire face aux conséquences de la pollution sur la santé dépend de l’ampleur de la réduction des coûts induits par une mortalité et une morbidité accrues. De ce point de vue, le la pollution dommageable pour la santé devrait être dans les pays où ces coûts sont les moins élevés, qui sont donc les pays avec les coûts salariaux les plus faibles » [48] . Interprétation libre de la théorie des avantages comparatifs ricardiens, cette analyse sert en fait de support aux politiques qui sont mises en ’uvre à l’échelle internationale. Les accords de Kyoto (1997) sur la réduction de l’effet de serre, dont l’objectif était très modeste (réduction de 6-8% des émissions de CO2 entre 2008 et 2001 du niveau atteint en 1990) ont inscrit une option pour les pays émetteurs qui leur permet d’acheter des « droits à polluer » . Ce cadre analytique et ces accords servent également à justifier la délocalisation des activités polluantes des groupes multinationaux vers les pays du sud.
Nous avons souligné, plus-haut dans ce texte, que l’offensive du capital en direction de l’« expropriation du vivant » marque le terme d’un processus de domination et d’expropriation pluri-séculaire. Sans la remise en cause des rapports sociaux qui fondent cette expropriation, l’exigence de dénonciation des désastres écologiques provoqués par la voracité du « complexe génético-industriel » selon l’expression de Berlan et Lewontin, risque fort d’être dévoyée et des illusions être semées sur la nature des négociations et résolutions internationales. Ainsi la Convention de Rio (1992) parfois présentée comme une étape importante dans la protection de l’écologie planétaire est en fait un vecteur du renforcement des droits du capital sur la nature. Elle reconnaît certes que les paysans et les communautés ont utilisé et conservé les ressources génétiques depuis des temps immémoriaux, mais elle ne leur accorde aucun droit de gestion ou de propriété sur ces ressources. En fait, la conférence a consacré les droits de propriété intellectuelle sur le vivant, entérinant à l’échelle internationale ce que les groupes américains avaient commencé à obtenir dans leur pays dès le début des années quatre-vingt. La Convention de 1992 ouvrait également la voie à la recherche sur de nouvelles ressources génériques qui pourraient présenter un intérêt pharmaceutique. Cette prospection a été qualifiée de biopiraterie légalisée par les ONG. De plus, sous la pression des Etats-Unis, la Convention exclut une partie décisive de ces ressources localisées dans les banques nationales et internationales de gènes, source de profits pour les groupes alimentaires qui vendent les semences. Le ton est donné par l’OCDE :"La préservation des ressources de la biodiversité serait mieux assurée si elles étaient privatisées, plutôt que soumises à un régime de libre accès, dans lequel les utilisateurs pratiqueraient une exploitation à court terme selon le principe un ’premier arrivé, premier servi’ ». C’est dans ce cadre de « régulation par la privatisation », qu’il faut situer les discussions au sein de l’OMC, dont une préfiguration se trouve dans les conséquences sociales et environnementales et sociales désastreuses de l’exemple de l’Accord de Libre-échange Nord-Américain (ALENA) [49] .
Les questions de l’espace et de sa place dans le mode de production capitaliste ont été peu abordées par les marxistes Selon David Harvey, qui prône un « matérialisme historico-géographique » ont toujours privilégié « le temps et l’histoire [au détriment de] l’espace et la géographie » [50] . L’espace comme tel représente en effet une sphère de valorisation pour le capital, qui comporte des singularités (rôle central de la spéculation financière, très longue immobilisation du capital fixe, etc.) qu’il faudrait situer dans l’accumulation et ses contradictions. Ainsi que le soulignait H. Lefebvre « on peut déjà dire de l’espace ce que Marx disait et montrait de chaque chose produite : elle contient et dissimule en tant que chose, des rapports sociaux » [souligné dans le texte] [51] . Il faut cependant se garder de tout réductionnisme économique. L’histoire du capitalisme montre que la bourgeoisie n’a pas construit l’espace en fonction des seules nécessités économiques (la réduction de l’espace par le temps" comme dit Marx) mais avec l’objectif politique d’éviter que la classe ouvrière ne trouve, dans sa concentration spatiale, la force nécessaire au combat pour son émancipation. A cet égard, les technologies de l’information, en facilitant la déconcentration des unités de production, y compris dans les industries où les contraintes techniques semblaient conduire à d’immenses concentrations (automobiles, chimie) , ont affaibli l’organisation collective de salariés et leur capacité de résistance à la mondialisation capitaliste.
Parmi les questions « environnementales » critiques, celle de l’urbanisation massive de la planète est sans doute une des plus frappantes. Le processus a brutalement accéléré après la seconde guerre mondiale. Il est particulier marqué dans les pays anciennement coloniaux [52] . L’urbanisation des dernières décennies est avant tout le résultat de l’expropriation du producteur rural, paysan ou artisan. Elle a été accélérée par le remplacement de cultures vivrières par des productions destinées à l’exportation qui ont créé des situations de pénurie alimentaire dramatique. La « révolution verte » fut un vecteur formidable des exportations de fertilisants, insecticides produits par les groupes agro-chimiques. Elle contribua à accentuer les inégalités entre paysans dans les pays dans lesquels une réforme agraire avait été mise en place pour contenir les mouvements révolutionnaires de la paysannerie [53] .
Le mouvement massif d’exode rural rappelle celui qui eut lieu dans les pays capitalistes avancés au dix-neuvième siècle. Ce serait pourtant une erreur de voir dans la situation actuelle de Sao Paolo, Mexico, Le Caire, Lagos ou Bombay une répétition en plus grand de processus déjà vu dans l’histoire du capitalisme. Il ne suffit pas d’observer que les tragédies sanitaires et environnementales que ces populations connaissent ont un ordre de magnitude bien supérieur à celles décrites par Engels à l’aube du capitalisme de la grande industrie. Il faut dire que ce qui se passe dans les villes du tiers-monde n’est pas le symptôme d’une maladie infantile qui se résorbera avec le développement du capitalisme, mais un produit direct de la mondialisation du capital. En somme, si l’expression de développement inégal et combiné a un sens aujourd’hui, c’est celui de souligner que la domination du capital financier non seulement produit cette situation, mais que sa pérennité interdit toute autre perspective aux populations des immenses mégapoles des pays dominés que la mise en cause de leurs conditions de reproduction [54] . Les exigences des politiques des organisations internationales empêchent la mise en place de mesures d’urgences visant à éviter la multiplication des disettes et épidémies. L’Administration américaine, seule puissance « globale » , est parfaitement consciente des enjeux. Les concentrations de populations sont considérées comme une menace directe contre la sécurité nationale par les experts américains de la défense, parce que privées de tout espoir de trouver un travail, réduites à une situation de détresse extrême, elles risquent de verser dans des mouvements insurrectionnels [55] .
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Tels sont quelques-uns des mécanismes à temps de gestation long, présents dans le capitalisme dès ses origines, sur lesquels il nous paraît nécessaire d’engager une recherche systématique avec l’idée qu’elle nous permettra de mieux comprendre les tendances que la finance et le régime d’accumulation financière poussent à leur extrême. Rappelons que ce sont essentiellement des notes, que nous soumettons ici à la réflexion et au débat critique dans l’attente des éléments qu’ils nous apporteront pour la poursuite du travail.
[1] Université de Paris-Nord, Villetaneuse (chesnaisf aol.com).
[2] Université de Versailles-Saint Quentin (claude.serfati c3ed.uvsq.fr).
[3] Le terme « notes » traduit à la fois le fait que c’est la première fois que nous (les auteurs) abordons ces questions autrement que de façon allusive et que pour cette raison, nous sommes obligés de toucher à un éventail assez large de questions sans les creuser vraiment.
[4] Sur la question du réchauffement climatique et de ses conséquences sociales, cette accélération est l’un des principaux résultats du second rapport de la Commission des Nations Unies
[5] James O’Connor, « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx n° 12, « L’écologie, ce matérialisme historique », Paris, 1992, pp. 30, 36.
[6] Marx, Capital, III, 1, 263.
[7] C’est ce qui est établi avec tout le détail scientifique nécessaire dans J-P. Berlan, (coordinateur et principal auteur), La guerre au vivant, OGM et mystifications scientifiques, Agone, Marseille, 2001.
[8] Sur la place de l’OTAN dans la défense du régime de propriété privée, voir les matériaux rassemblés dans C. Serfati, La mondialisation armée, Textuel, La Discorde, 2001.
[9] Le livre important, d’inspiration marxienne, de Christian DeBresson, sur le changement technique porte presque exclusivement sur ses rapports avec et ses effets sur le travail, ainsi que sur les façons dont les travailleurs peuvent essayer de faire de ce terrain un champ de mobilisation. La question écologique est seulement effleurée. Voir Christian DeBresson, Comprendre le changement technique, Les Presses de l’Université d’Ottawa et les Editions de l’Université de Bruxelles, 1993.
[10] Michael Lowy dans son article, « De Marx à l’écosocialisme », a porté notre attention sur des textes de Walter Benjamin et du militant socialiste autrichien Julius Dickmann datant des années trente. Mais ensuite il faut attendre les années quatre-vingt-dix avec les essais de James O’Connor, de Tiziano Bagarolo(voir« Encore sur marxisme et écologie », Quatrième Internationale, n° 44, Mai-juillet 1992) et des numéros spéciaux de revues américaines, comme Science and Societyet Monthly Review.
[11] Voir notamment Leon Trotsky, Marxism and Science. Il s’agit de deux discours de 1925 et de 1926 publiés en anglais en 1938, avec des avertissements forts dans la courte préface écrite par Trotski, dont il n’a été tenu aucun compte par les organisations trotskistes qui en ont fait un texte de formation. [12] John Belamy Foster, dans Marx’s Ecology : Materialism and Nature, Monthly Review Press, New York, 2000, voudrait que Boukharine ait néanmoins été aussi le seul dirigeant bolchevique à avoir eu quelques intuitions sur l’importance de la biosphère.
[13] Puisque ces textes sont assez systématiquement négligés, ou en tous les cas minorés dans leur contenu analytique de transformation des forces productives en facteurs destructifs, nous nous permettons de recommander la relecture des chapitres X à XV du livre I du Capital.
[14] Ces textes critiques viennent d’être réunis et ré-appréciés par Paul Burkett, Marx and nature. A red and green perspectiveet par John Bellamy Foster, Marx’s Ecology : Materialism and nature, op.cit. [15] La grande industrie et l’agriculture, Capital, livre I, dernière section du chapitre XV.
[16] Dans le Manifeste du Parti Communiste, la formation du « parti » est indissociable de ce mouvement d’auto-organisation. Il ne lui est pas extérieur. Il en l’une des formes.
[17] Capital, livre I, dernière section du chapitre XV
[18] Marx, L’Idéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, p. 67-68.
[19] Marx, Le Capital, livre I, chapitre XXV, paragraphe IV.
[20] C’est la position prise désormais par Michael Lowy, au moins dans le domaine de l’écologie, à la suite de Tiziano Bagarolo (voir note 6 pour les deux références). Notre premier travail théorique sur la transformation de forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives remonte pour l’un de nous (Chesnais) à un article de 1967 dans La Vérité (sous le nom Etienne Laurent). L’article appliquait l’idée au prolétariat, aux crises et au développement de la science sous l’emprise du militarisme et les industries de guerre.
[21] Au sens développé par R. Lewontin et J-P. Berlan ; voir La guerre au vivant, op.cit.
[22] Voir pour une synthèse récente, E.M. Wood, The Origin of Capitalism, Monthly Review Press, 1999.
[23] La guerre au vivant, op.cit.page 47.
[24] Sur toute cette question, il est indispensable de lire La guerre au vivant, op.cit.
[25] J-B. Say, Cours complet d’économie politique pratique, 1840. Nous devons cette citation à J-M. Harribey dans L’économie économe : le développement soutenable par la réduction du temps de travail, L’Harmattan, Paris, 1997, page 93, mais nous en proposons une interprétation différente de la sienne.
[26] Cette discussion se trouve dans la section du livre III du Capital consacrée à la rente foncière, dans le chapitre XXXVIII qui porte le titre parlant de « conversion du surprofit en rente foncière ».
[27] Capital, livre III, chapitre XLVII. Editions Sociales, page 188.
[28] K. Marx, Théories sur les plus-values, Editions sociales, 1976. tome 3, page 359.
[29] Harribey, op.cit.
[30] Les théoriciens néoclassiques sont partagés entre les partisans de la soutenabilité « faible » dans laquelle le capital reproductible (travail et capital physique) et le capital naturel sont substituables dans la fonction de production et les adeptes de la soutenabilité « forte » pour lesquels ils ne le sont pas.
[31] Selon l’expression de M. O’Connor,
[32] Harribey, op.cit.,page 157-158.
[33] Marx, Capital, livre I, chapitre XV, paragraphe IV.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Ibid, fin du paragraphe IV.
[37] M.Mies, « Liberacion del consumo o politizacion de la vida cotidiana », Mentras Tanto, n° 48, Barcelone, 1992, page 73, cité par Michael Lowy (voir référence plus haut).
[38] Marx, Capital, III, chapitre XV, Editions Sociales, tome 6, 263.
[39] Ibid, page 262.
[40] Capital I, section 1, chapitre X, Editions sociales. vol. 1, page 264 (souligné par nous). Aujourd’hui on peut ajouter « Après moi le déluge ! telle est aussi la devise des capitalistes » pour l’eau, l’air, la biosphère, les ressources non ou très lentement renouvelables, etc.
[41] J. O’ Connor, ’Capitalism, Nature, Socialism : a Theoritical Introduction’ , Capitalism, Nature, Socialist, n°1, automne 1988, page 307.
[42] J. O’ Connor ’Is Capitalism Sustainable ? ’ dans M. O’Connor (Edieur) Is Capitalism Sustainable ? Political Economy and the Political Ecology, The Guilford Press, 1994, page 162.
[43] K. Polanyi, La grande transformation ; Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983, page 180.
[44] Dans le traité de l’ALENA les législations sur la santé et l’environnement sont des obstacles au commerce et à la liberté de l’investissement. Des décisions de justice ont imposé cette position au Canada et au Mexique.
[45] C. Serfati, La mondialisation armée, Textuel, La Discorde, 2001
[46] C. Meillassoux, L’économie de la vie, Démographie du travail, Les Cahiers Libres, Edition Page, 1997.
[47] R. Gupta et Martinez-Alier,
[48] « Let them eat pollution » , The Economist, 8 février 1992.
[49] J. Martinez-Alier, Getting Down to Earth : Practical Applications of Ecological Economics, Island Press, Washington, D.C., 1996.
[50] D. Harvey, Justice, Nature and the Geography of Difference, Blackwell, Oxford, 1996.
[51] H. Lefebvre, Espace et politique, Anthropos, 1976 ( 2° édition) , page 110
[52] En 1800, 98% de la population était rurale, la proportion était encore de 70% dans les pays développés et 82% dans les pays du tiers-monde en 1950, elle est aujourd’hui de 55% à l’échelle de la planète (et 25% dans les pays développés) . Entre 1950 et 1990, la population urbaine en Afrique, Asie et Amérique latine vivant dans les villes a augmenté de 300%
[53] Sur la relation entre la « révolution verte » , l’expropriation des paysans et les doctrines malthusianistes, voir Eric B. Bross, The Malthus Factor : Poverty, Politics and Population in Capitalist Development, Zed Books, 1998
[54] C’est pourquoi il est étonnant que D. Harvey après avoir parlé d’un « procès global d’urbanisation capitaliste ou de développement spatio-temporel inégal » écrive que « l’explication du mouvement [d’urbanisation massive dans les pays dominés] ne peut pas en lui-même être attribué à des machinations venant de quelque classe capitaliste organisée » [1996, pages 414-416] .
[55] Voir C. Serfati, La mondialisation armée, chapitre 3.